QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE POP c. ROUMANIE
(Requête n o 71908/14)
ARRÊT
STRASBOURG
16 octobre 2018
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Pop c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Paulo Pinto de Albuquerque,
président,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc,
juges,
et de Andrea Tamietti,
greffier adjoint
de section
,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 septembre 2018,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 71908/14) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Darius-Doinel Pop (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 novembre 2014 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par M e S. Rădăcină, avocat à Bistrița. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, M me C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 15 avril 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1991 et réside à Bistriţa.
5. Depuis son jeune âge, le requérant souffrait de troubles psychiques et était suivi à l'hôpital départemental de Bistriţa, dans le service des maladies psychiques. À l'époque des faits, il était élève dans un lycée de Bistriţa.
6 . Le 18 janvier 2011, un vol avec violence eut lieu près du domicile du requérant. Une enquête pénale fut alors ouverte contre celui-ci par la police et un mandat de perquisition fut délivré à son nom.
A. L'interrogatoire du requérant le 21 janvier 2011
7. Le 21 janvier 2011, un certain C.P.O., qui, aux dires du Gouvernement, s'était déplacé au poste de police pour y récupérer des documents, fut invité par les policiers à participer en tant que témoin certificateur ( martor asistent ) [1] à la perquisition qui devait se dérouler au domicile du requérant (paragraphe 6 ci-dessus), ce qu'il accepta.
8 . Le même jour, deux policiers de l'inspection de la police de Bistriţa-�Năsăud interpellèrent le requérant pendant les heures de cours à son lycée et le conduisirent à son domicile, au motif qu'un mandat de perquisition avait été délivré à son nom. La perquisition fut réalisée par les policiers M.S., S.S. et H.F. de 9 h 50 à 11 h 10, en présence du requérant, de ses parents et des témoins certificateurs C.P.O. et S.A.I. Un procès-verbal de perquisition fut dressé de 11 h 45 à 11 h 50 ; aucune mention n'y fut inscrite quant à l'état physique du requérant.
9 . À la fin de la perquisition, les policiers demandèrent au requérant de les accompagner au poste de police pour qu'il y fît une déclaration. Aux dires du requérant, sa mère a informé les policiers qu'il souffrait de troubles psychiques et elle leur a demandé de ne pas le frapper.
10. Les versions des parties divergent sur la manière dont l'interrogatoire du requérant s'est déroulé au poste de police.
1. La version du requérant
11. Le requérant indique que, à son arrivée au poste de police, vers 12 heures, il a été interrogé sur le vol avec violence dont il était accusé par le policier M.N. en présence d'autres policiers, parmi lesquels M.S. et S.S., et du témoin certificateur C.P.O, qu'il a nié les faits reprochés, et qu'il a informé le policier M.N. qu'à la date de l'accomplissement de l'infraction reprochée il se trouvait dans un autre endroit en compagnie d'un ami.
12. Le requérant ajoute que le policier M.S. a commencé à le frapper afin de lui faire avouer le vol avec violence. Cet agent l'aurait brutalisé par séquences successives de trois-quatre minutes pendant environ deux heures : il l'aurait giflé au niveau des oreilles, l'aurait frappé avec un bâton ressemblant à une batte de baseball sur les paumes des mains et lui aurait asséné des coups de poing et de pied sur le corps. En raison des fortes douleurs et de la peur ressenties lors de cet épisode, le requérant aurait fini par faire ses besoins sur lui.
13. Le requérant dit aussi que, au cours de cet incident, il a demandé de l'aide aux autres policiers présents dans la pièce. Ces derniers auraient refusé d'intervenir et le policier S.S. lui aurait répondu : « Tu vois ce qui t'arrive si tu n'avoues pas : tu as des problèmes [ dai de nașpa ] ! »
2. La version du Gouvernement
14. Le Gouvernement indique qu'aucun acte de violence n'a été exercé sur le requérant lors de son interrogatoire. Il expose que celui-ci a été questionné d'abord par le policier S.S. et par la suite par le policier M.S. Le chef du département de la police, M.I., aurait été présent par intermittence lors de cet interrogatoire. Quant au témoin C.P.O., le Gouvernement dit qu'il attendait de participer à deux autres actes d'enquête organisés par la police dans l'affaire et qu'il était présent dans la pièce tout au long de l'interrogatoire du requérant.
