TALU v. TURKEY - 63465/12 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2018] ECHR 976 (27 November 2018)


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European Court of Human Rights


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/976.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2018:1127JUD006346512, [2018] ECHR 976, CE:ECHR:2018:1127JUD006346512

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DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE TALU c. TURQUIE

 

(Requête n o 63465/12)

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

27 novembre 2018

 

 

 

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l'affaire Talu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Ledi Bianku, président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ivana Jelić, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section ,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 novembre 2018,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 63465/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Umur Ekrem Talu (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 août 2012 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mês F. İlkiz et Z.K. Yıldırım, avocats exerçant à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 12 octobre 2017, le grief concernant l'atteinte qui aurait été portée au droit à la liberté d'expression du requérant a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus, conformément à l'article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1957 et réside à Istanbul.

5. À l'époque des faits, il était chroniqueur au quotidien Sabah .

6. Le 14 février 2008, R.H.B., procureur de la République de Kartal à l'époque des faits, introduisit une action en dommages et intérêts contre le requérant, alléguant qu'un article de ce dernier, intitulé « Une plaisanterie de l'atroce » ( Vahşet şakası ) et publié le 10 décembre 2017 dans Sabah , avait porté atteinte à sa réputation. Le passage de l'article mis en cause par R.H.B. se lisait comme suit :

« De nombreux fonctionnaires exercent leurs fonctions avec loyauté. Mais certains sont « main dans la main avec les tueurs ». Une culture fasciste, qui pense qu'[avoir] des affinités avec cette bassesse qui tire dans la nuque des gens et avec cette atrocité qui tranche des gorges est « un service [rendu] à l'État et à la nation », est le plus grand ennemi interne de « l'État de droit ». Bien sûr, de cette façon, ils diffusent un poison social maudit et une culture de la violence et de la haine collectives en exacerbant les tendances « fachos ordinaires » des gens ordinaires. Les relations que certains « officiels » entretiennent à Trabzon, à Malatya ou ailleurs, par indifférence ou délibérément, à l'instar des cellules [criminelles], sont sans doute dues au fait qu'ils comptent sur la tradition [selon laquelle] « le bras taché de sang aussi reste dans la chemise ». La raison pour laquelle ils s'en vantent réside dans le fait qu'on n'a pas pu faire une [notion] respectable et une conduite étatique d'une culture humanitaire selon laquelle s'enorgueillir de l'offense, de la honte et de l'atrocité n'est pas compatible avec (...) l'État, la morale, la religion, la république et la conscience. Le fait que le procureur de la République visé par les articles de presse [relatant] qu'il avait téléphoné à l'un des prévenus dans l'affaire des atrocités de Malatya [1] puisse accuser les journalistes [auteurs de ces articles] doit être une plaisanterie de l'État de droit démocratique. »

7. Le 29 mars 2011, le tribunal de grande instance de Bakırköy, considérant que l'article du requérant était attentatoire à la réputation de R.H.B. et que, en l'espèce, la protection des droits de ce dernier l'emportait sur l'intérêt public, condamna le requérant à payer à R.H.B. 15 000 livres turques (TRY) assorties d'intérêts courant à partir de la date de la publication de l'article. Il nota à cet égard que le demandeur - un procureur de la République - avait donné accès à l'un de ses proches à une ligne téléphonique enregistrée à son propre nom, qu'il avait été constaté, dans le cadre de l'affaire dite du « massacre de Malatya », qu'une conversation téléphonique avait eu lieu avec l'un des prévenus de cette affaire par le biais de cette ligne téléphonique et que la presse nationale avait relayé cette information. Considérant que l'article du requérant visait R.H.B., le tribunal estima que les expressions utilisées dans l'article litigieux outrepassaient les limites du droit à la liberté d'expression et que cet article contenait des mots ne reflétant pas la réalité. Il fit référence à cet égard aux passages suivants de l'article : « certains sont 'main dans la main avec les tueurs' », « [l]es relations [qu'ils] entretiennent (...) à l'instar des cellules [criminelles] », « sans doute dues au fait qu'ils comptent sur la tradition [selon laquelle] 'le bras taché de sang aussi reste dans la chemise' » et « le procureur de la République visé par les articles de presse [relatant] qu'il avait téléphoné à l'un des prévenus dans l'affaire des atrocités de Malatya ».

