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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> YILDIZ AND OTHERS v. TURKEY - 39543/11 (Judgment : Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 659 (01 October 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/659.html Cite as: [2019] ECHR 659 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YILDIZ ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête n o 39543/11)
ARRÊT
STRASBOURG
1 er octobre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Yıldız et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Egidijus Kūris,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint d e section ,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 septembre 2019 ,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (n o 39543/11) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, MM. Sabahattin Yıldız, Murat Yıldız et Ramazan Bayram (« les requérants »), ont saisi la Cour le 20 mai 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par M es S. Aracı Bek et T. Bek, avocats à Adana. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 15 décembre 2017 , le grief concernant l’atteinte qui aurait été portée au droit des requérants à la liberté d’expression a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Les requérants sont nés respectivement en 1986, 1974 et 1964 et résident à Adana.
5. Par un acte d’accusation du 30 octobre 2007, le procureur de la République d’Adana inculpa les requérants et quatorze autres personnes du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison de leurs actes, le 2 octobre 2007, lors d’une déclaration à la presse et des obsèques d’un ancien membre du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée illégale) qui avait été tué par les forces de l’ordre lors d’un conflit armé. Il leur reprochait, entre autres, d’y avoir scandé des slogans illégaux.
6. Le 24 décembre 2008, la cour d’assises d’Adana (« la cour d’assises ») condamna les requérants à dix mois d’emprisonnement du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste en application de l’article 7 § 2 de la loi n o 3713 sur la lutte contre le terrorisme (« loi n o 3713 »). Dans son arrêt, la cour d’assises exposait que certains accusés avaient participé à la fois à la déclaration à la presse et aux funérailles d’un membre du PKK alors que les autres avaient participé uniquement aux funérailles. Cette juridiction considérait que, pris dans leur ensemble, le contenu d’un discours tenu lors de la déclaration à la presse litigieuse, les slogans scandés lors du défilé, les pancartes et les devises portées, les photographies prises devant le drapeau du PKK et les propos tenus lors des funérailles s’analysaient en une incitation à la terreur et en une propagande en faveur du PKK.
7. Le 24 décembre 2008, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants et confirma l’arrêt de la cour d’assises.
8. Le 6 juillet 2012, la cour d’assises, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi n o 6352 (paragraphe 12 ci-dessous) et se fondant sur l’article 1 provisoire de cette loi, décida de suspendre l’exécution des peines infligées aux requérants, et le 21 décembre 2012, elle prononça un sursis à l’exécution de la décision de condamnation.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’article 7 § 2 de la loi n o 3713
9. L’article 7 § 2 de la loi n o 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, était libellé comme suit :
« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci-dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende lourde de 50 millions à 100 millions de livres (...) »
10. Après avoir été modifié par la loi n o 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi n o 3713 disposait ce qui suit :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine d’un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »
11. Depuis la modification opérée par la loi n o 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition se lit ainsi :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant ou en faisant l’apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l’utilisation de telles méthodes sera condamné à une peine d’un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »
B. La loi n o 6352
12 . La loi n o 6352, intitulée « loi portant modification de diverses lois aux fins de l’optimisation de l’efficacité des services judiciaires et de la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias » (« la loi n o 6352 »), est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle prévoit en son article 1 provisoire, alinéas 1 c) et 3, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive consistant en une amende ou en un emprisonnement inférieur à cinq ans infligée pour la commission d’une infraction réalisée par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion, à la condition que l’infraction sanctionnée par une telle peine ait été commise avant le 31 décembre 2011.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 10 ET 11 DE LA CONVENTION
13. Les requérants dénoncent leur condamnation pénale en ce qu’elle aurait été constitutive d’une atteinte à leur droit à la liberté de réunion et à la liberté d’expression. Ils invoquent les articles 10 et 11 de la Convention au soutien de leurs prétentions.
14. Rappelant qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant ( Radomilja et autres c. Croatie [GC] , n os 37685/10 et 22768/12 , § 126, 20 mars 2018), la Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous le seul angle de l’article 10 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
15. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité tenant au non-épuisement des voies de recours internes et à l’absence de statut de victime des requérants. D’une part, il allègue que les intéressés auraient dû saisir la Cour constitutionnelle dans la mesure où, par son arrêt du 21 décembre 2012, la cour d’assises a révisé sa décision en prononçant le sursis à l’exécution de la peine qui leur a été infligée. D’autre part, il soutient que les requérants n’ont plus le statut de victime dans la mesure où ils ont bénéficié d’un sursis à l’exécution des peines prononcées à leur encontre.
16. Les requérants n’ont pas répondu aux arguments du Gouvernement.
17. S’agissant de la première exception, la Cour rappelle avoir déjà jugé que la suspension de l’exécution des peines prévue par la loi n o 6352 ne constituait pas une révision du fond de l’affaire, mais bien une modification portant sur la durée des peines prononcées sur le fondement de la loi n o 3713 et devenues définitives ( Öner et Türk c. Turquie , n o 51962/12 , § 17, 31 mars 2015) . En l’espèce, la procédure interne avait pris fin par l’arrêt du 24 décembre 2008 de la Cour de cassation et, partant, les peines prononcées à l’encontre des requérants étaient devenues définitives avant le 23 septembre 2012, date à laquelle les dispositions relatives au recours individuel devant la Cour constitutionnelle sont entrées en vigueur. Partant, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes avancée par le Gouvernement.
