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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> DINCER v. TURKEY - 17843/11 (Judgment : Violation of Freedom of assembly and association) French Text [2018] ECHR 63 (16 January 2018)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/63.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2018:0116JUD001784311, [2018] ECHR 63, CE:ECHR:2018:0116JUD001784311

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE DİNÇER c. TURQUIE

     

    (Requête no 17843/11)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    16 janvier 2018

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Dinçer c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Robert Spano, président,
              Julia Laffranque,
              Ledi Bianku,
              Işıl Karakaş,
              Paul Lemmens,
              Valeriu Griţco,
              Jon Fridrik Kjølbro, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 décembre 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 17843/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Süleyman Dinçer (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 février 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me C. Dumrul, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Le requérant se plaignait essentiellement de l’amende qui lui avait été infligée en raison de sa participation à une manifestation et dénonçait une violation de son droit à la liberté de réunion garanti par l’article 11 de la Convention.

    4.  Le 5 septembre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1960 et réside à Sinop.

    6.  Le 6 août 2004, le préfet de Sinop adopta un arrêté portant réglementation de la tenue des déclarations publiques à la presse dans sa ville, dans le but d’assurer la paix, la sûreté et l’ordre public. Il indiqua que des « zones libres » avaient été constituées pour permettre un déroulement des déclarations publiques à la presse dans un environnement démocratique et sûr, sans perturbation du cours normal de la vie quotidienne des citoyens et sans mise en danger de la paix publique. S’appuyant sur les articles 9 alinéa ç), 11 alinéa c) et 66 de la loi no 5442 sur l’administration des départements, les articles 6 et 22 de la loi no 2911, et l’article 526 de l’ancien code pénal, le préfet interdit la tenue de déclarations publiques à la presse devant les administrations et établissements publics, ainsi que devant les établissements militaires et judiciaires, et il autorisa les organisations non gouvernementales à organiser une déclaration devant leurs locaux. Enfin, s’agissant de l’espace public, le préfet désigna deux endroits situés au centre-ville où la tenue de déclarations publiques à la presse était autorisée : la place Uğur Mumcu et devant le Monument aux morts.

    7.  Le 15 juin 2010, le requérant, fonctionnaire de son état et syndicaliste actif, participa avec une vingtaine de personnes à une déclaration publique à la presse organisée par la Confédération des syndicats des salariés du secteur public devant les locaux du parti au pouvoir, l’AKP (Parti de la justice et du développement), pour manifester contre un projet de loi relatif à la modification de la loi sur les fonctionnaires. Après la lecture de la déclaration publique à la presse, faite entre 12 h 30 et 12 h 45, les manifestants se dispersèrent dans le calme.

     

    8.  Le 26 juin 2010, le requérant se vit infliger une amende d’un montant de 143 livres turques (TRY) sur le fondement de l’article 32 de la loi no 5326 sur les fautes administratives, pour contravention à l’arrêté préfectoral du 6 août 2004.

    9.  Le 15 mai 2011, le tribunal d’instance pénale de Sinop rejeta le recours en opposition formé par le requérant contre la décision portant infliction de l’amende, considérant que celle-ci était conforme au droit.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    10.  Les dispositions pertinentes de la loi no 2911 sur les rassemblements et les défilés publics (« la loi no 2911 » et de la loi no 5326 sur les fautes administratives (« la loi no 5326 ») sont exposés dans l’arrêt Akarsubaşı c. Turquie, no 70396/11, §§ 18 et 24, 21 juillet 2015).

    Avant l’entrée en vigueur de la loi no 5326, les agissements contraires à une injonction étaient réglementés par l’article 526 de l’ancien code pénal.

    11.  Le 11 juin 2004, le ministre de l’Intérieur a adopté une circulaire relative aux déclarations publiques à la presse.

    Il y a indiqué que les déclarations publiques à la presse, organisées sous certaines conditions, devaient être considérées dans le cadre de l’exercice du droit à la liberté d’expression et à la liberté de réunion, qu’à ce titre elles ne relevaient pas de la loi no 2911, et que les forces de l’ordre devaient assurer la sécurité des personnes et des biens ainsi que la protection de l’ordre public lors de ces événements. S’agissant des conditions susmentionnées, le ministre a expliqué que les déclarations publiques à la presse devaient avoir lieu en journée, pour une durée ne dépassant pas une heure, et qu’il était interdit, lors de leur tenue, d’entraver la circulation des véhicules, de causer des dommages à l’environnement, de perturber considérablement le cours normal de la vie quotidienne et de recourir à la violence. Quant au nombre de participants, le ministre a précisé qu’il était limité, pour les personnes morales, à cinq fois le nombre total des membres et suppléants des organes d’administration et de contrôle, et, pour les associations, à cinq fois le nombre des membres et suppléants des organes d’administration et de contrôle tels que prévus par la loi sur les associations (soit quatre-vingts personnes).

