BAYDEMIR v. TURKEY - 47884/10 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 40 (15 January 2019)


BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?

No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!



BAILII [Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback]

European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BAYDEMIR v. TURKEY - 47884/10 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 40 (15 January 2019)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/40.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2019:0115JUD004788410, CE:ECHR:2019:0115JUD004788410, [2019] ECHR 40

[New search] [Contents list] [Help]


 

 

 

DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE BAYDEMİR c. TURQUIE

 

(Requête n o 47884/10)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

 

 

 

 

STRASBOURG

 

15 janvier 2019

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Baydemir c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Julia Laffranque, présidente,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section ,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 décembre 2018,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 47884/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Osman Baydemir (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 juillet 2010 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par M e R. Yalçındağ Baydemir, avocate exerçant à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 23 octobre 2017, le grief concernant l'atteinte alléguée portée au droit à la liberté d'expression du requérant a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l'article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1971 et réside à Diyarbakır.

5. À l'époque des faits, il était maire de Diyarbakır.

6. Par un acte d'accusation du 22 juin 2006, le procureur de la République de Diyarbakır engagea une action pénale contre le requérant en raison de deux discours que l'intéressé avait tenus le 29 mars 2006 devant les manifestants rassemblés à la suite de la cérémonie d'enterrement organisée la veille pour quatorze membres d'une organisation illégale tués par les forces de l'ordre.

7. Par un arrêt du 14 avril 2008, la cour d'assises de Diyarbakır inculpa le requérant de l'infraction d'apologie du crime et de criminels et le condamna à une amende judiciaire de 1 500 livres turques (714,90 euros (EUR) à cette date). La cour d'assises estima que, même si le requérant s'était adressé aux manifestants pour les calmer et avec l'accord du préfet, les discours qu'il avait alors prononcés, dont le contenu était constitutif d'une infraction, ne pouvaient être protégés. Elle considéra que les manifestants en question s'étaient réunis à l'appel d'une organisation illégale et qu'ils devaient être considérés comme des individus qui avaient commis une infraction au nom de cette organisation. Elle jugea ensuite que les passages suivants des discours du requérant faisaient l'apologie de criminels :

« Ce que mon cœur souhaite, ce que mes compagnons et les amis qui m'entourent souhaitent, c'est que le poison [qui se trouve] dans la bombe entre dans mon œil mais pas dans celui de mon peuple, c'est qu'aucune pierre ne touche vos ongles, mais [qu'une pierre] me touche la tête. Je vous en prie, aujourd'hui on a organisé une réunion avec toutes nos organisations non gouvernementales et tous nos maires. On vous remercie du fond du cœur pour votre bonne volonté, pour le courage [que vous avez manifesté] jusqu'à maintenant. Vous avez revendiqué votre identité, vous avez revendiqué [les malheureux que vous avez perdus] et votre souffrance, nous sommes aussi avec vous, soyez-en sûrs. Nous devons nous écouter pour les efforts que vous faites pour la paix, les amis, (...) les enfants, ne venez pas avec nous. Écoutez, les raisons de notre peine étaient quatorze, aujourd'hui elles sont devenues dix-sept, ça suffit, qu'elles ne deviennent pas dix-huit (...). Tout ce que vous allez faire à partir de maintenant est de nature à nuire à notre ville, à votre demande de démocratie, à votre demande de liberté. Selon notre foi, selon notre opinion, notre deuil dure trois jours. Pendant ce deuil de trois jours, partageons la peine de nos familles. Qu'elles sachent bien aussi que cette peine n'est pas seulement à elles, mais qu'elle appartient à l'ensemble de ce peuple. »

8. Le 18 janvier 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation formé par le requérant.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

9. L'article 215 du code pénal (loi n o 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1 er juin 2005) en vigueur à l'époque des faits se lisait comme suit :

« Quiconque fait publiquement l'éloge d'un crime commis ou d'une personne en raison du crime qu'elle a commis est passible d'une peine pouvant aller jusqu'à deux ans d'emprisonnement. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

10. Le requérant se plaint d'une atteinte à son droit à la liberté d'expression en raison de sa condamnation pénale.

A. Sur la recevabilité

11. Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

12. Le requérant soutient qu'il avait cherché par ses discours à apaiser les manifestants et qu'il les avait invités à rentrer chez eux, et que les discours en question ne contenaient aucun appel à la violence.

