LINGURAR AND OTHERS v. ROMANIA - 5886/15 (Judgment : Article 3 - Prohibition of torture : Fourth Section Committee) French Text [2018] ECHR 843 (16 October 2018)


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European Court of Human Rights


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/843.html
Cite as: [2018] ECHR 843

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QUATRIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE LINGURAR ET AUTRES c. ROUMANIE

 

(Requête n o 5886/15)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

16 octobre 2018

 

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l'affaire Lingurar et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

Paulo Pinto de Albuquerque, président,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section ,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 septembre 2018,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 5886/15) dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet État, MM. Augustin Lingurar et Trandafir Lăcătuş (« le premier et le deuxième requérants ») et M me Minerva Covaci (« la requérante ») ont saisi la Cour le 18 décembre 2014 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2 . Les requérants ont été représentés par l'organisation non gouvernementale Romano CRISS, ayant son siège à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, M me C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le 12 octobre 2015, les griefs formulés par les requérants sous l'angle des articles 3, 8 et 14 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l'article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. Les requérants, qui appartiennent tous à l'ethnie rom, sont nés respectivement en 1976, en 1986 et en 1985 et résident à Cluj-Napoca.

A. La communauté rom de Pata Rât

5. Les versions des parties divergent quant à la constitution d'une communauté rom près de la décharge d'ordures de la ville de Cluj-Napoca, à l'endroit connu sous le nom de Pata Rât.

1. La version des requérants

6 . Les requérants disent avoir vécu pendant sept ans près de la ville de Cluj-Napoca, dans un endroit nommé Făget. À une date non précisée en 2003, les autorités locales leur auraient demandé de quitter leur campement de Făget et les auraient conduits près de la décharge d'ordures de la ville de Cluj-Napoca, à Pata Rât. Les requérants indiquent qu'une communauté rom, composée de plusieurs dizaines d'habitants, se forma à cet endroit.

7. Ils déclarent y avoir bâti, avec les autres membres de la communauté, des baraques avec des matériaux trouvés dans la décharge d'ordures. Ils ajoutent qu'ils tiraient des revenus de la vente de la ferraille et des déchets de métal récupérés dans la décharge publique et qu'ils vivaient dans des conditions matérielles très précaires.

2. La version du Gouvernement

8. Se fondant sur des informations qui lui auraient été transmises par l'Inspection de la police départementale de Cluj ( Inspectoratul de poliție județean ; « l'IPJ de Cluj »), le Gouvernement soutient que les autorités n'ont jamais transféré la communauté rom de Făget à Pata Rât en 2003. Il indique que, au moment de l'intervention policière du 8 novembre 2005 menée à Pata Rât, aucun des requérants n'avait son domicile enregistré à Cluj-Napoca ou à Pata Rât. Il déclare que le premier requérant n'avait aucun domicile enregistré par les autorités, que le deuxième requérant avait pour domicile enregistré la localité de Recea Cristur et que la requérante avait pour domicile enregistré la localité de Mintiu.

B. Les interventions des autorités dans la communauté de Pata Rât

1. La descente de police du 5 novembre 2005

9 . Au cours de l'année 2005, la police fut saisie d'un nombre croissant de plaintes pénales pour vol formulées par des personnes qui habitaient dans les villages avoisinant Pata Rât. Le 5 novembre 2005, la police d'Apahida fut saisie de trois plaintes pénales pour vol. À la suite d'une enquête sur les lieux des vols, les chiens policiers conduisirent les enquêteurs vers la communauté rom de Pata Rât. Compte tenu de ce fait, la police de Cluj-�Napoca organisa le même jour une descente dans cette communauté.

10 . Lors de cette descente, cinq agents de police se déplacèrent à Pata Rât et constatèrent que seuls quelques femmes et enfants, dont aucun n'avait de papiers d'identité, étaient sur place. Ils retrouvèrent un certain nombre d'objets déclarés volés et interpellèrent L.A. et L.F.T. Ces derniers, qui étaient suspectés de vol, furent arrêtés et, par la suite, renvoyés en jugement du chef de vol. Il ne ressort pas des documents dont la Cour dispose que des armes aient été trouvées sur place.

2. L'intervention policière du 8 novembre 2005

11 . En raison de la découverte de certains biens volés et de la présence d'indices selon lesquels la communauté rom de Pata Rât abritait d'autres personnes suspectées d'avoir commis des infractions de vol (paragraphe 10 ci-dessus), le 7 novembre 2005, l'IPJ de Cluj approuva l'organisation d'une intervention policière avec des effectifs étendus ( cu efective mărite ) à Pata Rât pour le 8 novembre 2005.

12 . Le chef du département de la police rurale près la police de la municipalité de Cluj-Napoca établit le plan de l'intervention. L'objectif de cette action était « de trouver les personnes contre lesquelles des mandats avaient été émis ». Selon ce plan établi au préalable, l'intervention avait été organisée pour : prévenir les vols et d'autres infractions ; identifier les personnes poursuivies au niveau local ou national, identifier les mineurs qui avaient quitté les institutions où ils avaient été placés ou leur famille et qui se trouvaient en situation de vagabondage, identifier les suspects dont les empreintes avaient été relevées lors de la descente de police du 5 novembre 2005, identifier et clarifier la situation des personnes qui ne pouvaient pas justifier leur présence à l'endroit visé par l'intervention, identifier les biens et les animaux volés dans les villages environnants.

13 . Les forces de l'ordre appelées à intervenir étaient les suivantes : trois agents de la police criminelle, sept policiers du détachement de la police d'intervention rapide, trente gendarmes et douze policiers membres des différents bureaux de police de la municipalité de Cluj-Napoca. Selon le plan de l'intervention, l'action devait se dérouler à la décharge d'ordures de Pata Rât « où [étaient] construits les abris et les baraques des Tziganes ». Aucune mention dans le plan d'intervention n'indiquait que les personnes recherchées étaient armées ou dangereuses.

14. L'intervention était organisée selon les articles 2 § 1 et 19 lettres e) et g) de la loi n o 550/2004 concernant l'organisation et le fonctionnement de la gendarmerie roumaine, l'article 26 de la loi n o 218/2002 concernant l'organisation et le fonctionnement de la police et les dispositions pertinentes du code de procédure pénale en vigueur à l'époque des faits (« le CPP »).

15. Le 8 novembre 2005, l'intervention débuta à 6 heures et prit fin à 10 heures. Les gendarmes furent déployés pour encercler la zone où la communauté rom s'était installée. Les policiers entrèrent ensuite dans chaque habitation et firent sortir toutes les personnes qui s'y trouvaient. Les habitants de la communauté refusèrent de quitter leurs maisons. L'opération déclencha un vacarme général. Les hommes, y compris les requérants, furent séparés de leurs femmes et de leurs enfants et furent allongés sur le sol. Certains autres hommes de la communauté furent menottés les uns aux autres.

16. Les requérants refusèrent de quitter leurs maisons et en furent sortis de force par les policiers. Ils indiquent avoir été agressés verbalement, menacés et frappés par les agents de police. Devant les juridictions internes, ils détaillèrent les traitements qu'ils disaient avoir subis de la part de ces derniers.

a) Le premier requérant

17 . Le premier requérant déclara que l'un des agents des forces de l'ordre était entré dans son habitation et l'avait frappé au visage, alors qu'il dormait. Il indiqua avoir été ensuite sorti de sa maison et jeté à terre. Il ajouta que sa fille de neuf ans, qui s'était accrochée à son bras, fut entraînée dans sa chute.

b) Le deuxième requérant

18 . D'après l'enquête interne menée à ce sujet, les policiers demandèrent au deuxième requérant de sortir de son habitation. L'intéressé s'enfuit alors vers l'habitation de son beau-père, échappant aux policiers qui l'avaient auparavant appréhendé. Il entra dans l'habitation de son beau-père et se cacha derrière ce dernier pour échapper aux policiers. Aux dires des agents, le deuxième requérant aurait jeté une casserole contenant un liquide dans leur direction (paragraphes 26 et 34 ci-dessous). La compagne du deuxième requérant aurait pris dans ses bras leur fille âgée de deux ans et aurait menacé de la jeter par terre.