    12.  Le ministre a ajouté que, si nécessaire, après avoir analysé les déclarations de presse précédemment organisées dans leurs zones de responsabilité et évalué les impératifs de sécurité, les préfets avaient compétence pour déterminer un périmètre de sécurité autour des institutions et des établissements publics identifiés comme sensibles par eux (la présidence de la République, l’Assemblée nationale, le bureau du Premier ministre, l’état-major, certains bâtiments de l’administration, les partis politiques, etc.), et ce en fonction du nombre de personnes devant participer à la déclaration publique. À cet égard, le ministre a précisé qu’il fallait faire preuve de souplesse dans l’appréciation de manifestations liées à l’utilisation du droit à la liberté d’expression et de réunion, et que les préfets et les forces de l’ordre devaient utiliser leurs compétences en vue d’encourager la société civile et de favoriser son essor.

    III.  LES DOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE ET LES AUTRES DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

    13.  Les passages pertinents en l’espèce du document intitulé « La compilation des avis de la Commission de Venise sur la liberté de réunion », publié par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) le 1er juillet 2014 (CDL-PI(2014)0003), se lisent comme suit :

    “4.2. Restrictions on Place, Time and Manner of holding Assemblies

    Location is one of the key aspects of freedom of assembly. The privilege of the organiser to decide which location fits best for the purpose of the assembly is part of the very essence of freedom of assembly. Assemblies in public spaces should not have to give way to more routine uses of the space, as it has long been recognised that use of public space for an assembly is just as much a legitimate use as any other. Moreover, the purpose of an assembly is often closely linked to a certain location and freedom of assembly includes the right of the assembly to take place within ‘sight and sound’ of its target object ...

    ... the Venice Commission stresses that it is the privilege of the organizer to decide which location fits best, as in order to have a meaningful impact, demonstrations often need to be conducted in certain specific areas in order to attract attention (‘Apellwirkung’, as it is called in German). Respect for the autonomy of the organizer in deciding on the place of the event should be the norm. The State has a duty to facilitate and protect peaceful assembly...

    4.3. Designation by the State authorities of assembly locations

    ... As already mentioned above, all public spaces should be open and available for the purpose of holding assemblies and so, official designation of sites suitable for assemblies inevitably limits the number of public places that may be used for an assembly as it excludes locations that are suitable for assemblies, simply because they have not been designated. The only legitimate restriction on location of an assembly is on site of hazardous areas and facilities which are closed to the public.”

    14.  Les Lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique préparées par le Groupe consultatif sur la liberté de réunion du Bureau pour les institutions démocratiques et les droits de l’homme (BIDDH) de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en consultation avec la Commission de Venise, adoptées le 4 juin 2010 (CDL-AD(2010)020), se lisent comme suit en leurs parties pertinentes en l’espèce :

    « Restrictions imposées avant une réunion (« restrictions préalables »)

    102.  (...) Elles peuvent revêtir la forme de restrictions relatives à « l’heure, le lieu et les modalités » ou d’interdictions généralisées. Cependant, les dispositions législatives de portée générale - interdisant les réunions à des heures ou dans des lieux spécifiques - exigent une justification plus détaillée que les restrictions visant une réunion particulière. Compte tenu de l’impossibilité de prendre en considération les circonstances de chaque cas particulier, l’insertion de ce type de dispositions généralisées dans la législation (et leur application) peut s’avérer disproportionnée à moins de pouvoir prouver l’existence d’un besoin social impérieux. Comme les Juges de Strasbourg l’ont déclaré : « [D]es mesures radicales de nature préventive visant à supprimer la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques - aussi choquants et inacceptables que peuvent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités, et aussi illégitimes les exigences en question puissent-elles être - desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril. (...) »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

    15.  Le requérant allègue que l’amende qui lui a été infligée a porté atteinte à son égard aux droits garantis par les articles 9, 10 et 11 de la Convention.