13. Le Gouvernement expose que l'ingérence litigieuse était prévue par l'article 215 du code pénal et qu'elle poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de la préservation de l'intégrité territoriale et de la défense de l'ordre. Il soutient en outre que dans la mesure où, selon lui, le requérant avait fait un discours élogieux à l'égard des activités d'une organisation terroriste et d'une foule qui avait commis des actes sur instruction de cette organisation, l'ingérence litigieuse, consistant en l'infliction d'une amende judiciaire d'un montant insignifiant, était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

14. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d'expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], n o 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Bülent Kaya c. Turquie (n o 52056/08, §§ 36-40, 22 octobre 2013).

15. Elle note en l'espèce que la condamnation du requérant à une amende judiciaire constitue une ingérence dans le droit de celui-ci à la liberté d'expression (voir, mutatis mutandis , Çamyar c. Turquie (n o 2) , [comité], n o 16899/07, § 59, 10 octobre 2017).

16. Elle observe que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l'article 215 du CP. Elle admet en outre que l'ingérence poursuivait des buts légitimes au regard de l'article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la préservation de l'intégrité territoriale et la défense de l'ordre.

17. Quant à la nécessité de l'ingérence, la Cour constate que, par ses discours, le requérant visait à mettre fin aux manifestations ayant eu lieu à la suite de la cérémonie d'enterrement de membres d'une organisation illégale et communiquait ses idées et opinions sur une question relevant incontestablement de l'intérêt général dans une société démocratique, à savoir la nécessité de partager les souffrances des personnes en raison de la perte de leurs proches, sans causer de débordements. Elle estime que, pris dans leur ensemble, les discours litigieux ne contenaient aucun appel à l'usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu'ils ne constituaient pas un discours de haine, ce qui est à ses yeux l'élément essentiel à prendre en considération ( Sürek c. Turquie (n o 4) [GC], n o 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, et Belek et Velioğlu c. Turquie , n o 44227/04, § 25, 6 octobre 2015).

18. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la mesure incriminée ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu'elle n'était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n'était pas nécessaire dans une société démocratique.

19. Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

20. Le requérant réclame 473,85 EUR au titre du préjudice matériel qu'il aurait subi, cette somme correspondant selon lui au montant de l'amende judiciaire qu'il dit avoir dû payer ainsi qu'aux intérêts qui auraient couru depuis la date du paiement. Il présente à cet égard l'ordre de paiement et le reçu du paiement relatifs à l'amende en cause. Il sollicite également 15 000 EUR au titre du préjudice moral qu'il estime avoir subi. Il demande enfin 1 375,60 EUR pour les frais d'avocat, 68 EUR pour les frais de photocopie et de poste et 154,87 EUR pour les frais de traduction. Il présente à cet égard la convention d'honoraires signée par son avocate, trois reçus délivrés par la poste et une attestation de paiement signée par son traducteur.

21. Le Gouvernement soutient que les demandes présentées au titre des dommages matériel et moral sont non étayées et excessives. Il considère en outre qu'il n'y a pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage moral allégué. Il estime enfin que les sommes demandées au titre des frais et dépens sont excessivement élevées et qu'elles ne concernent pas exclusivement les démarches relatives au redressement de la violation alléguée.

22. La Cour considère qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 475 EUR au titre du préjudice matériel et 2 500 EUR au titre du préjudice moral. Quant aux frais et dépens, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

 

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;

 

3. Dit

a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :

i. 475 EUR (quatre cent soixante-quinze euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage matériel,

ii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral,

iii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d'impôt, pour frais et dépens ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 janvier 2019, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan Bakırcı Julia Laffranque
Greffier adjoint Présidente

 


BAILII: Copyright Policy | Disclaimers | Privacy Policy | Feedback | Donate to BAILII
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/40.html