19 . Les policiers réussirent à faire sortir le deuxième requérant de l'habitation en question. Alors qu'il se trouvait par terre avec son enfant en bas âge dans ses bras, près de sa compagne, deux policiers lui demandèrent de les suivre vers l'endroit où les hommes étaient triés. Le deuxième requérant laissa son enfant à sa compagne et partit avec les policiers qui le tenaient chacun par un bras. Après quelque pas, l'un des policiers lui asséna un coup de matraque au niveau de la nuque. Le deuxième requérant tomba par terre et refusa de se relever. Il fut traîné par les policiers jusqu'à l'endroit où les hommes avaient été rassemblés et allongés par terre.

c) La requérante

20 . La requérante indiqua avoir reçu des coups à plusieurs reprises alors qu'elle était enceinte de deux mois. Elle ajouta qu'elle avait été frappée avec une latte, jusqu'à ce que celle-ci se casse, pour le simple fait d'avoir osé demander où était emmené son mari et d'avoir voulu retourner dans sa maison pour récupérer des affaires.

3. La fin de l'intervention policière

21 . Au cours de cette intervention, soixante-quatorze personnes furent retrouvées sur les lieux, dont seule une partie avait des papiers d'identité. Aucune des personnes présentes ne fut en mesure de présenter des documents prouvant sa résidence à Cluj-Napoca. Onze des personnes susmentionnées furent emmenées au siège de la police pour être identifiées et quatre personnes se virent infliger une contravention. Des biens déclarés volés furent retrouvés, à savoir deux cochons, un harnais et des couvertures, des tapis et du linge de lit. Les personnes restées libres, y compris le premier requérant et la requérante, furent renvoyées à leur domicile. Plusieurs suspects furent identifiés et renvoyés ultérieurement en jugement, dont le deuxième requérant.

22. Après avoir fait sortir des baraques toutes les personnes présentes, les policiers y mirent le feu.

23 . Des chaînes locales de télévision étaient présentes lors de cette intervention policière. Les images enregistrées correspondaient aux faits dénoncés par le deuxième requérant et montraient le premier requérant se faire projeter au sol par un agent de police. Une copie de ces images a été versée au dossier de l'affaire devant la Cour.

24. Par un réquisitoire du 1 er mars 2007, le parquet près le tribunal de première instance de Cluj-Napoca renvoya en jugement le deuxième requérant des chefs de recours à une fausse identité et de vol qualifié.

C. La sanction disciplinaire du policier A.A.J.

25. Les images vidéo enregistrées lors de l'intervention policière du 8 novembre 2005 (paragraphe 23 ci-dessus) furent diffusées par les chaînes locales de télévision. Le chef de la police locale fut interrogé par les journalistes sur le comportement des policiers lors de ladite intervention. Il déclara que la force avait été utilisée et qu'une enquête allait être menée.

26 . Le policier qui avait frappé le deuxième requérant fut identifié en la personne d'A.A.J. Une enquête disciplinaire fut ouverte contre lui. Un rapport dressé le 17 novembre 2005 notait que, pour ce qui était du déroulement des faits concernant le deuxième requérant, il n'était pas établi que ce dernier s'était opposé aux ordres des policiers : bien que ceux-ci avaient déclaré que le requérant leur avait jeté une casserole contenant du liquide lorsqu'ils étaient à l'intérieur de l'habitation (paragraphe 18 ci-�dessus), le requérant et son beau-père, interrogés lors de l'enquête, nièrent avoir fait cela ; en outre, il ne ressortait pas des images enregistrées que le requérant s'était opposé aux policiers après avoir été sorti de l'habitation.

27 . La commission de discipline chargée de l'affaire nota que A.A.J. avait frappé le deuxième requérant au motif que celui-ci aurait opposé de la résistance. Après avoir interrogé A.A.J., elle conclut que le fait qui lui était reproché, eu égard à l'impact de la diffusion des images en cause par les chaînes de télévision, constituait une faute disciplinaire, et proposa qu'il soit démis de ses fonctions.

28 . Par une décision du 2 décembre 2005, le chef de l'IPJ de Cluj établit que A.A.J. était responsable de la faute disciplinaire de « comportement inadéquat dans ses fonctions ayant porté atteinte à l'honneur, à la probité professionnelle du policier et au prestige de l'institution » et prononça la sanction suivante à son encontre : « l'ajournement de sa promotion à des grades professionnels [supérieurs] pour une période de deux ans ».

29 . En raison des très bons résultats au travail de A.A.J., par une décision du 20 novembre 2007, le chef de l'IPJ de Cluj le récompensa par la levée de la sanction susmentionnée, à compter du 1 er décembre 2007.

D. La plainte pénale des requérants

30 . Le 21 décembre 2005, les requérants, représentés par un avocat de leur choix, saisirent le parquet près le tribunal de première instance de Cluj-�Napoca d'une plainte pénale contre tous les policiers et gendarmes qui avaient participé aux opérations du 5 et du 8 novembre 2005. Les requérants les accusaient de comportement abusif simple et aggravé en raison des violences verbales qu'ils auraient proférées à leur encontre, de coups et blessures, de menaces et de destruction par incendie, des infractions punies par les articles 250 §§ 1 et 2, 181, 193 et 217 § 4 du code pénal en vigueur à l'époque des faits. À une date non précisée, les requérants complétèrent leur plainte par une accusation de vol aggravé.

31 . Les requérants reprochèrent aux mis en cause d'avoir utilisé la force de manière disproportionnée et de les avoir intimidés et menacés lors des opérations de police organisées les 5 et 8 novembre 2005. Ils ne se plaignirent pas de ce que les autorités internes étaient entrées dans leurs maisons sans avoir un mandat de perquisition.

32 . Les requérants ont été représentés par le même avocat mandaté en leur nom par Romano CRISS (paragraphe 2 ci-dessus) tout au long de la procédure concernant leur plainte pénale (paragraphe 30 ci-dessus).

33. Tous les policiers et les gendarmes qui avaient participé aux opérations furent identifiés.

34 . Le policier A.A.J. fut interrogé. Il déclara que le deuxième requérant n'avait pas obéi à sa sommation, qu'il lui avait lancé une casserole contenant un liquide et que, par la suite, il s'était enfui vers une autre habitation, d'où il fut sorti par des policiers. A.A.J. indiqua que, avec un autre policier, il avait accompagné le requérant vers l'endroit où avaient été rassemblés les hommes. Il admit que, pendant ce trajet, il avait asséné un coup de matraque dans le dos du requérant de manière préventive. Il ajouta qu'il avait été victime en 2004 d'une infraction d'outrage de la part d'un citoyen rom.

35. Des Roms qui se trouvaient à Pata Rât furent interrogés et ils déclarèrent que les policiers les avaient menacés et agressés.

36 . Après plusieurs transferts du dossier entre différents parquets pour déterminer le parquet compétent selon le grade des policiers mis en cause, à une date non précisée en 2007, le dossier fut transféré au parquet près la cour d'appel de Cluj (« le parquet »).

37. Le 22 octobre 2008, se fondant sur l'article 10 § 1 a), d) et f) du CPP, le parquet rendit un non-lieu en faveur de tous les mis en cause pour tous les chefs d'accusation. Il estima que les actions des policiers avaient été légales et conformes aux dispositions applicables en matière d'intervention policière. Concernant le coup porté par A.A.J. au deuxième requérant, le parquet estima qu'il ne constituait pas une infraction au motif que le policier n'avait pas agi intentionnellement. Pour ce qui était des accusations d'agression formulées par les autres requérants, le parquet nota qu'elles n'étaient pas étayées par des certificats médicolégaux, ce qui prouvait selon lui que la force utilisée n'avait pas dépassé les limites légales. Il ajouta qu'il n'y avait aucune information ni indice selon lesquels les agents de l'État avaient commis l'infraction de menaces.

38. Le 28 novembre 2008, le procureur en chef du parquet confirma le non-lieu du 22 octobre 2008.

39. Sur plainte des requérants, par un jugement du 7 avril 2009, la cour d'appel de Cluj confirma le bien-fondé du non-lieu rendu en l'espèce.