    16.  Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle du seul article 11 de la Convention (Akarsubaşı c. Turquie, no 70396/11, § 28, 21 juillet 2015), ainsi libellé :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

    2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

    A.  Sur la recevabilité

    17.  Le Gouvernement soulève une exception tirée de l’absence d’un préjudice important, au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Il indique que le montant de l’amende infligée est de 143 TRY, ce qui ne représenterait pas un préjudice important pour le requérant. Il ajoute qu’aucune mention de l’infliction de l’amende n’a été portée sur le casier judiciaire de l’intéressé. Se référant aux décisions Kılıç et autres c. Turquie (no 33162/10, 3 décembre 2013) et Görgün c. Turquie (no 42978/06, 16 septembre 2014), il considère que les deux clauses de sauvegarde de l’article 35 § 3 b) de la Convention ont été respectées en l’espèce.

    18.  La Cour rappelle que le critère de recevabilité prévu à l’article 35 § 3 b) de la Convention a été conçu pour favoriser un traitement rapide des requêtes à caractère futile afin de lui permettre de se concentrer sur sa mission essentielle, qui est d’assurer au niveau européen la protection juridique des droits garantis par la Convention et ses Protocoles (Stefanescu c. Roumanie (déc.), no 11774/04, § 35, 12 avril 2011, et Liga Portuguesa de Futebol Professional c. Portugal (déc.), no 49639/09, § 35, 3 avril 2012). Issue du principe de minimis non curat praetor, la nouvelle condition de recevabilité renvoie à l’idée que la violation d’un droit, quelle que soit sa réalité d’un point de vue strictement juridique, doit atteindre un seuil minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, 1er juillet 2010). Afin de vérifier si la violation d’un droit atteint le seuil minimum de gravité, il y a lieu de prendre en compte notamment les éléments suivants : la nature du droit prétendument violé, la gravité de l’incidence de la violation alléguée dans l’exercice d’un droit et/ou les conséquences éventuelles de la violation sur la situation personnelle du requérant. Dans l’évaluation de ces conséquences, la Cour examinera, en particulier, l’enjeu de la procédure nationale ou son issue (Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 75, 28 octobre 2014).

    19.  En l’espèce, la Cour observe que le montant de l’amende infligée au requérant ne semble pas a priori très élevé. Toutefois au-delà de ce seul aspect financier, il convient de souligner que le requérant est un syndicaliste actif ; à ce titre, la violation alléguée est susceptible d’avoir une incidence considérable dans l’exercice par lui du droit à la liberté de manifestation, dans la mesure où l’amende litigieuse est de nature à le décourager de participer, par peur de sanctions, à d’autres manifestations dans le cadre de ses activités syndicales.

    20.  À la lumière de ce qui précède, et étant donné l’importance cruciale de la liberté de réunion pacifique, qui, à l’instar de la liberté d’expression, constitue un des fondements d’une société démocratique (voir, entre autres, Lashmankin et autres c. Russie, no 57818/09 et 14 autres, § 142, 7 février 2017), la Cour ne saurait conclure que le requérant n’a pas subi un « préjudice important » (Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 34, 10 juillet 2012). Le présent grief ne peut donc être déclaré irrecevable en application de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Aussi la Cour rejette-t-elle l’exception du Gouvernement sur ce point.

    21.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1)  Arguments des parties

    22.  Le requérant soutient que l’arrêté préfectoral a limité de manière arbitraire son droit à la liberté de réunion pacifique. Il expose que la manifestation du 15 juin 2010 était parfaitement pacifique. Il indique que la tenue de la déclaration devant les locaux de l’AKP, le parti au pouvoir, s’expliquait par le but de la manifestation, qui aurait été de contester les actions du gouvernement. Selon lui, l’organisation de cette déclaration en un lieu différent aurait fait perdre tout son sens à la manifestation. Le requérant dénonce la limitation en question en ce qu’elle exclurait toute possibilité de manifester devant les locaux de l’AKP et porterait ainsi atteinte à la substance de son droit à la liberté de réunion pacifique. À cet égard, il indique que le droit à la liberté de réunion couvre le droit de choisir le lieu le plus approprié pour atteindre l’objectif de la manifestation. Il précise que, si les autorités ont laissé la déclaration publique se tenir sans intervenir, vingt participants ont par la suite été condamnés au paiement d’une amende. Il ajoute que cela l’a dissuadé de participer à d’autres manifestations au même endroit.