B. La réalisation d'autres actes d'enquête dans l'affaire du requérant
15 . Toujours le 21 janvier 2011, à la suite de l'interrogatoire du requérant, vers 15 h 30 aux dires de ce dernier ou vers 16 heures, la police organisa une parade d'identification avec un groupe de personnes dont l'intéressé faisait partie. C.P.O., A.M.N., S.A.I. et C.C.I., qui ne connaissaient pas le requérant et n'étaient pas des policiers, observèrent le déroulement de cette parade en tant que témoins certificateurs. Cet acte fit l'objet d'un enregistrement vidéo.
16 . Vers 16 h 30, le requérant put quitter le poste de police. Il ne ressort pas du dossier que son départ du poste de police ou son état de santé à ce moment-là ont été consignés dans un quelconque document officiel.
17. Après être rentré chez lui, le requérant, qui se sentait mal, fut amené par ses parents au service des urgences de l'hôpital départemental (paragraphes 21 et 22 ci-dessous)
18. Dans la soirée du 21 janvier 2011, alors qu'il se trouvait au service des urgences de l'hôpital (paragraphe 22 ci-dessous), le requérant fut convoqué au poste de police pour une confrontation avec un témoin oculaire.
19. Le père du requérant mandata l'avocat R.S. pour défendre son fils dans l'enquête pénale pour vol avec violence menée à l'encontre de celui-ci et pour déposer une plainte pénale contre le policier M.S. Aux dires du requérant, cet avocat a constaté qu'il avait été agressé physiquement et il lui a conseillé de ne pas déposer une plainte pénale contre le policier M.S. le soir même pour ne pas inciter les policiers, de par sa plainte, à fabriquer de fausses preuves à charge. Ils auraient décidé ensemble d'attendre quelques jours avant de déposer la plainte pénale contre le policier M.S.
20 . Le requérant se présenta au poste de police accompagné de l'avocat R.S. et de son père. Entendu par le policier L.P. de 21 heures à 22 h 15, il nia les faits reprochés. Il fut ensuite confronté à M.G. Il maintint sa position et continua à nier les faits reprochés. Le requérant ne mentionna pas au cours de cette audition qu'il avait été maltraité par les enquêteurs lors de son interrogatoire mené quelques heures plus tôt.
C. Les examens médicaux du requérant
21 . Après avoir quitté le poste de police dans l'après-midi du 21 janvier 2011 (paragraphe 16 ci-dessus), le requérant arriva chez lui à 17 heures. Il appela un ami, qui prit des photographies de ses mains, qui étaient enflées, et de ses vêtements, qui étaient souillés. Étant donné qu'il avait le visage rouge et les paumes des mains enflées, qu'il n'entendait plus d'une oreille et qu'il se sentait mal, ses parents le conduisirent au service des urgences de l'hôpital départemental.
22 . Le médecin C.H. examina le requérant à 18 h 38. Dans le certificat médical ( fisa medicala ) établi à la suite de l'examen, le médecin nota que le requérant déclarait avoir fait l'objet d'une agression, et qu'il présentait des douleurs au niveau de l'abdomen, des deux mains et de l'oreille droite. Il nota également que les lésions avaient pu être causées huit heures avant l'examen médical. Un examen d'oto-rhino-laryngologie (ORL) fut recommandé au requérant.
23. Étant donné que le 21 janvier 2011 était un vendredi et que le soir le service de médecine légale était déjà fermé, le requérant ne put se soumettre à un examen médicolégal ce jour-là, et il décida de passer celui-ci le lundi suivant.