40. Les requérants formèrent un recours ( recurs ) contre ce jugement auprès de la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »).

41. Lors de l'audience en recours tenue le 14 octobre 2009 devant la Haute Cour, l'avocat des requérants indiqua que le CD contenant l'enregistrement de l'intervention ne figurait plus au dossier et déclara qu'il avait fait des démarches afin d'en obtenir une nouvelle copie et de la verser au dossier.

42 . Par un arrêt définitif du 14 octobre 2009, se référant à l'article 3 de la Convention, la Haute Cour fit droit au recours des requérants. Elle jugea que, bien que les allégations d'agression physique des requérants n'étaient pas étayées par des certificats médicolégaux, les déclarations des intéressés étaient confortées par celles des autres personnes interrogées. La Haute Cour nota ensuite qu'une partie des actes de l'enquête préliminaire avaient été réalisés par des procureurs militaires qui ne remplissaient pas la condition d'indépendance par rapport aux gendarmes impliqués dans les événements et que le parquet avait repris les actes de l'enquête préliminaire réalisés par les procureurs militaires.

43 . La Haute Cour expliqua que certaines références des autorités à l'honnêteté et au mode de vie des requérants pouvaient être, en l'absence de toute preuve, discriminatoires. Elle considéra que le procureur aurait dû examiner si les agissements des policiers à l'égard des requérants visaient à les humilier et à les rabaisser et si, par leurs effets, ces actes avaient porté atteinte à la dignité des requérants, qui étaient d'ethnie rom.

44 . La Haute Cour renvoya le dossier au parquet, avec les consignes suivantes :

- interroger le journaliste et le caméraman de la chaîne de télévision A., qui avaient assisté aux événements ;

- verser au dossier une copie du reportage réalisé par la chaîne de télévision P. ;

- interroger les policiers dont le nom avait été mentionné ;

- verser au dossier les documents médicaux concernant le premier requérant qui avait déclaré avoir été transporté, à la suite des incidents, à l'hôpital par la représentante d'une association caritative de protection des Roms ;

- réinterroger les parties lésées.

45. Le parquet réalisa une partie des actes d'enquête demandés par la Haute Cour. Le 2 septembre 2011, il rendit un non-lieu en faveur des mis en cause.

46 . Les requérants contestèrent ce non-lieu : ils soutenaient avoir été victimes de violences injustifiées, que l'ampleur de l'intervention policière était disproportionnée par rapport à la réalité des faits et que son objectif était de disperser la communauté rom de Pata Rât. Ils précisèrent également que le non-lieu était mal fondé et indiquèrent que « les forces de l'ordre étaient entrées dans leurs maisons et les avaient perquisitionnées en ignorant les dispositions de l'article 100 du CPP [régissant la procédure en cas de perquisition] ».

47 . Par un jugement définitif du 9 mai 2012, la cour d'appel d'Oradea, à qui l'affaire fut entre-temps transférée, cassa le non-lieu, au motif que ce dernier n'avait pas réalisé tous les actes d'enquête demandés par la Haute Cour. La cour d'appel d'Oradea renvoya le dossier au parquet, avec les consignes suivantes : interroger à nouveau les policiers qui avaient participé aux évènements et les victimes ; interroger le journaliste et le caméraman de la chaîne de télévision A., qui avaient assisté aux événements ; identifier l'hôpital où le premier requérant aurait été soigné le lendemain des évènements et obtenir les documents médicaux pertinents le concernant.

48. Le parquet ouvrit des poursuites pénales contre A.A.J. du chef de comportement abusif et des poursuites pénales in rem pour tous les chefs d'accusation invoqués par les requérants. Interrogés, le journaliste et le caméraman de la chaîne de télévision A. déclarèrent que « l'intervention policière s'était déroulée normalement, sans comportement abusif des forces de l'ordre. » Le caméraman ajouta que le deuxième requérant avait été frappé avec une matraque après avoir refusé d'obéir aux ordres des policiers.

49. L'hôpital des urgences et l'hôpital clinique de Cluj-Napoca, interrogés sur les soins médicaux fournis au premier requérant, informèrent le parquet que ce dernier ne figurait pas sur la liste des personnes soignées dans leurs établissements.

50. Les policiers mentionnés par la Haute Cour et les requérants furent interrogés.

51. Le parquet indiqua que les gendarmes ayant participé à l'intervention policière n'étaient pas entrés en contact avec les requérants, étant donné que leur mission était d'encercler la zone, à une distance de quelques centaines de mètres des baraques des requérants.

52 . Le 27 juin 2013, se fondant sur l'article 10 § 1 a) et d) du CPP, le parquet cessa les poursuites pénales contre A.A.J., classa sans suite les poursuites pénales engagées in rem et rendit un non-lieu en faveur de tous les mis en cause.

53 . Le parquet constata que, compte tenu de la manière dont l'intervention policière s'était déroulée - « très tôt le matin, quand il faisait encore nuit, dans un endroit à l'égard duquel il n'y avait pas d'informations suffisantes quant au nombre de personnes présentes, à l'identité et à la position exacte de celles-ci, ni d'informations selon lesquelles les personnes présentes pouvaient être armées et dangereuses » - et de la personne de A.A.J, « victime [auparavant] d'un outrage, ayant peur d'être à nouveau attaqué », il était évident que celui-ci avait agi sans avoir conscience d'avoir eu un comportement abusif. Le parquet constata que, en tout état de cause, le comportement de A.A.J. avait été sanctionné par une sanction disciplinaire (paragraphe 28 ci-dessus) et que, compte tenu du temps écoulé depuis la commission des faits, sa responsabilité pénale était prescrite.

54 . Les requérants formèrent une plainte contre ce non-lieu auprès du procureur en chef du parquet. Ils dénoncèrent l'utilisation injustifiée d'une force disproportionnée lors de l'intervention policière en cause. Le premier requérant indiqua qu'il était visible sur l'enregistrement vidéo versé au dossier qu'il avait été jeté par terre par un policier. Le deuxième requérant exposa que la violence utilisée à son égard par A.A.J. n'était aucunement justifiée par son comportement. Les requérants présentèrent dans leur plainte un point intitulé « la justification de la violence » dans lequel l'un des arguments était tiré de « la légitimité de l'entrée dans leurs maisons ; le problème du mandat de perquisition ». Ils dénonçaient dans le cadre de ce sous-titre le comportement des agents de l'État qui, selon eux, étaient entrés dans leurs maisons sans mandat de perquisition.

55. Par une décision du 24 juillet 2013, le procureur en chef du parquet confirma le non-lieu du 27 juin 2013 (paragraphe 52 ci-dessus).

56 . Les requérants saisirent la cour d'appel d'Oradea d'une plainte contre la décision du parquet du 27 juin 2013 (paragraphe 52 ci-dessus). Ils réitéraient leurs arguments concernant l'absence de proportionnalité de la force utilisée et l'absence de preuve quant au fait que les membres de la communauté rom étaient « armés et dangereux ». Dans la partie de leur plainte intitulée « La cause et le but de l'intervention policière », ils contestaient les buts de l'intervention du 8 novembre 2008. Ils indiquaient à cet égard que, malgré le but de prévention des infractions, « les autorités ne s'étaient pas souciées d'obtenir un mandat de perquisition pour entrer dans leurs maisons ». Ils soutenaient ensuite que l'intervention avait eu pour but d'éradiquer la communauté des Roms de Pata Rât.

57 . Par un jugement définitif du 5 juin 2014, la cour d'appel d'Oradea rejeta la plainte des requérants et confirma le non-lieu rendu dans l'affaire.

58. Pour ce faire, elle constata d'abord que le parquet s'était conformé aux instructions données par la Haute Cour (paragraphe 44 ci-dessus).