    23.  Le requérant expose ensuite qu’il est un syndicaliste actif et qu’il vit avec la crainte de se voir infliger une amende administrative pour tout exercice par lui d’un droit garanti par la Convention. Il affirme que le fait d’avoir été sanctionné pour avoir participé à une réunion pacifique constitue une pression sur les syndicalistes actifs, dont lui-même, et que ceux-ci se sentent menacés par l’éventualité de l’infliction d’une sanction.

    24.  Le requérant indique également qu’une manifestation pacifique réunissant une vingtaine de personnes pendant quinze minutes - à l’instar de la manifestation en cause - ne présente pas un danger pour la sécurité et ne perturbe pas la vie quotidienne des citoyens. Il estime donc que la sanction litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique et ne correspondait pas à un besoin social impérieux.

    25.  Le Gouvernement réplique en se référant d’abord à la jurisprudence de la Cour en la matière : il expose que, selon cette jurisprudence, il n’est pas contraire à l’esprit de l’article 11 de la Convention qu’une Haute Partie contractante puisse soumettre la tenue de réunions à une autorisation ou une notification préalable ou bien à des restrictions quant au lieu. Il indique que la Cour a examiné une question similaire dans l’affaire Skiba c. Pologne ((déc.), no 10659/03, 7 juillet 2009). Il ajoute que, selon la jurisprudence de la Cour, lorsqu’une réunion ou un défilé se tient sans notification préalable, et lorsque la police ne disperse pas la manifestation en question et laisse aux manifestants l’occasion d’exprimer leurs opinions, une amende infligée par la suite pour non-respect des exigences légales ne peut être contraire à la Convention.

    26.  Le Gouvernement indique ensuite qu’il n’y a pas eu en l’espèce d’intervention de la police pour disperser les manifestants, et que le requérant s’est vu infliger une amende pour avoir agi en violation de l’arrêté préfectoral.

    27.  Le Gouvernement affirme que la législation mise en œuvre dans le cadre de la présente requête, ainsi que la circulaire ministérielle et l’arrêté préfectoral répondent tous à l’exigence de précision, de clarté et de prévisibilité requise, et qu’ils sont accessibles et compréhensibles. Il soutient que l’amende infligée poursuivait les buts légitimes de maintien de l’ordre public et de protection des droits et libertés d’autrui. Il estime que, en tenant la déclaration de presse en dehors des lieux autorisés pour ce faire, les manifestants - parmi lesquels le requérant - ont causé un désordre dans la vie quotidienne de personnes ne participant pas à la manifestation et voulant utiliser les voies publiques. Il ajoute que la sanction infligée au requérant répondait à un « besoin social impérieux ».

    28.  Le Gouvernement indique encore que, en dépit du déroulement de la manifestation en un lieu non autorisé, le requérant n’a pas rencontré d’empêchement ou n’a pas eu à pâtir d’une intervention des autorités au cours de cet événement. Il ajoute que l’amende infligée a posteriori n’a pas empêché les manifestants d’exprimer librement leurs idées - ce que ceux-ci auraient pu faire - et qu’elle n’avait pas un tel objectif. À cet égard, il affirme que le but de l’ingérence était de rétablir l’ordre public.

    29.  Se référant au montant de l’amende infligée, le Gouvernement soutient qu’il existe un rapport de proportionnalité entre le but recherché et l’amende imposée.

    30.  Le Gouvernement indique ensuite que les autorités nationales n’ont pas été dérangées par les idées exprimées lors de la déclaration et qu’elles n’ont pas adopté un comportement susceptible d’avoir un effet inhibiteur à l’égard du requérant. Il estime que les autorités ont eu une attitude compatible avec leur obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer le déroulement pacifique des manifestations et la sécurité de tous les citoyens.

    31.  Le Gouvernement expose que, en matière d’organisation de manifestations publiques, le recours à des procédures administratives préliminaires est une pratique courante dans les États membres pour ménager un équilibre entre les intérêts concurrents. Il cite l’affaire Éva Molnár c. Hongrie (no 10346/05, § 43, 7 octobre 2008). Il ajoute que l’amende imposée au requérant n’est pas une sanction de nature à empêcher ce dernier d’exercer sa liberté de réunion et répète que son montant n’a pas causé un « préjudice important », au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention, à l’intéressé. Il indique que, en dépit de l’infliction de cette amende, le requérant a participé à plusieurs manifestations et fait usage de son droit à la liberté de réunion sans intervention des autorités. Par conséquent, il considère que l’amende n’a pas eu d’effet dissuasif sur le requérant et qu’il existe une proportionnalité entre le but poursuivi et le moyen employé.

