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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> OGRU v. TURKEY - 19631/12 (Judgment : Violation of Freedom of assembly and association (Freedom of peaceful assembly)) French Text [2017] ECHR 914 (17 October 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/914.html
Cite as: [2017] ECHR 914, CE:ECHR:2017:1017JUD001963112, ECLI:CE:ECHR:2017:1017JUD001963112

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ÖĞRÜ c. TURQUIE

     

    (Requête no 19631/12)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    17 octobre 2017

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Öğrü c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Robert Spano, président,
              Julia Laffranque,
              Ledi Bianku,
              Işıl Karakaş,
              Valeriu Griţco,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 septembre 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 19631/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Adnan Öğrü (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 mars 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me B. Günyeli, avocate à Adana. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Le requérant alléguait une atteinte à ses droits à la liberté d’expression et de réunion, en raison de sa condamnation au paiement d’une amende pour participation à une déclaration publique à la presse.

    4.  Le 5 septembre 2014, la Requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1954 et réside à Adana. À l’époque des faits, il était dirigeant d’une section locale de l’Association des droits de l’homme.

    6.  Le 6 novembre 2009, le préfet d’Adana adopta un arrêté portant réglementation de la tenue des déclarations publiques à la presse dans sa ville, qui, entre autres, interdisait l’organisation de pareils événements à proximité des bâtiments judiciaires.

    7.  Le 13 octobre 2010, le requérant participa à une déclaration publique à la presse organisée devant le palais de justice d’Adana par le syndicat Eğitim-Sen, rattaché à la Kesk (Kamu Emekçileri Sendikaları Konfederasyonu - la Confédération des syndicats des salariés du secteur public).

    8.  Il ressort ce qui suit du procès-verbal d’incident établi par les autorités : le jour en question, vers 12 h 30, la police fut informée d’un attroupement devant le palais de justice ; arrivée sur place, elle observa que quarante-cinq personnes appartenant à la section locale de la KESK s’étaient réunies sur les escaliers de l’entrée du palais de justice ; les manifestants se dispersèrent vers 12 h 45 dans le calme après la lecture d’une déclaration publique à la presse, dans laquelle ils demandaient la création de crèches dans les établissements publics auxquels ils étaient rattachés ; la police releva que les manifestants avaient agi en violation de l’arrêté préfectoral du 6 novembre 2009 et de l’interdiction d’organiser des manifestations dans un périmètre de trente mètres autour du palais de justice.

    9.  Le requérant se vit infliger une amende d’un montant de 143 livres turques ((TRY), soit environ 70 euros (EUR)) sur le fondement de l’article 32 de la loi no 5326 sur les fautes administratives, pour contravention à l’arrêté préfectoral du 6 novembre 2009.

    10.  Le 15 mai 2011, saisi par le requérant d’une opposition, le 1er tribunal de police d’Adana releva que l’intéressé s’était vu infliger une amende en application de la loi susmentionnée et que la fiabilité du procès-verbal n’avait pas été contestée ni remise en question par les éléments de preuve. Il considéra que l’amende était conforme au droit, et il rejeta le recours formé par le requérant.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    11.  Le droit et la pratique internes pertinents sont exposés dans les arrêts Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, (no 4524/06, §§ 17-22, 14 octobre 2014) et Akarsubaşı c. Turquie (no 70396/11, §§ 14-26, 21 juillet 2015).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

    12.  Le requérant allègue que l’amende qui lui a été infligée a porté atteinte à son égard aux droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique garantis par les articles 10 et 11 de la Convention.

    13.  Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle du seul article 11 de la Convention (Akarsubaşı c. Turquie, no 70396/11, § 28, 21 juillet 2015), ainsi libellé :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

    2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

    A.  Sur la recevabilité

    14.  Le Gouvernement soulève une exception tirée de l’absence d’un préjudice important, au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Il indique que le montant de l’amende infligée est de 143 TRY, ce qui ne représenterait pas un préjudice important pour le requérant. Il ajoute qu’aucune mention de l’infliction de l’amende n’est portée sur le casier judiciaire de l’intéressé. Se référant aux décisions Kılıç et autres c. Turquie (no 33162/10, 3 décembre 2013) et Görgün c. Turquie (no 42978/06, 16 septembre 2014), il considère que les deux clauses de sauvegarde de l’article 35 § 3 b) de la Convention ont été respectées en l’espèce, puisque l’affaire aurait été dûment examinée par les tribunaux internes et puisque le respect des droits de l’homme n’exigerait pas un examen au fond de la Requête.

