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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> L.P. AND CARVALHO v. PORTUGAL - 24845/13 (Judgment : Freedom of expression-{general} : Third Section Committee) French Text [2019] ECHR 705 (08 October 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/705.html Cite as: [2019] ECHR 705 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE L.P. ET CARVALHO c. PORTUGAL
(Requêtes nos 24845/13 et 49103/15)
ARRÊT
STRASBOURG
8 octobre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire L.P. et Carvalho c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Helen Keller, présidente,
Paulo Pinto de Albuquerque,
María Elósegui, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 septembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 24845/13 et 49103/15) dirigées contre la République portugaise et dont deux ressortissants de cet État, MM. L.P. (« le premier requérant) et Pedro Miguel Carvalho (« le deuxième requérant »), ont saisi la Cour les 1er avril 2013 et 23 septembre 2015 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). En ce qui concerne la requête no 24845/13, la présidente de la section a accédé à la demande de non‑divulgation de son identité formulée par le deuxième requérant (article 47 § 4 du règlement).
2. Le deuxième requérant a été représenté par Me F. Teixeira da Mota, avocat exerçant à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.
3. Le 1er décembre 2017, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement et la requête no 24845/13 a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Les requérants sont nés respectivement en 1965 et en 1971. Ils résident respectivement à Lisbonne et à Guimarães. Ils sont tous deux avocats.
A. Requête no 24845/13 (L.P. c. Portugal)
1. La genèse de l’affaire
5. Le 7 mai 2007, G., représenté par le requérant en sa qualité d’avocat, introduisit une action civile devant le tribunal de Gouveia. Il réclamait la somme de 200 000 euros (EUR) à son frère, A.
6. Le 18 décembre 2007, le requérant fut informé que la date de l’audience préliminaire (audiência preliminar) avait été fixée au 23 janvier 2008.
7. L’audience eut lieu à cette date au tribunal de Gouveia. Elle fut présidée par la juge A.A., en présence des avocats des parties, dont le requérant, et de A.
8. Le 19 février 2008, le requérant adressa une lettre au Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM »). Il se plaignait de la juge A.A. en ces termes :
« Je souhaite par la présente porter à votre connaissance certaines irrégularités survenues dans le cadre de la procédure indiquée ci-dessus que je souhaiterais voir clarifiées, notamment :
– une attente de plusieurs mois pour la fixation de la date de l’audience préliminaire ;
– la non-utilisation de cette audience pour élaborer la décision préparatoire (despacho saneador) ;
– d’après les informations données par Madame la Juge, la décision préparatoire avait été rédigée par elle à partir de l’ordinateur de sa fille et lorsqu’elle avait voulu l’imprimer au tribunal, celle-ci était illisible ;
– [Madame la Juge] s’est engagée à l’envoyer par courrier le jour même ;
– ce qui n’a toujours pas été fait jusqu’à aujourd’hui, alors qu’un mois est passé ;
– ainsi, alors qu’un mois est passé depuis la tenue de l’audience préliminaire, le demandeur que je représente n’a toujours pas reçu le procès-verbal de l’audience préliminaire ni la décision préparatoire ;
– le tribunal ne s’est en outre toujours pas prononcé à propos d’une demande d’intervention d’une tierce partie formulée le jour même de l’audience préliminaire ;
– au cours de cette audience préliminaire, [je me suis] aperçu qu’il existait une ambiance de grande intimité (um clima de grande intimidade) entre Madame la Juge et le représentant du défendeur ;
– ladite audience a à peine servi à examiner l’exposition (articulados) du demandeur et à entendre le tribunal dire qu’il n’allait pas demander qu’elle soit corrigée et qu’il allait simplement rejeter (!!!) plusieurs des demandes formulées si l’action devait néanmoins se poursuivre ;
– le demandeur, qui était présent, n’a même pas été invité à entrer dans le bureau de Madame la Juge, qui n’a procédé à aucune tentative de conciliation. »
(...) »
9. À la suite de cette lettre, le CSM demanda des explications à la juge A.A. Celle-ci répondit que l’affaire lui avait été attribuée le 29 novembre 2007 et que, après examen du dossier, elle avait fixé le 10 décembre 2007 la date de l’audience préliminaire au 23 janvier 2008. Elle indiqua ensuite qu’elle avait bien fait une tentative de conciliation, comme l’attestait le procès-verbal de l’audience. Elle exposa ne pas avoir invité le demandeur à assister à l’audience au motif que le requérant, son avocat, disposait des pouvoirs pour accepter un accord. Elle expliqua ensuite qu’elle n’avait pas envoyé la décision préparatoire aux parties parce que le demandeur, représenté par le requérant, avait présenté le 25 janvier 2018 une demande visant à l’intervention d’un tiers et que la procédure était pendante en attente de la réponse de la partie adverse. Quant aux accusations qui avaient été formulées par le requérant sur l’ambiance de grande complicité existant entre l’avocat du défendeur et elle, elle répondit que celles-ci n’étaient pas étayées.