24. Le 22 janvier 2011, le requérant fut examiné à l'hôpital ORL de Cluj, où un diagnostic de perforation du tympan fut posé.
25 . Le 24 janvier 2011, le requérant se rendit au service de médecine légale, où il fut examiné. Le certificat médicolégal établi à cette occasion indiquait ce qui suit :
« 1. Les deux éminences thénars sont modérément tuméfiées, avec des ecchymoses de couleur violacée ; du côté droit l'ecchymose est de forme allongée, avec un centre pâle.
2. Région rétro-auriculaire gauche, ecchymose pâle [de couleur] violacée de 3/3 cm.
3. Au niveau postérieur du pavillon de l'oreille droite, à 1/3 supérieur, ecchymose pâle [de couleur] violacée de 3/2 cm, et [au niveau de la région] rétro-auriculaire, [ecchymose] de 2/2 cm.
4. Au niveau latéral du bras gauche, à 1/3 moyen, tuméfaction pâle [de couleur] violacée de 4/3 cm.
[Le patient se plaint de] douleurs au niveau de l'abdomen. »
26 . Le certificat médicolégal concluait que :
« 1. [Le patient] (...) présente des lésions qui ont pu être causées par des coups [portés] à l'aide d'un objet dur de forme allongée ;
2. Les lésions traumatiques nécessitent de 8 à 9 (huit-neuf) jours de soins médicaux ;
3. Les lésions traumatiques peuvent dater du 21 janvier 2011. »
D. L'enquête pénale pour vol avec violence menée contre le requérant
27 . Des poursuites pénales furent entamées contre le requérant du chef de vol avec violence. Par une ordonnance du 10 décembre 2012, le parquet près le tribunal de première instance de Bistriţa rendit un non-lieu en faveur du requérant, au motif que, d'après les preuves produites dans l'affaire, ce dernier n'avait pas commis les faits reprochés. Il ressort du dossier que ce non-�lieu est devenu définitif.
E. La plainte pénale du requérant contre le policier M.S.
28 . Le 10 février 2011, le requérant saisit le parquet près le tribunal départemental de Bistriţa-Năsăud (« le parquet ») d'une plainte pénale contre le policier M.S., qu'il accusait de torture. Plus particulièrement, il reprochait à cet agent de lui avoir infligé des mauvais traitements et de l'avoir torturé lors de son interrogatoire du 21 janvier 2011, en profitant, à ses dires, de son jeune âge et de ses faiblesses psychologiques, afin de lui faire avouer une infraction qu'il disait ne pas avoir commise.
29 . Le parquet interrogea le requérant, l'agent M.S. et les autres policiers présents lors de l'interrogatoire du 21 janvier 2011, ainsi que le témoin C.P.O. Les policiers nièrent les allégations de mauvais traitements. Ils déclarèrent que, lors de son interrogatoire, le requérant tremblait et était incohérent dans sa présentation, et que son comportement leur avait par conséquent fait penser qu'il avait consommé des substances narcotiques. Le témoin certificateur C.P.O. déclara que le requérant n'avait pas été agressé par les policiers.
30. Les policiers et C.P.O. refusèrent d'être confrontés au requérant.
31 . À la demande du requérant, le parquet interrogea également des personnes que celui-ci avait rencontrées sur le chemin du retour à son domicile. Ces témoins déclarèrent que l'intéressé présentait des traces d'agression et que, ayant fait ses besoins sur lui, il sentait très mauvais.
32. Le 31 mai 2011, le parquet rendit un non-lieu en faveur de M.S., au motif qu'il ne ressortait pas des preuves directes que le requérant avait été agressé au poste de police.