    15.  Le requérant rétorque que, pendant la période considérée, son revenu mensuel était d’environ 750 TRY et que le paiement de l’amende a donc considérablement affecté sa situation financière. Il explique qu’il est retraité et qu’il a fait l’objet d’une procédure d’exécution forcée.

    16.  La Cour rappelle que le critère de recevabilité prévu à l’article 35 § 3 b) de la Convention a été conçu pour favoriser un traitement rapide des Requêtes à caractère futile afin de lui permettre de se concentrer sur sa mission essentielle, qui est d’assurer au niveau européen la protection juridique des droits garantis par la Convention et ses Protocoles (Stefanescu c. Roumanie (déc.), no 11774/04, § 35, 12 avril 2011, et Liga Portuguesa de Futebol Professional c. Portugal (déc.), no 49639/09, § 35, 3 avril 2012). Issue du principe de minimis non curat praetor, la nouvelle condition de recevabilité renvoie à l’idée que la violation d’un droit, quelle que soit sa réalité d’un point de vue strictement juridique, doit atteindre un seuil minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, 1er juillet 2010). Afin de vérifier si la violation d’un droit atteint le seuil minimum de gravité, il y a lieu de prendre en compte notamment les éléments suivants : la nature du droit prétendument violé, la gravité de l’incidence de la violation alléguée dans l’exercice d’un droit et/ou les conséquences éventuelles de la violation sur la situation personnelle du requérant. Dans l’évaluation de ces conséquences, la Cour examinera, en particulier, l’enjeu de la procédure nationale ou son issue (Liga Portuguesa de Futebol Profissional, décision précitée, § 36, et Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 75, 28 octobre 2014).

    17.  En l’espèce, la Cour note que le montant de l’amende litigieuse ne semble pas a priori très élevé. Cela étant, compte tenu des revenus du requérant pendant la période considérée, elle peut aisément admettre que cette amende a impacté de manière importante la situation économique de l’intéressé. Par ailleurs, au-delà de l’aspect financier du litige, il faut noter que le requérant est un activiste des droits de l’homme ; à ce titre, la violation alléguée est susceptible d’avoir de graves incidences dans l’exercice par lui du droit à la liberté de manifestation.

    18.  À la lumière de ce qui précède, et étant donné l’importance cruciale de la liberté de réunion pacifique, qui, à l’instar de la liberté d’expression, constitue un des fondements d’une société démocratique (voir, entre autres, Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, § 5, série A no 139, et, plus récemment, Lashmankin et autres c. Russie, no 57818/09 et 14 autres, § 142, 7 février 2017), la Cour ne saurait conclure que le requérant n’a pas subi un « préjudice important » (Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 34, 10 juillet 2012). Le présent grief ne peut donc être déclaré irrecevable en application de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Aussi la Cour rejette-t-elle l’exception du Gouvernement sur ce point.

    19.  Constatant en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1)  Arguments des parties

    20.  Le requérant soutient que l’État cherche à enserrer les opposants dans un étau économique : d’après lui, de nombreuses personnes ont fait l’objet d’amendes administratives et craignent à présent de participer à des manifestations. Le requérant soutient aussi que la manifestation en cause n’a pas porté atteinte aux droits des tiers et qu’il n’y a pas d’élément démontrant une atteinte à l’ordre public. Il explique que, au cours des déclarations publiques tenues jusqu’à présent à Adana, il n’y a jamais eu de comportements agressifs ou de débordements. Il affirme, contrairement à ce qu’avance le Gouvernement (paragraphe 38 ci-dessous), que le montant de l’amende litigieuse n’est pas symbolique.

    21.  Quant au Gouvernement, il soutient que l’amende infligée poursuivait les buts légitimes de maintien de l’ordre public et de protection des droits et libertés d’autrui, et qu’elle répondait à un « besoin social impérieux ».