18. Quant à la deuxième exception, la Cour estime que la mesure de sursis à l’exécution de la peine ne peut passer pour prévenir ou réparer les conséquences de la procédure pénale dont les intéressés ont directement subi les dommages en raison de l’atteinte en découlant à l’exercice de sa liberté d’expression (voir, mutatis mutandis , Aslı Güneş c. Turquie (déc.), n o 53916/00, 13 mai 2004, Yaşar Kaplan c. Turquie , n o 56566/00, §§ 32 et 33, 24 janvier 2006, et Ergündoğan c. Turquie , n o 48979/10, § 17, 17 avril 2018). Il convient donc de rejeter également cette exception.
19. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
20. Les requérants soutiennent que leur condamnation à une peine d’emprisonnement a méconnu leur droit à la liberté d’expression.
21. Le Gouvernement soutient que si l’existence d’une ingérence devait être reconnue par la Cour, cette ingérence dans l’exercice du droit des requérants à la liberté d’expression était prévue par l’article 7 § 2 de la loi n o 3713 et qu’elle poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime. Selon le Gouvernement, les requérants avaient participé à des réunions organisées autour des funérailles d’un membre du PKK et avaient scandé des slogans en faveur de cette organisation illégale. Il estime que, pour cette raison, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
22. La Cour note que, en l’espèce, les requérants se plaignent de leur condamnation au pénal du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison de leurs actes à certaines manifestations – condamnation dont il a été sursis à l’exécution en application de l’article 1 provisoire de la loi n o 6352. Elle considère que les sanctions pénales ainsi infligées aux requérants, même assortie d’un sursis à l’exécution, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elles ont pu provoquer, constituent une ingérence dans le droit des intéressés à la liberté d’expression ( Erdoğdu c. Turquie , n o 25723/94, § 72, CEDH 2000 ‑ VI, et Ergündoğan , précité, § 26 ; voir aussi, a contrario , Otegi Mondragon c. Espagne , n o 2034/07, § 60, CEDH 2011).
23. Elle observe en outre que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 7 § 2 de la loi n o 3713, et qu’elle poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
24. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], n o 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Belge c. Turquie (n o 50171/09, §§ 31, 34 et 35, 6 décembre 2016). Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se situer essentiellement par rapport à la motivation retenue par les juridictions turques à l’appui de la condamnation pénale des intéressés ( Gözel et Özer c. Turquie , n os 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010 ).
25. Elle note que, en l’espèce, les tribunaux internes reconnurent les intéressés coupables de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison du contenu d’un discours tenu, des slogans scandés, des pancartes et des devises portées, des photographies prises devant le drapeau du PKK et des propos tenus lors des réunions publiques litigieuses. Toutefois, elle relève que la cour d’assises n’a pas exposé les faits et gestes répréhensibles et individuellement attribuables aux requérants ni d’ailleurs aux autres personnes mises en cause et condamnées au même titre que les intéressés.
26. En tout état de cause, la Cour constate que ni l’arrêt de la cour d’assises ni celui de la Cour de cassation l’ayant confirmé n’apportent d’explication suffisante sur la question de savoir si les discours et propos tenus, les slogans scandés, les pancartes et les devises portées et les photographies prises durant les réunions publiques litigieuses, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire, pouvaient être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération ( Mart et autres c. Turquie , n o 57031/10, § 32, 19 mars 2019).
27 . Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les mesures prises par les autorités internes à l’égard des requérants ne répondaient pas à un besoin social impérieux, qu’elles n’étaient pas, en tout état de cause, proportionnées aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elles n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.
28. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
29. Les requérants réclament séparément 5 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 5 000 EUR pour préjudice moral qu’ils estiment avoir subi. Présentant en outre une convention d’honoraires signée entre eux et leurs avocats, ils demandent 5 252 EUR pour les frais de représentation. Ils réclament en outre 174 EUR pour les frais de traduction. Ils ne présentent aucun justificatif concernant cette dernière demande.
30. Le Gouvernement soutient que la demande présentée pour dommage matériel n’est pas étayée par des documents pertinents et qu’elle est excessive. S’agissant de la demande formulée pour dommage moral, il soutient qu’elle ne présente pas de lien de causalité avec la violation alléguée et que, en tout état de cause, elle est non étayée et excessive et ne correspond pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour. Pour ce qui est de la demande relative aux frais et dépens, il expose que les requérants n’ont fourni aucun document ou justificatif à l’appui de cette prétention.
31. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette la demande y afférente. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer séparément à chacun des requérants 2 500 EUR pour préjudice moral. S’agissant des frais d’avocat, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR et l’accorde aux requérants conjointement. Quant à la demande relative aux frais de traduction, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette cette demande, faute pour les requérants d’avoir produit les justificatifs nécessaires à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 2 500 EUR (deux mille cinq cent euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, séparément à chacun des requérants ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, à tous les requérants conjointement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1 er octobre 2019 , en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président