    32.  Se référant à nouveau à l’affaire Éva Molnár (ibidem), le Gouvernement soutient que les autorités ont fait preuve de la tolérance requise envers le requérant quant au droit de ce dernier à la liberté de réunion. Il en conclut que l’infliction d’une amende au requérant n’est pas une pratique susceptible d’avoir restreint, de quelque manière que ce soit, le droit à la liberté de réunion de l’intéressé. Il cite à cet égard l’affaire Skiba (décision précitée).

    2)  Appréciation de la Cour

    33.  La Cour note que le requérant s’est vu infliger l’amende litigieuse en application de l’article 32 de la loi no 5326, qui sanctionne le non-respect des arrêtés réglementaires adoptés par une autorité administrative. Elle estime néanmoins que c’est en réalité l’arrêté préfectoral du 6 août 2004 qui constitue la base légale de l’ingérence en cause, puisque le requérant a été sanctionné pour avoir agi en violation de ce texte.

    34.  La Cour relève que, à travers cet arrêté, le préfet a réglementé la tenue des déclarations publiques à la presse dans la ville de Sinop, en s’appuyant notamment sur l’article 6 de la loi no 2911 : après avoir expressément édicté une interdiction générale quant aux bâtiments publics, le préfet a désigné, dans l’espace public, deux endroits où la tenue de déclarations publiques à la presse était autorisée.

    35.  La Cour note que le préfet a ainsi cantonné la tenue de déclarations publiques à la presse à deux endroits : dès lors, toutes les déclarations organisées en des lieux non autorisés par lui - à l’instar de la manifestation litigieuse - sont considérées comme contraires à l’arrêté et susceptibles d’entraîner l’application d’une sanction aux personnes y participant - tel le requérant.

    36.  La Cour observe qu’il s’agit là d’une restriction à la liberté de réunion généralisée, imposée par l’autorité de réglementation avant même la tenue de l’événement. Elle estime qu’une telle restriction exige, à ce titre, une justification plus détaillée que celle requise pour les restrictions visant une manifestation particulière. Parce qu’elle ne prend pas en considération les circonstances de chaque cas particulier, la mise en place de ce type de restrictions généralisées peut s’avérer disproportionnée, à moins que l’existence d’un besoin social impérieux ne puisse être prouvée. De surcroît, tous les espaces publics devraient en principe être ouverts et disponibles pour la tenue de réunions publiques. La désignation de sites particuliers limite inévitablement le nombre de lieux publics qui peuvent être utilisés pour une manifestation, en excluant ainsi la possibilité d’utiliser des lieux appropriés pour ce type d’événements simplement parce que ceux-ci n’ont pas été désignés par les pouvoirs publics (voir, à cet égard, les avis compilés de la Commission de Venise sur la liberté de réunion et les lignes directrices du BIDDH/OSCE et de la Commission de Venise sur la liberté de réunion pacifique, paragraphes 13-14 ci-dessus).

    37.  La Cour note que le Gouvernement n’a pas allégué l’existence d’incidents survenus par le passé, qui auraient été de nature à porter atteinte à l’ordre public, et qu’il n’a pas non plus fourni des éclaircissements sur les considérations de sécurité qui justifieraient une telle restriction. Le Gouvernement n’a pas non plus expliqué en quoi une mesure générale limitant la tenue de déclarations publiques à la presse à deux emplacements était un moyen plus pratique, pour parvenir à l’objectif légitime visé, qu’une réglementation permettant un examen au cas par cas et ciblant uniquement les déclarations publiques à la presse susceptibles de présenter un danger de désordre (voir, mutatis mutandis, Lashmankin et autres, précité, § 436).