59 . Elle indiqua ensuite que les interventions des 5 et 8 novembre 2005 s'étaient déroulées selon des plans légalement approuvés et que leurs buts étaient d'identifier les personnes qui ne pouvaient justifier leur présence à Pata Rât et d'interpeller des suspects, buts confirmés, d'ailleurs, par les résultats de l'intervention (paragraphe 21 ci-dessus). Elle nota que les autorités avaient fait usage de la force dans le respect des dispositions légales, à l'exception d'A.A.J., qui avait été sanctionné par voie disciplinaire à cause de son comportement envers le deuxième requérant. Elle constata que les autres requérants n'avaient pas présenté de certificats médicaux pour étayer leurs allégations de mauvais traitements.

60 . La cour d'appel d'Oradea tint ensuite le raisonnement suivant :

« Il convient de noter que les forces de l'ordre détenaient des renseignements selon lesquels les citoyens roms de Pata Rât étaient agressifs et armés ; à cause de cela, elles ont agi avec une grande précaution lors de l'interpellation des hommes qui ont été soumis à une fouille, menottés et conduits dans le camion de la gendarmerie ; cependant, les Roms de la communauté étaient devenus très agités et ils avaient commencé à crier lorsqu'ils avaient vu agir les policiers ; ils ont eu un comportement hostile [qui s'est traduit] par le lancement d'objets et la profération des menaces, comme [celle de maltraiter] leurs propres enfants.

Il convient de constater que le policier A.A.J. (...) a demandé à Lăcătuş Trandafir [le deuxième requérant] (...) de se déplacer vers l'endroit où les hommes étaient triés et lui a asséné un coup de matraque afin de l'intimider, au motif que [Lăcătuş Trandafir] n'avait pas répondu à sa demande et s'était enfui en essayant de se cacher ; [le] comportement [de A.A.J.], comparé à l'ampleur de l'action organisée par les forces de l'ordre et au grand nombre des personnes trouvées sur place, à savoir soixante-quatorze, ne réunit pas les éléments constitutifs de l'infraction de comportement abusif, prévu par l'article 250 alinéa 3 du code pénal.

(...)

Le tribunal considère que, une fois la présence des suspects confirmée au sein de la communauté rom, ces derniers, même s'ils n'ont rien à voir avec la commission d'infractions contre le patrimoine ou de délits d'une autre nature, s'exposent de manière consciente aux actions qui seront déployées par les forces de l'ordre et qui visent à supprimer la délinquance, avec toutes les conséquences qu'implique ce type d'intervention urgente et en force des agents de police. À la suite de ces actions, il est difficile d'identifier ou de mesurer une certaine proportion entre les actions des agents de l'État et le comportement de chacune des personnes lésées séparément ; parmi ces derniers, certains s'étaient enfuis et les autres avaient fait preuve d'agressivité ; toutefois, compte tenu de l'ampleur des interventions policières, de la zone visée, du nombre des personnes impliquées dans les deux camps, de l'absence d'actes médicaux [à la suite de] l'atteinte à l'intégrité corporelle [alléguée] et de l'identification de plusieurs personnes suspectées et des biens volés, il convient de conclure que, en l'espèce, un équilibre juste et raisonnable a été gardé dans le rétablissement de l'ordre, action qui ne pouvait se réaliser que par une action rapide et en force des organes de police.

(...)

La cour d'appel considère qu'il n'est pas nécessaire de faire des commentaires supplémentaires sur la motivation retenue dans le non-lieu concernant le harcèlement des représentants des autorités publiques avec des plaintes pénales ; l'instruction de la présente affaire et toute la procédure qui a suivi est une preuve de plus que les requérants n'ont pas subi de discrimination concernant l'accès libre et effectif à la justice sans lequel l'État de droit ne peut pas fonctionner (...). »

II. LE DROIT INTERNE ET LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

61. Le droit interne pertinent concernant l'intervention des forces spéciales ainsi que les documents pertinents émanant du Conseil de l'Europe sont présentés dans l'affaire Ciorcan et autres c. Roumanie , (n os 29414/09et 44841/09, §§ 71-72 et 77-80, 27 janvier 2015).

62. Conformément aux dispositions de l'article 31 de la loi n o 218/2002 sur l'organisation de la police roumaine, la police pouvait procéder à des interventions lorsqu'il y avait des indices quant à la perpétration d'infractions, à l'existence de biens provenant d'infractions ou à la présence de personnes recherchées par les autorités.

63. Le règlement n o 115 du 10 août 2001 concernant l'exécution des mesures et des activités de la police définissait l'intervention policière comme un ensemble d'actions visant à identifier les personnes suspectées d'avoir commis des infractions et à appréhender les personnes poursuivies, avec la participation d'un nombre important de policiers et de représentants des autres institutions publiques. L'intervention policière pouvait être d'envergure ( razia totală ) ou limitée ( razia parţială ) . Selon l'article 106 de ce règlement, l'intervention policière d'envergure était menée sur une localité entière et pouvait concerner la totalité des problèmes relevant de la compétence de la police. L'intervention policière limitée ciblait des activités spécifiques à un certain quartier ou à une certaine zone et concernait seulement certaines des actions relevant de la compétence de la police. L'intervention policière d'envergure impliquait l'encerclement de la zone visée et le contrôle et l'identification de toutes les personnes retrouvées dans ce périmètre. Une intervention limitée supposait de placer les agents de la police dans certains endroits ou autour de la zone visée dans son entier et d'intercepter seulement certaines catégories de personnes ou de véhicules qui entraient ou sortaient de la zone.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

64. Les requérants se plaignent d'avoir été soumis à des mauvais traitements par les agents de l'État lors des événements des 5 et 8 novembre 2005 et de ne pas avoir bénéficié d'une enquête effective à la suite de la plainte déposée par eux contre ces derniers.

Ils invoquent l'article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur l'exception tirée de l'inapplicabilité de l'article 3 de la Convention

65. Le Gouvernement indique que les requérants n'ont pas indiqué avoir subi des lésions lors de la descente de police du 5 novembre 2005. En outre, selon lui, le premier requérant et la requérante n'ont présenté aucun document médical attestant de l'existence de lésions sur leur personne à la suite de l'intervention policière du 8 novembre 2005.

66. Les requérants soutiennent que leurs allégations de mauvais traitements ont été corroborées par des déclarations de témoins et, surtout, par l'enregistrement réalisé par les journalistes lors de l'intervention policière en cause (paragraphe 23 ci-dessus).

67 . Se référant à sa jurisprudence concernant l'établissement des faits allégués en matière de mauvais traitements ( Selmouni c. France [GC], n o 25803/94, § 88, CEDH 1999-V, et Melinte c. Roumanie , n o 43247/02, § 34, 9 novembre 2006), la Cour relève d'abord que, pour ce qui est de la descente de police du 5 novembre 2005, aucun des requérants n'a présenté de documents attestant des lésions dont ils disaient avoir été victimes lors de celle-ci. Il s'ensuit que le grief présenté par les requérants concernant l'opération du 5 novembre 2005 est manifestement mal fondé et qu'il doit être rejeté, en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

68 . Pour ce qui est de l'intervention policière du 8 novembre 2005, la Cour note que la requérante n'a produit aucun commencement de preuve qui aurait rendu plausibles ses allégations de mauvais traitements (paragraphe 20 ci-dessus). De même, elle constate, concernant l'état de grossesse allégué par la requérante, qu'aucun document médical antérieur ou postérieur à l'incident ne mentionne que l'intéressée était enceinte. Elle relève également, concernant l'allégation du premier requérant relative au coup qu'il aurait reçu au visage (paragraphe 17 ci-dessus), qu'aucun document médical ni enregistrement susceptible de prouver que ce fait avait eu lieu n'a été présenté (voir, mutatis mutandis , Melinte , précité, § 35). Il s'ensuit que le grief présenté par la requérante et celui présenté par le premier requérant dans sa partie concernant son allégation relative au coup qu'il aurait reçu au visage sont manifestement mal fondés et qu'ils doivent être rejetés, en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

69. Toutefois, eu égard aux allégations du premier requérant selon lesquelles il avait été jeté à terre par un agent de l'État (paragraphe 17 ci-�dessus), la Cour estime que celles-ci sont prouvées par les images enregistrées versées au dossier (paragraphe 23 ci-dessus). Dès lors, il convient de rejeter l'exception du Gouvernement pour autant qu'elle concerne les allégations du premier requérant précitées.