33 . Par un jugement définitif du 2 novembre 2011, sur recours du requérant, le tribunal départemental de Bistriţa-Năsăud (« le tribunal départemental ») renvoya l'affaire au parquet aux fins de reprise de l'enquête et d'ouverture de poursuites pénales contre M.S. Il indiqua au parquet qu'il lui incombait de confronter le requérant avec les policiers présents lors de l'interrogatoire et avec le témoin C.P.O., d'interroger les camarades de lycée du requérant pour établir si ce dernier présentait déjà des traces d'agression lors de son interpellation par les policiers, et de procéder à une reconstitution quant au trajet effectué par l'intéressé du poste de police jusqu'à son domicile pour vérifier si celui-ci avait pu être blessé après son départ du poste de police. De plus, le tribunal départemental indiqua qu'il serait utile de clarifier les conclusions des certificats médicaux concernant le requérant, et ce d'autant plus que, selon les heures indiquées dans ces documents, l'intéressé avait été blessé huit heures avant son examen médical, soit pendant la réalisation de la perquisition. Il demanda également au parquet de vérifier les conversations téléphoniques du père du requérant dans la soirée du 21 janvier 2011.
34. Le parquet reprit l'enquête pénale. Il interrogea le requérant et les policiers, qui tous maintinrent leurs déclarations antérieures. Les policiers indiquèrent que ni le requérant ni son avocat ne leur avaient reproché lors de l'audition organisée dans la soirée du 21 janvier 2011 (paragraphe 20 ci-�dessus) d'avoir agressé l'intéressé. Ils déclarèrent que la plainte du requérant constituait un acte d'intimidation à leur encontre, motivé, selon eux, par le fait qu'ils étaient chargés d'effectuer l'enquête pour l'infraction de vol avec violence reprochée à l'intéressé (paragraphe 27 ci-dessus).
35. Le 17 mai 2012, le médecin C.H. déclara avoir examiné le requérant lors de son arrivée à l'hôpital (paragraphe 22 ci-dessus). Il indiqua que les mentions concernant l'agression avaient été faites sur déclaration de l'intéressé et qu'il avait constaté et soigné les blessures de ce dernier.
36. Le procureur chargé de l'enquête visionna l'enregistrement de la parade d'identification réalisée le 21 janvier 2011 (paragraphe 15 ci-�dessus) et nota qu'aucun acte d'agression n'était visible sur la personne du requérant. A.M.N., S.A.I. et C.C.I., témoins certificateurs de cette parade, furent interrogés et déclarèrent qu'ils n'avaient pas remarqué l'existence de traces d'agression sur la personne du requérant.
37. Par une décision du 28 juin 2012, le parquet rendit un non-lieu en faveur de M.S., au motif qu'il ne ressortait pas des preuves que ce dernier avait agressé le requérant.
38 . Sur recours du requérant, par un jugement définitif du 21 novembre 2012, le tribunal départemental cassa le non-lieu et renvoya l'affaire au parquet, au motif que celui-ci n'avait pas ouvert de poursuites pénales contre M.S. et qu'il n'avait pas effectué tous les actes d'enquête indiqués dans son jugement du 2 novembre 2011 (paragraphe 33 ci-dessus).
39. Par une décision du 25 janvier 2013, le parquet ouvrit des poursuites pénales contre M.S. Les témoins proposés par le requérant maintinrent leurs déclarations antérieures (paragraphe 31 ci-dessus).
40 . Les 27 février et 21 juin 2013, le parquet constata que le requérant était interné dans un centre spécialisé pour le traitement de ses troubles psychiques et le suivi d'une cure de désintoxication pour toxicomanie. Il en conclut que le requérant ne pouvait donc être soumis au test du détecteur de mensonges, lequel se révèlerait non pertinent étant donné l'état psychologique de l'intéressé.
41 . Interrogé de nouveau par le parquet, l'agent M.S. nia les faits qui lui étaient reprochés. Il proposa comme témoins à décharge les policiers M.N, S.S., H.F. et L.P. et le témoin certificateur C.P.O. Il refusa d'être soumis au test du détecteur de mensonges.
42. Le parquet entendit les policiers M.N. et S.S., qui maintinrent leurs déclarations antérieures (paragraphe 29 ci-dessus) et refusèrent d'être confrontés au requérant.