8. Le 5 octobre 2011, statuant sur un pourvoi en cassation formé par les deux parties, la Cour de cassation infirma le jugement de première instance, estimant que la partie demanderesse devait être déboutée de son action. La haute juridiction releva en effet que, dans son article, le requérant qualifiait de « plaisanterie » les plaintes de R.H.B. contre les journalistes auteurs des articles portant sur l'appel passé sur la ligne téléphonique de l'intéressé et qu'il critiquait ainsi les procédures pénales engagées à la suite de ces plaintes. Elle considéra que l'article litigieux, par son contenu et son style, était d'actualité, qu'il reflétait la réalité, qu'il était équilibré dans sa substance et sa forme, et qu'il ne contenait pas d'expression susceptible de porter atteinte aux droits de la personnalité du demandeur.

9. Le 16 février 2012, la Cour de cassation, saisie d'un recours en rectification d'arrêt formé par R.H.B., annula son arrêt du 5 octobre 2011 et confirma le jugement du tribunal de grande instance du 29 mars 2011. Elle estima que les passages suivants, contenus dans l'article du requérant, avaient outrepassé « les limites de la critique » : « certains sont 'main dans la main avec les tueurs' et [l]es relations que certains 'officiels' entretiennent (...) par indifférence ou délibérément, à l'instar des cellules [criminelles] »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

10. Le requérant allègue que la décision le condamnant à verser des dommages et intérêts à l'issue de la procédure civile intentée par R.H.B. a méconnu son droit à la liberté d'expression, tel que prévu par l'article 10 de la Convention.

A. Sur la recevabilité

11. Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

12. Le requérant soutient que sa condamnation à verser des dommages et intérêts, d'un montant considérable à ses yeux, pour un article qui était, selon lui, protégé par son droit à la liberté d'expression et dans lequel il estime avoir critiqué le pouvoir judiciaire sur le fond de l'affaire du « massacre de Malatya » est de nature à créer une entrave à la liberté de la presse.

13. Le Gouvernement soutient qu'en l'espèce il n'y a pas eu d'ingérence dans l'exercice par le requérant de son droit à la liberté d'expression. Il expose ensuite que, si l'existence d'une ingérence devait être reconnue, cette ingérence était prévue par l'article 24 du code civil et l'article 49 du code des obligations, et qu'elle poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d'autrui. Il considère en outre, toujours dans le cas où une ingérence devrait être reconnue, que l'ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique dans la mesure où, selon lui, l'article du requérant était de nature à porter atteinte à la réputation de R.H.B. et à la confiance accordée par le public à un fonctionnaire de l'État. Enfin, selon le Gouvernement, de par la nature civile de la procédure, la condamnation du requérant au paiement de dommages et intérêts était proportionnée au but légitime poursuivi.

14. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de liberté d'expression, lesquels sont résumés, notamment, dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], n o 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)) et Tarman c. Turquie (n o 63903/10, §§ 36-38, 21 novembre 2017).

15. Elle note qu'en l'espèce, à l'issue d'une procédure civile intentée par R.H.B., le requérant a été condamné à verser à ce dernier des dommages et intérêts pour atteinte à la réputation. Il a été reproché au requérant d'avoir critiqué par voie de presse le comportement de R.H.B. s'agissant des plaintes que celui-ci avait déposées contre des journalistes qui avaient publié des articles sur l'appel téléphonique passé par un proche de R.H.B. à l'un des prévenus dans le cadre d'une affaire pénale par le biais d'une ligne téléphonique enregistrée au nom de R.H.B.

16. La Cour rappelle que, pour apprécier si la mise en balance par les autorités nationales entre le droit du requérant à la liberté d'expression et le droit de la partie adverse à la protection de la réputation s'est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence ( Tarman , précité, § 38), elle doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national ( ibidem , § 40).