    38.  La Cour relève par ailleurs que la restriction en cause n’a pas fait l’objet d’un examen judiciaire approprié. La portée du contrôle judiciaire réalisé a posteriori, dans le cadre du recours en opposition, a été très limitée : le contrôle en question a consisté à vérifier la légalité apparente de l’amende au regard de l’article 32 de la loi no 5326. La Cour doute du reste que les tribunaux d’instance pénale, saisis d’un recours en opposition contre une décision portant infliction d’une amende administrative, se trouvent dans l’obligation légale d’examiner la question de la nécessité et de la proportionnalité de l’ingérence. Aussi la Cour n’est-elle pas convaincue que le droit du requérant à exercer sa liberté de réunion a été dûment pris en considération lors de l’examen de l’opposition formée par l’intéressé (voir, en ce sens, Novikova et autres c. Russie, nos 25501/07 et 4 autres, §§ 187-188, 26 avril 2016).

    39.  La Cour note en outre que la circonscription des déclarations de presse à certains endroits, telle qu’édictée dans l’arrêté préfectoral du 6 août 2004, va clairement dans un sens contraire à l’esprit de tolérance voulu par la circulaire ministérielle, qui recommande une plus grande liberté en matière d’organisation de déclarations publiques. Si cette circulaire laisse à la discrétion des préfets la possibilité de délimiter un périmètre d’interdiction autour de certains bâtiments, et uniquement si une telle limitation s’avère nécessaire pour des raisons de sécurité (paragraphe 11 ci-dessus), elle ne prévoit pas la circonscription des déclarations à certains endroits.

    40.  Examinant les circonstances de l’espèce, la Cour observe que la manifestation litigieuse s’est déroulée sous la forme de la lecture d’une déclaration publique à la presse, qui a duré tout au plus quinze minutes, avec la participation d’une vingtaine de personnes. Il s’agissait d’une manifestation parfaitement pacifique : à aucun moment, les manifestants n’ont présenté une menace pour l’ordre public. Il n’apparaît pas non plus que, en occupant brièvement la voie publique, les manifestants aient perturbé la circulation. Il n’y a pas eu non plus d’actes hostiles à l’encontre du public ou des personnes entrant dans les locaux de l’AKP ou en sortant.

    41.  S’il est vrai que la limitation litigieuse concerne les déclarations publiques à la presse pouvant être librement organisées, et ne nécessitant donc pas d’être conformes à l’exigence légale de notification préalable, la Cour estime néanmoins que cette seule circonstance ne saurait remettre en question la conclusion à laquelle elle est parvenue. Elle note dans ce contexte que le Gouvernement n’a pas affirmé que la tenue de la manifestation litigieuse aurait pu avoir lieu à l’endroit en cause en l’espèce si la procédure de notification préalable avait été respectée.

    42.  La Cour estime également que l’amende litigieuse est de nature à décourager le requérant de participer à des rassemblements de protestation et de poursuivre son engagement actif dans la vie syndicale, et qu’elle peut aussi avoir un fort potentiel de dissuasion pour d’autres syndicalistes et le public en général, en empêchant ceux-ci d’assister à des manifestations et, plus généralement, de participer à un débat politique ouvert.

    43.  En conséquence, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas démontré de manière convaincante que l’infliction au requérant d’une amende pour avoir participé à une déclaration publique à la presse en un lieu non autorisé était proportionnée aux buts légitimes mentionnés par lui. Dès lors, l’infliction de l’amende litigieuse ne saurait être considérée comme nécessaire au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.

    44.  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 11 de la Convention.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    45.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    46.  Le requérant réclame 5 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il réclame aussi le remboursement du montant de l’amende payé par lui au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi.

    47.  Le Gouvernement conteste les prétentions du requérant.

    48.  En ce qui concerne le préjudice matériel allégué, la Cour accorde au requérant la somme de 60 EUR, correspondant au montant actualisé de l’amende en question (Özbent et autres c. Turquie, nos 56395/08 et 58241/08, § 60, 9 juin 2015).

    49.  S’agissant des prétentions du requérant au titre du préjudice moral, la Cour estime que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par l’intéressé.

    B.  Frais et dépens

    50.  Le requérant demande également le remboursement des frais et dépens engagés devant la Cour. Il fournit une quittance d’honoraires d’un montant de 2 890 livres turques (TRY) et une quittance de 300 TRY correspondant à des frais de traduction.

    51.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

    52.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

    En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 800 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde au requérant.

    C.  Intérêts moratoires

    53.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

     

    3.  Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

     

    4.  Dit,

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  60 EUR (soixante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,

    ii.  800 EUR (huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens,

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 janvier 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                    Robert Spano
            Greffier                                                                               Président

     


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