43 . Le 17 septembre 2013, C.P.O. déclara qu'il n'avait pas vu les policiers frapper le requérant. Il indiqua que lors de l'interrogatoire ce dernier avait eu un comportement bizarre, précisant qu'il avait donné l'impression d'être « sous l'influence de la drogue » et qu'il répétait ce que les policiers lui disaient. Il ajouta qu'il avait été toujours présent dans la pièce où le requérant avait été interrogé. À la fin de sa déclaration, C.P.O. s'exprima comme suit :
« Je n'ai aucun intérêt à défendre les policiers parce qu'alors que j'étais âgé de dix-�sept ans j'ai été moi aussi battu par les policiers de la ville de B. pour un fait que j'avais en effet commis. Je n'ai jamais dénoncé cet abus, j'ai eu peur, mais cela n'a pas empêché qu'à présent mes meilleurs amis soient des policiers. »
44. Le 24 octobre 2013, le requérant fut informé que toutes les personnes interrogées sur l'incident refusaient d'être confrontées à lui.
45 . Le parquet interrogea deux camarades de lycée du requérant. Ceux-�ci déclarèrent que l'intéressé ne présentait aucune trace de violence quand il avait quitté l'établissement scolaire accompagné des policiers (paragraphe 8 ci-dessus) et qu'il n'avait eu aucune altercation avec d'autres personnes ce jour-là. Ils déclarèrent également que le requérant leur avait raconté qu'il avait été battu par les policiers.
46. Les enquêteurs établirent que le trajet du poste de police au domicile du requérant pouvait être parcouru en dix minutes.
47. Le parquet demanda au service de médecine légale de Bistriţa-�Năsăud d'indiquer l'emplacement des lésions du requérant et de préciser comment ces lésions avaient pu être occasionnées.
48 . Le 14 février 2013, le service de médecine légale, se fondant sur le certificat médicolégal du 24 janvier 2011 (paragraphes 25-26 ci-dessus), rendit un rapport dans lequel il concluait que les lésions du requérant avaient pu être causées le 21 janvier 2011 par des coups portés avec un objet dur ayant une forme allongée. Il indiquait toutefois ne pas pouvoir exclure avec certitude « la possibilité que les blessures constatées au niveau des éminences thénars avaient pu être provoquées par une chute survenue sous l'effet de la précipitation ( mecanismul de precipitare ) ».
49. À une date non précisée, le téléphone de M.S. fut mis sur écoute pour une durée de trente jours. Cette mesure ne permit de recueillir aucune preuve pertinente.
50. Par une décision du 30 octobre 2013, le parquet cessa les poursuites pénales contre M.S. au motif qu'il ne ressortait pas des preuves du dossier que celui-ci avait agressé le requérant.
51 . Le requérant introduisit un recours contre cette décision. Il alléguait, entre autres, que le parquet n'avait pas effectué tous les actes d'enquête prescrits par le tribunal départemental dans ses jugements antérieurs (paragraphes 33 et 38 ci-dessus), et, en se fondant sur la déclaration faite par le témoin C.P.O. (paragraphe 43 ci-dessus), il mettait en doute la crédibilité de ce dernier, qu'il soupçonnait d'être dépendant des agents de police. En outre, il dénonçait l'attitude des policiers en ce que ceux-ci auraient tous remarqué son état de trouble apparent lors de son interrogatoire du 21 janvier 2011, mais n'auraient pas pour autant estimé nécessaire de le faire assister par un avocat. Il reprochait également au parquet d'avoir accordé plus de poids aux déclarations des témoins présents lors de son interrogatoire et d'avoir ainsi écarté les preuves indirectes des faits dénoncés par lui. Or, à ses dires, il était difficile pour une victime de mauvais traitements de prouver son agression par des preuves directes.