17. Dans la présente affaire, elle observe à cet égard que, dans son jugement du 29 mars 2011, le tribunal de grande instance a considéré que l'article du requérant était attentatoire à la réputation de R.H.B. et que, en l'espèce, la protection des droits de ce dernier l'emportait sur l'intérêt public. Pour aboutir à cette conclusion, le tribunal de grande instance a seulement indiqué, en citant certains passages de l'article litigieux (paragraphe 7 ci-dessus), que celui-ci contenait des expressions outrepassant les limites de la liberté d'expression et des mots ne reflétant pas la réalité. L'arrêt de la Cour de cassation du 16 février 2012 confirmant le jugement susmentionné du 29 mars 2011, quant à lui, n'a fait qu'indiquer que certains passages de l'article en question outrepassaient « les limites de la critique » (paragraphe 9 ci-dessus), sans motiver plus avant sa décision.

18. La Cour ne peut que constater, en l'occurrence, que les juridictions nationales se sont bornées à déclarer que l'article du requérant renfermait des éléments outrepassant « les limites de la critique » et ne reflétant pas la réalité, et qu'elles n'ont pas précisé quels critères elles avaient pris en compte pour parvenir à cette conclusion. Les décisions nationales ne permettent donc pas de savoir de quelle manière l'article du requérant avait atteint la réputation de R.H.B. et comment les juridictions ont mené à bien leur tâche consistant à mettre en balance le droit à la liberté d'expression du requérant et le droit de R.H.B. à la protection de sa réputation.

19. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que, dans les circonstances de l'espèce, les autorités nationales n'ont pas effectué une mise en balance entre les intérêts en jeu conforme aux critères établis par sa jurisprudence.

20. Partant, elle juge qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention en l'espèce.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

21. Le requérant réclame pour préjudice matériel 26 783,43 livres turques (TRY), correspondant au montant total des dommages et intérêts en question, ainsi que d'autres frais y afférents qu'il dit avoir payés à la suite de sa condamnation, et 1 055 TRY, correspondant aux frais bancaires du prêt qu'il dit avoir contracté pour payer ces dommages et intérêts. Il présente à cet égard un document, établi par le bureau d'exécution d'Istanbul, détaillant les dommages et intérêts et les frais lui incombant, ainsi qu'une attestation bancaire précisant les frais liés au prêt en question. Il sollicite également 5 000 euros (EUR) pour préjudice moral. Il demande en outre 403,30 TRY pour les frais et dépens qu'il aurait exposés dans le cadre de la procédure nationale et il fournit à cet égard trois reçus. Il demande enfin le remboursement des frais qu'il dit avoir engagés pour la procédure devant la Cour ainsi que les frais d'avocat, sans en préciser les montants ni produire de documents justificatifs.

22. Le Gouvernement considère qu'il appartient au requérant de démontrer que le préjudice matériel présenté résulte de la violation alléguée. Selon le Gouvernement, le montant demandé à ce titre est excessif. En ce qui concerne la demande présentée pour préjudice moral, le Gouvernement estime qu'il n'y a pas de lien de causalité entre le dommage allégué et la violation constatée, et que cette demande est excessive et infondée et ne correspond pas aux montants accordés par la Cour dans sa jurisprudence. Quant aux frais et dépens, le Gouvernement expose que le requérant n'a pas détaillé les demandes présentées à ce titre et qu'il n'a pas fourni de justificatif de paiement des honoraires d'avocat ni de mandat de représentation.

23. La Cour estime qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 4 000 EUR pour dommage matériel et 1 500 EUR pour dommage moral. Elle lui octroie également 60 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure nationale. En revanche, elle rejette les demandes relatives au remboursement des frais attachés à la procédure devant la Cour et aux frais d'avocat en l'absence de justificatifs à cet égard.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

 

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;

 

3. Dit

a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme, pour dommage matériel,

ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme, pour dommage moral,

iii. 60 EUR (soixante euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d'impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 novembre 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan Bakırcı Ledi Bianku
Greffier adjoint Président

 


[1] 1. E n 2007, trois missionnaires évangélistes ont été égorgés dans une maison d'édition chrétienne à Malatya (Anatolie).


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