2. Sur l'exception tirée de l'absence de qualité de victime du deuxième requérant

70. Le Gouvernement considère que, compte tenu de la sanction disciplinaire infligée à A.A.J. par la décision du 2 décembre 2005 (paragraphe 28 ci-dessus), le deuxième requérant ne devrait plus pouvoir se prétendre victime d'une violation de l'article 3 de la Convention.

71. Le deuxième requérant n'a pas présenté d'observations sur ce point.

72. La Cour renvoie aux principes bien établis en matière de perte de qualité de victime pour une allégation de méconnaissance de l'article 3 de la Convention présentés dans l'affaire Gäfgen c. Allemagne ([GC], n o 22978/05, §§ 115-119, CEDH 2010). En application de ces principes, elle se doit de rechercher d'abord si, en l'espèce, les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, la violation de la Convention. Elle observe à cet égard que, dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre A.A.J., les autorités internes ont décidé que le comportement de celui-ci, malgré un usage illégal de la force (paragraphe 59 ci-dessus), ne constituait pas une infraction et qu'il était justifié dans le contexte de l'intervention policière du 8 novembre 2005 (paragraphes 53 et 60 ci-dessus).

73. La Cour constate ensuite que, dans la cadre de l'enquête disciplinaire, les autorités ont établi que A.A.J. avait frappé le deuxième requérant. Cela étant, elle observe qu'elles n'ont pas examiné dans le cadre de cette enquête si le comportement de A.A.J. avait constitué un traitement contraire à l'article 3 de la Convention ou au droit interne prohibant la torture et les mauvais traitements (paragraphes 27 et 28 ci-�dessus ; voir, a contrario , Gäfgen , précité, § 120). Elle note que, à la suite de cette enquête, A.A.J. a été sanctionné pour « comportement inadéquat dans ses fonctions qui a porté atteinte à l'honneur, à la probité professionnelle du policier et au prestige de l'institution » (paragraphe 28 ci-dessus). Dès lors, elle n'est pas convaincue que les autorités internes appelées à examiner le comportement de A.A.J. à l'égard du deuxième requérant, dans le cadre de l'enquête disciplinaire, ont reconnu au moins implicitement et sans équivoque que le coup en cause avait méconnu l'article 3 de la Convention.

74. Qui plus est, la Cour estime qu'il n'y a pas eu en l'espèce une réparation adéquate et suffisante pour une telle violation compte tenu de la manière dont l'enquête a été menée (voir, pour ce qui est des critères pour déterminer si la réparation est adéquate et suffisante en cas de méconnaissance de l'article 3 de la Convention et pour déterminer si l'enquête était approfondie et effective, Gäfgen , précité, §§ 116 et 121). À cet égard, la Cour relève que, en l'espèce, bien qu'une enquête pénale a été ouverte promptement à la suite de la plainte déposée le 21 décembre 2005 par les requérants (paragraphe 30 ci-dessus), cette enquête n'a été finalisée que huit ans et cinq mois environ après l'incident en cause, par le jugement définitif du 5 juin 2014 (paragraphe 57 ci-dessus). De l'avis de la Cour, une telle enquête n'a pas été suffisamment prompte et diligente pour répondre aux normes de la Convention. En outre, aucune sanction pénale n'a été prise contre A.A.J. (paragraphe 60 ci-dessus). En ce qui concerne la sanction disciplinaire qui a été infligée à ce dernier, la Cour relève que celle-ci prévoyait que l'intéressé ne pouvait faire l'objet d'une promotion à un grade supérieur pendant une période de deux ans. Elle constate que cette sanction a par la suite été levée avant même que les deux années ne soient écoulées et alors que l'enquête pénale dirigée contre A.A.J. était toujours pendante (paragraphe 29 ci-dessus). Elle rappelle à ce propos avoir dit de manière réitérée que, lorsque des agents de l'État sont inculpés d'infractions impliquant des mauvais traitements, il importe qu'ils soient suspendus de leurs fonctions pendant l'instruction ou le procès et en soient démis en cas de condamnation (voir, par exemple, Abdülsamet Yaman c. Turquie , n o 32446/96, § 55, 2 novembre 2004, Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie , n o 7888/03, § 63, 20 décembre 2007, et Ali et Ayşe Duran c. Turquie , n o 42942/02, § 64, 8 avril 2008). Dans ce contexte, la Cour considère que la sanction disciplinaire infligée à A.A.J. n'a pas l'effet dissuasif nécessaire pour prévenir d'autres transgressions de l'interdiction de mauvais traitements dans des situations comparables susceptibles de se présenter à l'avenir.

75. Compte tenu de ces éléments, la Cour ne saurait conclure que la sanction disciplinaire infligée à A.A.J. et l'enquête pénale ont constitué une réparation adéquate et suffisante de nature à priver le deuxième requérant de sa qualité de victime d'une violation de l'article 3 de la Convention.

76. Partant, il convient de rejeter cette exception du Gouvernement.

3. Sur l'exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes concernant le deuxième requérant

77. Le Gouvernement soutient que, en se fondant sur la décision du 2 décembre 2005 (paragraphe 28 ci-dessus), le deuxième requérant aurait pu engager une action en responsabilité civile délictuelle contre A.A.J. pour solliciter l'octroi de dédommagements pour les préjudices causés par la conduite de ce dernier.

78. Le deuxième requérant n'a pas présenté d'observations sur ce point.

79. La Cour renvoie aux principes déjà bien établis en matière d'épuisement des voies de recours internes présentés dans l'affaire Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], n os 10865/09et 2 autres, §§ 220-229, CEDH 2014 (extraits)). Plus particulièrement, il convient de rappeler que, en cas de mauvais traitement délibéré, l'octroi d'une indemnité à la victime ne suffit pas à réparer la violation de l'article 3 de la Convention ( Gäfgen , précité, § 119).

80. En l'espèce, la Cour note d'une part que, dans la décision du 2 décembre 2005 mise en avant par le Gouvernement, le chef de l'IPJ de Cluj n'a pas examiné si le fait reproché à A.A.J. était contraire à l'article 3 de la Convention (paragraphe 28 ci-dessus) et, d'autre part, que l'enquête pénale a exempté ce dernier de toute responsabilité pénale. Compte tenu de ces constats et du fait que le deuxième requérant dénonce aussi devant elle l'absence d'enquête effective de la part des autorités internes sur ses allégations de mauvais traitements, elle considère qu'une action en responsabilité civile délictuelle n'aurait pas été suffisante pour remédier au grief de l'intéressé. Dès lors, celui-ci n'était pas tenu d'épuiser la voie de recours indiquée par le Gouvernement.

81. Partant, il convient de rejeter cette exception.

4. Conclusion

82 . Constatant que le grief présenté par le premier requérant concernant le fait d'avoir été jeté à terre par un agent de l'État lors de l'intervention policière du 8 novembre 2005 ainsi que le grief présenté par le deuxième requérant ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Sur les allégations de mauvais traitements

a) Arguments des parties

83 . Le Gouvernement soutient que le policier A.A.J. a frappé le deuxième requérant à la suite d'une erreur quant à l'évaluation du danger potentiel et de la proportionnalité de la force à utiliser. Pour ce qui est du premier requérant, il renvoie aux conclusions de l'enquête interne qui a établi que ni les allégations d'agression physique ni celles concernant les menaces qu'auraient proférées les agents de l'État n'étaient prouvées. Pour ce qui est de l'organisation de l'intervention policière, le Gouvernement indique que l'enquête interne a conclu que les policiers avaient agi dans le respect des dispositions légales et que l'utilisation de la force, le cas échéant, avait été rendue nécessaire par le comportement des personnes habitant à Pata Rât.

84. Les requérants estiment que la force déployée à leur encontre ainsi qu'à l'encontre de la communauté rom de Pata Rât n'était aucunement nécessaire ni justifiée par leur comportement.

b) Appréciation de la Cour

85. La Cour renvoie aux principes généraux applicables quant au volet matériel de l'article 3 de la Convention, qu'elle a réitérés dans l'arrêt Bouyid c. Belgique ([GC], n o 23380/09, §§ 81-90, CEDH 2015).