52 . Par un jugement définitif du 6 mai 2014, le tribunal départemental rejeta la plainte du requérant. Il releva que tous les policiers interrogés et le témoin C.P.O. avaient déclaré de manière constante que M.S. n'avait pas agressé le requérant au poste de police. Il jugea que les déclarations des témoins proposés par le requérant, selon lesquelles ce dernier avait été agressé au poste de police, n'étaient pas de nature à écarter la valeur probante des dépositions des témoins directs, oculaires, présents au poste de police lors de l'enquête menée sur l'intéressé. Il jugea aussi que le certificat médical versé au dossier (paragraphe 22 ci-dessus) ne prouvait pas l'existence de lésions d'une intensité telle que celle mentionnée par le requérant dans sa plainte (paragraphe 28 ci-dessus). Se référant au rapport médical du 14 février 2013 (paragraphe 48 ci-dessus), le tribunal départemental nota que les lésions du requérant avaient pu être causées par des coups portés avec un objet dur ayant une forme allongée, même s'il ne pouvait être exclu avec certitude que « les blessures constatées au niveau des éminences thénars avaient pu être provoquées par une chute survenue sous l'effet de la précipitation ».
53 . Le tribunal souligna également que le requérant avait attendu trois jours avant de se présenter à un examen médicolégal (paragraphe 25 ci-�dessus) et vingt jours avant de déposer une plainte pénale contre M.S. (paragraphe 28 ci-dessus). Il considéra que le refus du requérant de se soumettre au test du détecteur de mensonges était à tout le moins « bizarre ». Il releva que M.S. avait également refusé de se soumettre audit test (paragraphe 41 ci-dessus), mais indiqua que la charge de la preuve revenait au requérant.
54. Le tribunal départemental conclut qu'il ne ressortait pas avec certitude des preuves instruites que les lésions du requérant avaient été occasionnées au poste de police ni qu'elles avaient été causées par M.S.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
55. L'article 104 3) du code de procédure pénale (CPP), tel qu'en vigueur à l'époque des faits, prévoyait que la perquisition domiciliaire devait se dérouler en présence de témoins certificateurs. Le CPP ne réglementait pas la manière dont ces témoins étaient désignés. L'article 92 2) du CPP précisait que les mineurs âgés de moins de quatorze ans, les personnes ayant un intérêt dans l'affaire et celles rattachées à la même structure que les personnes faisant partie de l'organe qui réalisait l'acte de procédure ne pouvaient pas être témoins certificateurs.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
56. Le requérant se plaint d'avoir été soumis à des mauvais traitements et à la torture lors de son interrogatoire du 21 janvier 2011. Il allègue également que les autorités internes n'ont pas conduit une enquête effective sur ses allégations de torture.
Il invoque l'article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
57. Constatant que ce grief, sous ses deux volets, n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
58. Le requérant soutient qu'il a été maltraité lors de son interrogatoire du 21 janvier 2011 et que l'enquête menée par les autorités internes à cet égard n'a pas été effective. Il expose que, s'étant trouvé seul aux mains des policiers, il n'a pas pu apporter la preuve de ces traitements par des témoignages directs, comme cela aurait été exigé de lui au cours de l'enquête interne. Il met en doute la neutralité du témoin certificateur C.P.O. (paragraphe 43 ci-dessus). Il précise que lors de son interrogatoire il n'était assisté ni par un avocat commis d'office ni par l'un de ses parents.
59. Le Gouvernement réplique qu'il n'y a pas de preuves que le requérant a été agressé au poste de police, et d'autant moins par le policier M.S. Il considère que les autorités internes ont mené une enquête effective sur les allégations de l'intéressé.
2. Appréciation de la Cour
60. La Cour renvoie aux principes généraux applicables quant au volet matériel de l'article 3 de la Convention, qu'elle a récemment réitérés dans l'arrêt Bouyid c. Belgique ([GC], n o 23380/09, §§ 81-90, CEDH 2015). Elle rappelle plus particulièrement que, sous l'angle de l'article 3, l'impossibilité d'établir les circonstances exactes dans lesquelles une personne qui se trouvait sous le contrôle des agents de l'État a été blessée ne l'empêche pas de parvenir à un constat de violation matérielle de cette disposition, faute pour le gouvernement défendeur d'avoir établi le déroulement des faits de manière satisfaisante et convaincante, éléments de preuve à l'appui ( Rupa c. Roumanie (n o 1) , n o 58478/00, § 100, 16 décembre 2008, et Alboreo c. France , n o 51019/08, § 91, 20 octobre 2011).