    22.  Il indique qu’il n’est pas contraire à l’esprit de l’article 11 de la Convention qu’une Haute Partie contractante puisse soumettre la tenue de réunions à des restrictions quant au lieu. Selon lui, l’objectif visé par la détermination des lieux autorisés et de ceux interdits pour la tenue de déclarations de presse est d’assurer la sécurité des manifestants ainsi que des citoyens non concernés par les manifestations. Le Gouvernement indique aussi qu’il n’y a pas eu en l’espèce d’intervention de la police pour disperser les manifestants, que les autorités ont fait preuve de la tolérance requise envers ces derniers, et que ce n’est qu’a posteriori que les autorités ont infligé une amende au requérant pour avoir agi en violation de l’arrêté préfectoral du 6 novembre 2009. Il ajoute que plusieurs lieux centraux, mentionnés par cet arrêté, sont autorisés aux rassemblements.

    23.  De plus, le Gouvernement estime que le montant de l’amende litigieuse est symbolique et qu’il existe un rapport de proportionnalité entre le but recherché et ce montant. Il soutient que des amendes infligées au requérant ont été annulées et se réfère à cet égard à la décision du 6e tribunal de police d’Adana datée du 19 avril 2010 (paragraphe 24 ci-dessus). Il ajoute que l’amende imposée en l’espèce n’est pas susceptible d’empêcher le requérant d’exercer sa liberté de réunion, et il redit que son montant n’a pas causé un « préjudice important », au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention, à l’intéressé. En conséquence, il considère que l’amende en question n’a pas eu d’effet dissuasif.

    2)  Appréciation de la Cour

    24.  Pour les principes généraux relatifs au droit à la liberté de réunion pacifique, la Cour renvoie à l’arrêt Lashmankin et autres c. Russie (nos 57818/09 et 14 autres, § 412, 7 février 2017).

    25.  La Cour observe que la manifestation objet de la présente Requête a fait l’objet d’un examen dans le cadre de l’affaire Akarsubaşı, précité, dans laquelle elle a conclu à la violation de l’article 11 de la Convention au motif que l’amende infligée à M. Akarsubaşı, pour violation de l’arrêté préfectoral du 6 novembre 2009, ne pouvait passer pour « nécessaire dans une société démocratique » (Akarsubaşı, précité, §§ 46-47). Or, à l’instar de M. Akarsubaşı, le requérant de la présente espèce s’est vu infliger une amende administrative à raison de sa seule participation à la déclaration publique à la presse organisée le 13 octobre 2010 devant le palais de justice d’Adana. Aussi, après examen des circonstances de la présente affaire, la Cour ne voit-elle aucune raison de parvenir à une conclusion différente.

    26.  Partant, elle conclut que l’ingérence à laquelle l’article 32 de la loi no 5326 sur les fautes administratives a donné lieu ne peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 11 de la Convention. En effet, la Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre, d’une part, l’intérêt général commandant la défense de l’ordre public, et, d’autre part, la liberté du requérant de manifester. La condamnation du requérant à une amende ne peut raisonnablement être considérée comme répondant à un « besoin social impérieux ».

    27.  Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    28.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    29.  Le requérant réclame un dédommagement au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi en raison de sa condamnation au paiement de l’amende infligée pour sa participation à la déclaration publique tenue à Adana le 13 octobre 2010. Il demande aussi la réparation du préjudice moral qu’il dit avoir subi, sans le chiffrer.

    30.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

    31.  Eu égard au lien de causalité existant entre la violation de l’article 11 de la Convention et le dommage matériel allégué correspondant à l’amende que le requérant a dû payer (Özbent et autres c. Turquie, nos 56395/08 et 58241/08, § 60, 9 juin 2015), la Cour accorde à ce dernier la somme de 120 EUR pour dommage matériel, correspondant au montant actualisé de l’amende en question.

    32.  S’agissant des prétentions du requérant au titre du préjudice moral, la Cour estime que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par l’intéressé.

    B.  Frais et dépens

    33.  Le requérant demande le remboursement de ses frais et dépens sans les chiffrer ni les justifier.

    34.  Le Gouvernement conteste cette prétention.

    35.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

    La demande du requérant n’étant pas chiffrée et n’ayant pas été justifiée, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’allouer de montant à ce titre.

    C.  Intérêts moratoires

    36.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la Requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

     

    3.  Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 120 EUR (cent vingt euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 octobre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                    Robert Spano
            Greffier                                                                               Président


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