86. La Cour a déjà énoncé que, lorsqu'un individu se trouve confronté à des agents des forces de l'ordre, l'utilisation à son égard de la force physique alors qu'elle n'est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l'article 3 de la Convention (voir, notamment, Bouyid , précité, § 88, Tekin c. Turquie , arrêt du 9 juin 1998, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1998-�IV, et Güzel Şahin et autres c. Turquie , n o 68263/01, § 46, 21 décembre 2006).

i. Quant au premier requérant

87. La Cour note qu'il ressort de l'enregistrement vidéo versé au dossier (paragraphe 23 ci-dessus) que le premier requérant a été sorti de sa maison et projeté au sol par un agent de police. Elle considère que le fait de se voir jeter à terre par un agent de l'État porte atteinte à la dignité humaine et peut tomber, en principe, sous le coup de l'article 3 de la Convention ( Bouyid , précité, §§ 87-88).

88. Il reste à rechercher si le premier requérant est fondé à soutenir que le mauvais traitement dont il se plaint était contraire à l'article 3 de la Convention. À cet égard, la Cour relève que l'intervention de la police au cours de laquelle le premier requérant a été jeté à terre avait été soigneusement préparée et qu'aucun élément ne permet de penser que l'intéressé représentait une menace pour les autorités ou qu'il était considéré comme étant particulièrement dangereux. En outre, lors de son interpellation, le requérant avait sa fille accrochée à son bras (paragraphe 17 ci-dessus). Le Gouvernement n'a présenté aucun argument de nature à expliquer ou justifier l'intensité de la force utilisée contre ce requérant. Dès lors, il convient de conclure que celle-ci était excessive et injustifiée au vu des circonstances.

89 . À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à une violation matérielle de l'article 3 de la Convention s'agissant des mauvais traitements allégués par le premier requérant.

ii. Quant au deuxième requérant

90. Pour ce qui est du deuxième requérant, la Cour elle observe qu'il n'est pas contesté que le policier A.A.J. l'a frappé lors de l'intervention policière du 8 novembre 2005. Pour ce qui est du contexte dans lequel ce requérant a été frappé, elle note qu'il a été établi par l'enquête interne que, dans un premier temps, l'intéressé n'avait pas obéi aux ordres des policiers et qu'il avait essayé de s'échapper (paragraphe 18 ci-dessus). Cela étant, elle observe qu'il a été établi par la même enquête que, dans un deuxième temps, le deuxième requérant a été interpellé et appréhendé par deux policiers qui l'ont conduit vers l'endroit où les hommes étaient rassemblés (paragraphe 19 ci-dessus). Elle note que c'était pendant ce trajet, alors que le deuxième requérant n'opposait aucune résistance aux policiers, que A.A.J. lui avait asséné un coup de matraque dans le dos de manière « préventive », selon la déclaration même de ce dernier (paragraphe 34 ci-�dessus). De l'avis de la Cour, l'action délibérée de A.A.J., qui a porté un coup de matraque au deuxième requérant alors que celui-ci n'opposait aucune résistance et qu'il était tenu par les bras par deux policiers, ne peut pas être considérée en l'espèce comme étant justifiée par le comportement de l'intéressé. La Cour estime que le coup en question visait à inspirer au deuxième requérant des sentiments de peur, d'angoisse et d'infériorité propres à l'humilier et à l'avilir.

91 . La Cour considère que l'usage de la force à l'égard du deuxième requérant n'avait pas été rendu absolument nécessaire par la situation ou le comportement de l'intéressé et considère qu'il a été excessif et injustifié au regard des circonstances de l'espèce. Partant, il y a eu violation du volet matériel de l'article 3 de la Convention à l'égard de ce requérant.

2. Sur l'allégation d'insuffisance de l'enquête

a) Arguments des parties

92. Le Gouvernement admet que l'enquête a été longue. Cela étant, il indique que toutes les preuves pertinentes ont été instruites conformément aux recommandations formulées par la Haute Cour dans son arrêt du 14 octobre 2009 (paragraphes 42-44 ci-dessus), que les requérants ont été impliqués dans le déroulement de l'enquête et que celle-ci a été finalisée par le parquet civil près de la cour d'appel de Cluj-Napoca et non par des procureurs faisant partie de la même structure hiérarchique que les mis en cause.

93. Les requérants considèrent que l'enquête pénale n'a été ni effective ni indépendante. À cet égard, ils exposent que les policiers qui avaient mené l'enquête relevaient du même ministère qu'une partie des agents mis en cause dans le cadre de leur plainte pénale et que ces policiers travaillaient dans le cadre de l'Inspection de la police départementale. Ils estiment aussi que l'enquête n'a pas été menée avec diligence, ce qui a abouti, selon eux, à la prescription de la responsabilité pénale. Ils contestent enfin la sanction disciplinaire infligée à A.A.J., qu'ils considèrent comme très légère.

b) Appréciation de la Cour

94. S'agissant de l'obligation pour les autorités nationales d'ouvrir une enquête et de mener des investigations effectives, la Cour se réfère aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence ( El-Masri c. l'ex-République yougoslave de Macédoine [GC], n o 39630/09, §§ 182-185, CEDH 2012, Bouyid , précité, §§ 115-123, et, plus récemment, Alpar c. Turquie , n o 22643/07, §§ 44-�47, 26 janvier 2016).

95. Dans la présente affaire, la Cour note qu'une enquête a bien eu lieu. Il reste à apprécier son caractère prompt et effectif.

96 . En l'espèce, la Cour observe que les autorités internes ont considéré que les allégations de mauvais traitements formulées par le premier requérant n'étaient pas fondées au motif que celui-ci n'avait pas présenté de certificat médical, alors que les images enregistrées lors de l'intervention policière et versées au dossier montraient un agent de police en train de le jeter à terre. Elle observe aussi que, par la suite, l'enquête a porté uniquement sur les circonstances dans lesquelles l'intervention policière a eu lieu et sur les allégations de mauvais traitements formulées par le deuxième requérant, et qu'elle n'a abordé à aucun moment la question de la nécessité de la force employée à l'encontre du premier requérant (voir, dans le même sens, Kop c. Turquie , n o 12728/05, § 40, 20 octobre 2009, et, mutatis mutandis Güzel Şahin et autres, précité, § 58). La Cour constate donc qu'aucune enquête n'a été réalisée au niveau interne pour déterminer si le traitement dénoncé par le premier requérant avait été nécessaire et imposé par le comportement de l'intéressé ou l'opposition de celui-ci aux ordres du policier.

97. Pour ce qui est de l'enquête menée sur les allégations du deuxième requérant, il convient de noter que l'agent de police ayant frappé le requérant a été rapidement identifié (paragraphe 26 ci-dessus). Toutefois, l'enquête s'est prolongée pendant plus de huit ans : plus d'une année a ainsi été nécessaire aux autorités pour déterminer le parquet compétent pour l'enquête (paragraphes 30 et 36 ci-dessus) ; par la suite, en raison des manquements dans l'enquête menée par le parquet, l'affaire lui a été renvoyée à deux reprises par les juridictions internes (paragraphes 42, 44 et 47 ci-dessus). Après plusieurs années d'enquête, le parquet a noté que le délai de prescription de la responsabilité pénale de A.A.J. pour les faits qui lui étaient reprochés était échu (paragraphe 53 ci-dessus). Or il convient de rappeler que, lorsqu'un agent de l'État est accusé de délits graves impliquant des traitements contraires à l'article 3 de la Convention, il n'est, en principe, pas acceptable que la conduite et l'aboutissement de tels procès se heurtent, entre autres, à la prescription pénale en raison d'atermoiements judiciaires incompatibles avec l'exigence de célérité et de diligence raisonnable, implicite dans ce contexte ( Huseyin Simsek c. Turquie , n o 68881/01, § 67, 20 mai 2008, et Damian­Burueana et Damian c. Roumanie , n o 6773/02, § 80, 26 mai 2009).