61. En l'occurrence, la Cour constate d'abord qu'il ressort des documents médicaux versés au dossier que, le 21 janvier 2011, le requérant a subi des blessures qui nécessitaient de huit à neuf jours de soins médicaux (paragraphe 26 ci-dessus). Il ne fait pas de doute que les blessures en question étaient d'une gravité suffisante pour tomber sous le coup de l'article 3 de la Convention.
62. La Cour note ensuite que, s'il n'est pas contesté que le requérant a effectivement été blessé le 21 janvier 2011, les parties sont en désaccord quant à l'origine des blessures. L'intéressé accuse les policiers d'avoir employé à son égard, de manière injustifiée, la force lors de son interrogatoire, tandis que le Gouvernement réfute ces assertions.
63 . La Cour observe que, au cours de la matinée du 21 janvier 2011, les agents de police ont procédé à l'interpellation du requérant à son lycée et qu'ils ont ensuite accompagné celui-ci à son domicile, où ils ont mené une perquisition (paragraphe 8 ci-�dessus). Elle constate aussi que, à la fin de la perquisition, le requérant a été conduit directement au poste de police (paragraphe 9 ci-dessus), où il a été interrogé. Ainsi, entre le moment de son interpellation au lycée et celui de son départ du poste de police, après son interrogatoire (paragraphe 16 ci-dessus), le requérant était sous le contrôle des forces de police.
64. La Cour observe également que d'après les déclarations des témoins, aucune trace de violence n'était visible sur le requérant lors de l'interpellation de ce dernier et aucune altercation entre l'intéressé avec d'autres personnes n'avait eu lieu auparavant (paragraphe 45 ci-dessus). Par ailleurs, le procès-verbal dressé à la fin de la perquisition ne comporte aucune mention quant à l'existence d'éventuelles traces de violence sur le requérant (paragraphe 8 ci-dessus), et le dossier ne contient aucun indice ou élément indiquant que le requérant a été blessé avant ou après la période pendant laquelle il s'était trouvé sous le contrôle des agents de police.
65. La Cour relève ensuite que le requérant a été examiné par un médecin le jour même de l'interrogatoire, peu de temps après sa sortie du poste de police. Lors de cet examen, il a été constaté que le requérant présentait des douleurs au niveau de l'abdomen, des deux mains et de l'oreille droite (paragraphe 22 ci-dessus). Les constats de ce certificat ont été confortés tant par le certificat médicolégal émis le 24 janvier 2011, selon lequel les lésions du requérant avaient pu être causées par des coups portés avec un objet dur de forme allongée (paragraphe 26 ci-dessus), que par le rapport du 14 février 2013, qui confirmait que les lésions de l'intéressé avaient pu être occasionnées le 21 janvier 2011 (paragraphe 48 ci-dessus).
66. Prenant en compte le fait que les témoignages et les juridictions internes n'ont aucunement fait état de blessures qui auraient été antérieures à l'interpellation du requérant par les agents de police et le fait que celui-ci a été présenté rapidement après son départ du poste de police à un médecin qui a constaté ses blessures, la Cour considère qu'il appartient au Gouvernement de fournir une explication plausible quant à l'origine des blessures en cause (voir, mutatis mutandis , Cheydaïev c. Russie , n o 65859/01, § 53, 7 décembre 2006). Or le Gouvernement affirme qu'il n'y a pas de preuves que le requérant a été blessé pendant le laps de temps où il se trouvait au poste de police.
