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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CIN v. TURKEY - 31605/12 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 662 (01 October 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/662.html Cite as: [2019] ECHR 662 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CİN c. TURQUIE
(Requête n o 31605/12)
ARRÊT
STRASBOURG
1 er octobre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cin c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Egidijus Kūris,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint d e section ,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 septembre 2019 ,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (n o 31605/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Emrullah Cin (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 avril 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par M es M. Beştaş et M. Dan ış Beştaş, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 12 septembre 2016 , le grief concernant l’atteinte qui aurait été portée au droit du requérant à la liberté d’expression a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1963 et réside à Diyarbakır . À l’époque des faits, il était maire de Viranşehir ( Şanlıurfa) .
5. Par un acte d’accusation daté du 29 novembre 2007, le procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur ») engagea des poursuites à son encontre du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison d’un discours que l’intéressé avait tenu le 21 mars 2007 à l’occasion des célébrations de la fête de Newroz.
6. Le 6 novembre 2008, la cour d’assises de Diyarbakır (« la cour d’assises ») reconnut le requérant coupable de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste et le condamna à un an et six mois d’emprisonnement en application de l’article 7 § 2 de la loi n o 3713. Pour se prononcer ainsi, elle se fonda sur les éléments suivants : dans son discours, l’intéressé avait désigné le terroriste Abdullah Öcalan comme étant le chef du peuple kurde, et il avait affirmé que le public rassemblé et lui‑même le reconnaissaient comme tel de leur propre volonté ; il avait en outre parlé d’un empoisonnement de Abdullah Öcalan et avait précisé que ce dernier était incarcéré et placé en isolement depuis 1999 ; il avait aussi indiqué que les Kurdes voulaient la reconnaissance de leur identité, qu’Ankara n’entendait pas leur voix et que seule la direction du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée) avait entendu leur souhait ; et, de plus, il avait employé l’expression « sayın [1] Öcalan » pour se référer au chef du PKK. Elle estima que les propos tenus par le requérant n’avaient aucun rapport avec les célébrations de Newroz, et qu’il s’agissait d’un discours qui faisait de la propagande en faveur du PKK et qui avait été prononcé en vue de provoquer et d’influencer le public rassemblé. Elle estima aussi, en se fondant sur le contenu du procès-verbal d’incident et la retranscription d’un CD-ROM comportant les images de la manifestation, qu’il était établi que le public avait scandé les slogans « Biji serok Apo » et « œil pour œil, sang pour sang, nous te suivons Öcalan » et avait brandi des pancartes en faveur du PKK. La cour d’assises considéra, notamment étant donné l’impact du discours litigieux sur le public, que les paroles du requérant ne pouvaient pas être couvertes par la liberté d’expression.
7. Le 31 janvier 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant et confirma la décision rendue en première instance.
8. Le 11 juin 2012, la cour d’assises, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi n o 6352 (paragraphe 12 ci-dessous), décida, en application de l’article 1 provisoire de celle-ci, de surseoir à l’exécution de la peine infligée au requérant.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’article 7 § 2 de la loi n o 3713
9. L’article 7 § 2 de la loi n o 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, était libellé comme suit :
« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci‑dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende lourde de 50 millions à 100 millions de livres (...) »
10. Après avoir été modifié par la loi n o 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi n o 3713 disposait ce qui suit :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...) »
11. Depuis la modification opérée par la loi n o 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition se lit ainsi :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant les méthodes de contrainte, de violence ou de menace de ce type d’organisations, en faisant leur apologie ou en incitant à leur utilisation sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement (...) »
B. La loi n o 6352
12 . La loi n o 6352, intitulée « loi portant modification de diverses lois aux fins de l’optimisation de l’efficacité des services judiciaires et de la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias » (« la loi n o 6352 »), est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle prévoit en son article 1 provisoire, alinéas 1 c) et 3, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive consistant en une amende ou en un emprisonnement inférieur à cinq ans infligée pour la commission d’une infraction réalisée par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion, à la condition que l’infraction sanctionnée par une telle peine ait été commise avant le 31 décembre 2011.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
13. Le requérant dénonce sa condamnation pénale en ce qu’elle aurait été constitutive d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention au soutien de ses prétentions.