98 . Dans ces conditions, la Cour conclut que, en omettant de mener une enquête sur la nécessité de la force utilisée à l'encontre du premier requérant et à cause de la durée de l'enquête menée sur les allégations du deuxième requérant, les autorités ont manqué à leurs obligations positives au titre de l'article 3 de la Convention. Par conséquent, elle juge qu'il y a eu violation du volet procédural de cette disposition en ce qui concerne les deux premiers requérants.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

99. Les requérants dénoncent une atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile en raison de la perquisition selon eux illégale effectuée par les autorités dans leurs maisons. Ils invoquent à cet égard l'article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-�être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

100. Le Gouvernement soutient que les requérants ne sauraient se prétendre « victimes » d'une atteinte à leur droit au respect de leur domicile étant donné que, selon lui, ils n'ont pas prouvé avoir des liens suffisants et continus avec Pata Rât pour soutenir que leur domicile s'y trouvait. Il indique également que les requérants n'ont pas saisi les autorités internes d'une plainte du chef de violation de leur domicile ou de conduite abusive, qu'ils n'ont pas dénoncé dans leur plainte initiale l'absence de mandat de perquisition et qu'ils ont présenté cet argument plus tard au cours de la procédure.

101. Les requérants soutiennent qu'ils vivaient à Pata Rât depuis 2003, depuis leur transfert par les autorités depuis un autre endroit de Cluj-Napoca (paragraphe 6 ci-dessus). Selon eux, bien que très pauvres, sans valeur économique et construites sans documentation légale, leurs baraques constituaient leurs maisons dans la mesure où ils y vivaient. Les requérants n'ont pas répondu aux arguments du Gouvernement concernant l'épuisement des voies de recours internes.

102. À supposer même que les baraques construites par les requérants à Pata Rât constituaient leur domicile au sens de l'article 8 de la Convention (voir, plus récemment, pour la notion de « domicile », Winterstein et autres c. France , n o 27013/07, § 141, 17 octobre 2013), la Cour considère que les arguments du Gouvernement concernant le défaut d'action des intéressés devant les juridictions internes s'analysent en une exception de non-épuisement des voies de recours internes, qu'elle examinera ci-dessous.

103. La Cour renvoie aux principes applicables en matière de non-�épuisement des voies de recours internes tels qu'établis dans les affaires Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], n os 17153/11et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014) et Gherghina c. Roumanie ((déc.) [GC], n o 42219/07, §§ 83-�89, 9 juillet 2015). Plus particulièrement, elle rappelle que l'article 35 § 1 de la Convention impose de soulever devant l'organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l'on entend formuler par la suite devant elle ; cet article commande en outre l'emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention. Une requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes ( Vučković et autres , précité, § 72).

104. En l'espèce, la Cour note que, bien que représentés par un avocat de leur choix (paragraphe 32 ci-dessus), les requérants n'ont pas, dans leur plainte pénale, accusé les agents de l'État des chefs de violation de domicile et de conduite abusive et n'ont aucunement présenté les faits concernant l'absence de mandat de perquisition (paragraphes 30 et 31 ci-dessus). Dès lors, elle estime que les autorités internes n'ont pas été valablement saisies de ces faits.

105. Il est vrai que, plus tard dans la procédure, lorsqu'ils ont contesté les décisions du parquet, les requérants ont présenté dans leurs moyens - de manière plus ou moins détaillée - un argument tiré de l'absence de mandat de perquisition (paragraphes 46 et 54 ci-dessus). Toutefois, aux yeux de la Cour, les contestations des requérants susmentionnées ne constituaient pas de nouvelles plaintes pénales, mais des arguments supplémentaires à l'appui des accusations précédemment formulées. De plus, ces arguments ont été mis en avance après le renvoi par la Haute Cour de l'affaire au parquet pour mener des investigations spécifiques, renvoi qui avait fixé le cadre de l'affaire en se référant à la plainte initiale (paragraphes 42 à 44 ci-dessus).

106. Par conséquent, la Cour estime que les requérants n'ont pas introduit une plainte formelle tirée de l'absence de mandats de perquisition et que la manière dont ils ont informé les autorités de cette absence ne satisfaisait pas aux exigences de forme et de substance prescrites par le droit interne. Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 3

107. Invoquant l'article 14 de la Convention combiné avec les articles 3 et 8, les requérants allèguent avoir été victimes d'une discrimination fondée sur leur appartenance à l'ethnie rom compte tenu de la manière dont l'intervention policière du 8 novembre 2005 a été organisée. Ils dénoncent également l'absence d'enquête effective menée à ce sujet.

108. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause ( Radomilja c. Croatie [GC], n os 37685/10et 22768/12, §§ 114-115 et 126, CEDH 2018), la Cour considère que les allégations des requérants doivent être examinées uniquement sous l'angle de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3.

L'article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

109. En ce qui concerne la requérante et l'allégation du premier requérant selon laquelle il avait reçu un coup au visage, la Cour vient de constater l'absence d'éléments susceptibles d'étayer ces allégations et de conclure que les faits dénoncés ne tombent pas dans le champ d'application de l'article 3 de la Convention (paragraphes 67 et 68 ci-�dessus). Dès lors, l'article 14 de la Convention ne trouve pas à s'appliquer. Il s'ensuit que la partie du grief concernant la requérante et les allégations du premier requérant susmentionnées est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l'article 35 § 3 a) et qu'elle doit être rejetée, en application de l'article 35 § 4.

110. En ce qui concerne la partie du grief liée aux plaintes du premier et du deuxième requérant qui tombent dans le champ d'application de l'article 3 de la Convention (paragraphe 82 ci-dessus), la Cour constate que celle-ci n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

111. Les requérants déclarent que l'organisation de l'intervention policière était fondée sur des arguments racistes. Renvoyant aux constats opérés par la Cour dans l'affaire Ciorcan et autres c. Roumanie (n os 29414/09et 44841/09, 27 janvier 2015), ils estiment que la participation de membres des forces spéciales à l'intervention policière en cause démontre que la force utilisée a été disproportionnée, d'autant plus que, selon eux, cette intervention était dépourvue de base légale. Ils exposent que la présente affaire prouve la conception stéréotypée de la police à l'égard des citoyens appartenant à l'ethnie rom, à savoir que ceux-ci seraient en général « agressifs et armés » alors que, en l'espèce, il n'y avait à leurs yeux aucune preuve permettant d'étayer cette allégation. Ils ajoutent que l'enquête interne menée à ce sujet n'a pas été efficace pour identifier la motivation, selon eux raciste, de l'intervention policière.

b) Le Gouvernement

112. Le Gouvernement indique que, dans la présente affaire, aucun élément ne démontre l'existence d'une motivation raciste quant à l'organisation de l'intervention policière et à la conduite des autorités : l'organisation de l'intervention a selon lui été déterminée par l'existence d'éléments concrets relatifs à la présence dans la communauté de Pata Rât de biens volés et de personnes suspectées d'avoir commis des infractions. Il ajoute que, en ce qui concerne la conduite des agents de l'État pendant l'intervention en cause, l'enquête interne a conclu que l'usage de la force avait été rendu nécessaire dans certains cas par la conduite des personnes visées, sans aucun motif discriminatoire.

113. Le Gouvernement indique que les allégations des requérants quant à l'existence d'une motivation raciste ont été analysées par les autorités et que la cour d'appel d'Oradea a conclu dans son arrêt du 5 juin 2014 (paragraphes 57 à 60 ci-dessus) que les requérants n'avaient pas subi de discrimination dans l'exercice de leurs droits.

2. Appréciation de la Cour

114. La Cour renvoie d'abord aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de discrimination fondée sur l'origine ethnique ( Natchova et autres c. Bulgarie [GC], n os 43577/98et 43579/98, §§ 145, 147 et 160, CEDH 2005-VII, et Ciorcan et autres , précité, §§ 156-159).

a) Sur le volet matériel du grief tiré de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3

115. La Cour observe que les requérants dénoncent le caractère discriminatoire de l'intervention policière du 8 novembre 2001 : selon eux, la manière dont celle-ci a été organisée prouve l'existence des préjugés des autorités quant à la dangerosité de la communauté rom, préjugés qui seraient injustifiés eu égard aux faits de l'espèce (voir, pour des allégations similaires, Ciorcan , précité, § 161).