67. À cet égard, la Cour réitère l'importance de consigner par écrit toutes les informations permettant d'éclairer ultérieurement, en cas de besoin, les circonstances relatives à la présence de personnes au poste de police. La non-consignation de ces informations s'analyse en une défaillance grave, de nature à permettre aux forces de police d'échapper à leur responsabilité en ce qui concerne le sort de la personne se trouvant sous leur contrôle (voir, mutatis mutandis , Iambor c. Roumanie (n o 1), n o 64536/01, § 168, 24 juin 2008, et Timurtaş c. Turquie , n o 23531/94, § 105, CEDH 2000-�VI). En l'occurrence, l'interrogatoire du requérant a eu lieu le 21 janvier 2011, après qu'une enquête pénale a été ouverte contre celui-ci du chef de vol avec violence (paragraphe 6 ci-dessus). Or il ne ressort pas du dossier que le requérant a été informé de ses droits procéduraux lors de son interrogatoire. En outre, aucun document n'a été fourni par le Gouvernement relativement à la présence de l'intéressé au poste de police dans l'après-midi du 21 janvier 2011, comme par exemple une déclaration du requérant ou un écrit indiquant ses heures d'arrivée et de départ du poste de police et décrivant son état physique. De telles informations auraient pu permettre, d'une part, de mener une enquête effective et, d'autre part, de décharger, le cas échéant, les policiers de toute responsabilité quant à l'origine des blessures constatées sur le requérant si peu de temps après le départ de ce dernier du poste de police.
68. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que, dans la présente affaire, l'absence totale d'explication de la part du Gouvernement quant aux lésions présentées par le requérant et l'impossibilité d'établir les circonstances exactes dans lesquelles l'intéressé a été blessé, alors qu'il se trouvait sous le contrôle des agents de l'État, ne l'empêchent pas de parvenir à un constat de violation matérielle de l'article 3 de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis , Alboreo , précité, § 100, et Ersin Erkuş et autres c. Turquie , n o 40952/07, § 73, 31 mai 2016).
69. Partant, elle conclut que le requérant a subi des traitements contraires à l'article 3 de la Convention.
70. Compte tenu de ce constat, la Cour estime qu'il n'est pas nécessaire d'examiner également s'il y a eu violation du volet procédural de cette disposition.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
71. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
72. Le requérant réclame 1 500 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu'il dit avoir subi, cette somme correspondant selon lui aux frais médicaux supportés à la suite de ses blessures. Il demande également 100 000 EUR au titre du préjudice moral qu'il estime avoir subi.
73. En ce qui concerne le préjudice matériel allégué, le Gouvernement indique que la demande formulée à ce titre n'est pas accompagnée de justificatifs pertinents. S'agissant du préjudice moral, il estime qu'un éventuel constat de violation pourrait constituer en l'espèce une réparation suffisante, et qu'en tout état de cause la somme sollicitée à ce titre est spéculative et excessive par rapport à la jurisprudence de la Cour en la matière.
74. La Cour constate que le requérant n'a versé au dossier aucun justificatif pertinent pour étayer sa demande pour préjudice matériel. Dès lors, elle rejette cette demande. En revanche, elle considère qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 9 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
75. Le requérant demande également 1 466 EUR au titre des frais et dépens. Il précise que cette somme correspond aux honoraires de son avocat dans la procédure devant la Cour ainsi qu'aux frais de traduction et de correspondance, pour lesquels il renvoie à deux factures versées au dossier.
76. Le Gouvernement estime que les sommes sollicitées ne sont pas justifiées par des documents pertinents.
77. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 445 EUR tous frais confondus et l'accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
78. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention sous son volet matériel ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner s'il y a eu violation du volet procédural de l'article 3 de la Convention ;
4. Dit
a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 9 000 EUR (neuf mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral,
ii. 1 445 EUR (mille quatre cent quarante-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d'impôt, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 octobre 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Andrea Tamietti
Paulo Pinto de Albuquerque
Greffier adjoint
Président
[1] . Selon le droit interne, une personne neutre, désignée comme témoin certificateur ( martor asistent ), devait assister à certains actes d'enquête, comme par exemple les perquisitions.