14. Le Gouvernement conteste cette thèse.
15. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
16. Le requérant allègue que sa condamnation pénale a méconnu son droit à la liberté d’expression.
17. Le Gouvernement réplique que l’ingérence portée dans l’exercice par le requérant de son droit était prévue par l’article 7 § 2 de la loi n o 3713 et qu’elle poursuivait les buts de la protection de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime : aussi, à ses yeux, dans les circonstances de la cause, ladite ingérence avait-elle une base légale. Selon le Gouvernement, les déclarations incriminées, faites par une personne jouissant d’une certaine considération politique – le requérant étant maire de Viranşehir à l’époque des faits –, pouvaient raisonnablement conduire les autorités nationales à redouter une intensification des activités terroristes sur le territoire. Le Gouvernement estime que, pour cette raison, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
18. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence dans l’exercice par ce dernier de son droit à la liberté d’expression, que cette ingérence était prévue par la loi, en l’occurrence l’article 7 § 2 de la loi n o 3713, et qu’elle poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
19. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], n o 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Belge c. Turquie (n o 50171/09, §§ 31, 34 et 35, 6 décembre 2016). Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se situer essentiellement par rapport à la motivation retenue par les juridictions turques à l’appui de la condamnation pénale de l’intéressé ( Gözel et Özer c. Turquie , n os 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010 ).
20. Elle note que, en l’espèce, le requérant a été condamné au pénal pour propagande en faveur d’une organisation terroriste à raison du contenu du discours qu’il avait tenu lors d’une réunion publique et des slogans qui avaient été scandés par le public à la suite de ce discours. Examinant les décisions rendues en l’espèce par les juridictions nationales, la Cour constate que ni l’arrêt de la cour d’assises ni celui de la Cour de cassation, qui a confirmé la décision prononcée en première instance, n’apportent d’explications suffisantes sur la question de savoir si le discours de l’intéressé et les slogans scandés par le public, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire, pouvaient être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération ( Zana c. Turquie [GC], 25 novembre 1997, §§ 57 ‑ 60, Recueil des arr ê ts et d é cisions 1997 ‑ VII, S ü rek c. Turquie ( n o 4) [GC], n o 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, Perin ç ek c. Suisse [GC], n o 27510/08, §§ 204-208, CEDH 2015 (extraits), G ü l et autres c. Turquie , n o 4870/02, § 41 et 42, 8 juin 2010, et Belek et Velioğlu c. Turquie , n o 44227/04, § 25, 6 octobre 2015).
21. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure prise par les autorités internes à l’encontre du requérant ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
22. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
23. Le requérant réclame 100 000 livres turques (TRY) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.
Il demande également 12 000 TRY pour les frais et dépens qu’il affirme avoir engagés. À l’appui de cette demande, il fournit à la Cour un tableau récapitulatif établi par ses avocats détaillant le travail effectué par ceux‑ci pour le traitement du dossier et mentionnant d’autres frais y afférents. Il ne présente aucun justificatif de paiement pour ces derniers frais.
24. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la demande formulée pour dommage moral et la violation constatée. Quant à la demande relative aux frais et dépens, il expose que le requérant n’a pas présenté de justificatifs de paiement relativement aux frais d’avocat et aux autres frais allégués.
25. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 2 500 euros (EUR) pour préjudice moral. Quant aux frais et dépens, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable la somme de 1 000 EUR pour les frais d’avocat et l’accorde au requérant. S’agissant des autres frais, la Cour rejette la prétention formulée à ce titre, faute pour le requérant d’avoir produit les justificatifs nécessaires à cet égard.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral,
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1 er octobre 2019 , en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président
[1] . Le mot sayın a été traduit ici par « estimé ». Il peut se traduire aussi par « honoré », « cher/chère » ou bien « monsieur ». Dans le langage écrit et parlé, ce terme est placé avant le nom des personnes concernées en signe de respect. Selon le contexte, l’utilisation du mot sayın peut aussi être interprétée comme une manière de louer ou de vanter une personne condamnée pour une infraction ( Faruk Temel c. Turquie , n°16853/05, § 7, 1 er février 2011).