116. La Cour note qu'il ressort du plan de l'intervention policière que celle-ci visait à retrouver des personnes poursuivies pénalement ou soupçonnées d'avoir commis des vols (paragraphe 12 ci-dessus). Elle observe que, lorsqu'elles ont décidé de mener cette intervention, les autorités internes possédaient des indices selon lesquels des personnes suspectées de vols se trouvaient dans la communauté rom de Pata Rât (paragraphe 9 ci-dessus ; voir, pour une situation contraire, Ciorcan , précité, § 162). Cela étant, il convient de noter que les infractions pour lesquelles les suspects étaient recherchés ne présentaient pas un degré de dangerosité suffisamment élevé pour justifier l'intervention des forces spéciales : en effet, les suspects étaient recherchés pour des vols de différents biens utilisés dans la vie quotidienne (paragraphes 9 et 21 ci-dessus ; pour ce qui est des conditions d'intervention des forces spéciales d'intervention rapide, voir Ciorcan , précité, § 72). En outre, le plan de l'intervention policière n'indiquait pas que les suspects étaient « armés et dangereux » ni que des indices en ce sens avaient été recueillis auparavant (paragraphe 13 ci-�dessus).

117. Bien que la manière dont l'intervention policière a été organisée appelle des critiques compte tenu de son ampleur par rapport à ses buts déclarés, la Cour considère toutefois qu'en l'espèce ces éléments ne sont pas suffisants pour établir au-delà de tout doute raisonnable que le traitement infligé aux requérants reposait sur une motivation raciste (voir, mutatis mutandis , Ciorcan , précité, § 163).

118. Partant, la Cour conclut qu'il n'y a pas eu violation du volet matériel de l'article 14 de la Convention en combinaison avec l'article 3.

b) Sur le volet procédural du grief tiré de l'article 14 combiné avec l'article 3 de la Convention

119. La Cour considère que les allégations de discrimination présentées par les requérants devant les autorités internes (paragraphes 46 et 56 ci-�dessus), considérées dans le contexte des documents constatant l'existence en Roumanie de préjugés et d'une attitude hostile générale à l'égard des membres de l'ethnie rom (voir, en ce sens, Ciorcan , précité, §§ 76-81 et § 164), imposaient une vérification.

120. À cet égard, la Cour observe que, en effet, dans le cadre de l'enquête, les autorités internes se sont penchées sur les allégations de discrimination formulées par les requérants (paragraphes 43 et 60 ci-�dessus). Toutefois, elle estime que la recherche menée sur la motivation raciste n'était pas suffisamment approfondie : en effet, après avoir constaté que l'intervention policière visait à rechercher des personnes soupçonnées de vol, les autorités internes n'ont pas répondu au grief des intéressés quant à l'utilisation d'une force excessive lors de l'organisation de l'intervention en raison de leur appartenance à l'ethnie rom. La Cour relève qu'il n'a pas été non plus recherché si le recours aux forces spéciales d'intervention rapide était nécessaire dans les circonstances de l'affaire et qu'aucun élément concret n'avait été présenté pour justifier l'allégation des autorités intervenantes selon laquelle les membres de la communauté rom étaient « agressifs et armés » (paragraphe 60 ci-dessus ; voir, pour comparer, Ciorcan , précité, § 166, et Antayev et autres c. Russie , n o 37966/07, § 127, 3 juillet 2014). Or, d'après le dossier, à aucun moment une arme n'a été trouvée dans le campement rom de Pata Rât.

121. La Cour note en outre que les autorités internes se sont limitées à apporter des réponses très générales en estimant que le simple fait d'avoir pu déposer une plainte pénale et qu'une enquête fût menée constituaient des preuves de l'absence de discrimination (paragraphe 60 ci-dessus). Or, selon elle, une telle réponse, en l'absence d'enquête plus approfondie pour éclaircir les faits de manière concrète et établir si les autorités avaient adopté une attitude discriminatoire sur base ethnique, ne suffit pas au regard de l'article 14 de la Convention.

122. La Cour considère que, dans les circonstances de l'espèce, les autorités roumaines n'ont pas satisfait à leur obligation procédurale imposée par l'article 14 de la Convention de prendre toutes les mesures nécessaires pour enquêter sur l'existence d'une motivation raciste dans l'organisation de l'intervention policière du 8 novembre 2005.

123 . Partant, il y a eu violation du volet procédural de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3.

IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

124. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

125. Les requérants réclament chacun 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu'ils estiment avoir subi. Ils demandent également à la Cour d'ordonner un plan de mesures d'intérêt général pour éviter que des situations similaires à la présente affaire ne se reproduisent.

126. Le Gouvernement considère que la somme sollicitée est excessive par rapport à la jurisprudence de la Cour dans des affaires similaires. En ce qui concerne la demande d'ordonner l'adoption d'un plan d'action, il soutient qu'une telle démarche tient plutôt de l'exécution d'un éventuel arrêt de la Cour constatant une violation et non de l'application de l'article 41 de la Convention.

127. La Cour considère que, eu égard aux circonstances de l'espèce et aux constats de violations des articles 3 et 14 de la Convention (paragraphes 89, 91, 98 et 123 ci-dessus), il y a lieu d'octroyer, pour préjudice moral, la somme de 11 700 EUR, à chacun des deux premiers requérants, MM. Augustin Lingurar et Trandafir Lăcătuş.

B. Frais et dépens

128. Les requérants demandent également 3 594,68 EUR pour les frais et dépens qu'ils disent avoir engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Étant donné que, selon les contrats d'assistance judiciaire versés au dossier, c'était l'organisation non gouvernementale Romano CRISS qui avait payé les honoraires de l'avocat représentant les requérants au cours de la procédure interne, ils demandent que la somme sollicitée soit versée directement sur le compte bancaire de Romano CRISS.

129. Le Gouvernement remarque que les contrats d'assistance judiciaire justifiant les frais dans la procédure interne ont été conclus pour représenter plusieurs personnes et non pas seulement les requérants dans la présente affaire. Il demande à la Cour d'octroyer aux requérants une somme établie en conformité avec la jurisprudence de la Cour.

130. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 100 EUR tous frais confondus, à verser directement sur le compte bancaire qui sera indiqué par Romano CRISS (voir, mutatis mutandis , Oleksandr Volkov c. Ukraine , n o 21722/11, § 219, CEDH 2013, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], n o 16483/12, § 288, CEDH 2016 (extraits)).

C. Intérêts moratoires

131. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 14 de la Convention pour ce qui est du premier requérant, M. Augustin Lingurar, concernant son allégation d'avoir été jeté à terre par un agent de police et pour ce qui est du deuxième requérant, M. Trandafir Lăcătuş, et irrecevable pour le surplus ;

 

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention, dans son volet matériel, en ce qui concerne le premier et le deuxième requérant, MM. Augustin Lingurar et Trandafir Lăcătuş ;

 

3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention, dans son volet procédural, en ce qui concerne le premier et le deuxième requérant, MM. Augustin Lingurar et Trandafir Lăcătuş ;

 

4. Dit qu'il n'y a pas eu violation du volet matériel de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 de la Convention, en ce qui concerne le premier et le deuxième requérant, MM. Augustin Lingurar et Trandafir Lăcătuş ;

 

5. Dit qu'il y a eu violation du volet procédural de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 de la Convention, en ce qui concerne le premier et le deuxième requérant, MM. Augustin Lingurar et Trandafir Lăcătuş ;

 

6. Dit

a) que l'État défendeur doit verser, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 11 700 EUR (onze mille sept cents euros) à chacun des deux premiers requérants, MM. Augustin Lingurar et Trandafir Lăcătuş, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;

ii. 3 100 EUR (trois mille cent euros), plus tout montant pouvant être dû par les deux premiers requérants à titre d'impôt, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte bancaire qui sera indiqué par l'organisation non gouvernementale Romano CRISS ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 octobre 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Andrea Tamietti Paulo Pinto de Albuquerque
Greffier adjoint Président

 


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