10. Le 20 mai 2008, le CSM classa sans suite la plainte déposée par le requérant à l’encontre de la juge A.A.
2. La procédure pénale pour diffamation
11. Par une lettre du 24 juin 2008, une avocate mandatée par la juge A.A. informa le requérant que sa cliente allait le poursuivre en diffamation en raison des accusations qu’il avait formulées à son encontre, lesquelles avaient, selon l’intéressé, porté atteinte à sa réputation et son honneur.
12. Le parquet près le tribunal de Lisbonne fut saisi de l’affaire. Dans le cadre de cette procédure, la juge A.A. réclama la somme de 10 000 euros (EUR) pour le préjudice moral qu’elle disait avoir subi.
13. À une date non précisée, le parquet près le tribunal de Lisbonne présenta ses réquisitions à l’encontre du requérant.
14. Le 18 décembre 2009, le requérant demanda l’ouverture de l’instruction (contrôle judiciaire de l’enquête).
15. À une date non précisée, le juge d’instruction rendit une ordonnance de renvoi en jugement (despacho de pronúncia) à l’encontre du requérant pour diffamation aggravée en vertu des articles 180 § 1 et 184 du code pénal (CP) (paragraphes 42 et 43 ci-dessous).
16. Au cours du procès devant le tribunal de Lisbonne, le requérant déclara avoir agi dans le cadre de son mandat d’avocat. Il exposa qu’il avait effectivement perçu une ambiance de grande intimité, c’est-à-dire une grande proximité, entre la juge A.A et l’avocat du défendeur, pour les raisons suivantes :
- l’avocat du défendeur relevait du ressort du tribunal en cause,
- au cours de l’audience préliminaire, celui-ci avait été particulièrement bruyant, parlait fort et avait dit que l’action devait « mourir » à ce moment,
- son client n’avait pas été invité à entrer dans le bureau de la juge, contrairement au défendeur, A.
17. Par un jugement du 24 janvier 2012, le tribunal de Lisbonne reconnut le requérant coupable de diffamation aggravée et le condamna à trente jours-amende au taux journalier de dix euros, soit 300 EUR, et au paiement de la somme de 750 EUR à la juge A.A. pour le préjudice moral subi par celle-ci. Le tribunal jugea que les accusations du requérant à l’encontre de la juge A.A. constituaient des jugements de valeur qui mettaient en cause son devoir d’impartialité et son honneur professionnel et n’étaient pas fondées sur des éléments de faits concrets. Il considéra que le requérant n’avait pas prouvé qu’il existait une ambiance de grande intimité entre la juge A.A. et l’avocat de la partie adverse. En outre, la décision préliminaire n’aurait pu être rendue sans que la juge A.A. ait pris une décision quant à la demande d’intervention d’une tierce partie formulée par le requérant, ce que celui-ci aurait dû le savoir eu égard à sa qualité d’avocat.
18. Le 23 février 2012, le requérant interjeta appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. Il alléguait avoir agi dans le cadre de son mandat et ce afin d’obtenir des clarifications sur le déroulement de la procédure, au moyen d’une procédure non publique, devant le CSM. Il contestait l’appréciation des faits par le tribunal et niait avoir émis des jugements de valeur à l’encontre de la juge A.A., assurant n’avoir jamais eu l’intention de porter atteinte à son honneur.
19. La juge A.A. interjeta également appel du jugement et réclama une indemnisation plus élevée pour le dommage moral qu’elle estimait avoir subi.
20. Par un arrêt du 4 décembre 2012, la cour d’appel de Lisbonne confirma la peine qui avait été appliquée au requérant par le tribunal de Lisbonne (paragraphe 17 ci-dessus). Quant aux accusations litigieuses, elle considéra que :
– si le client du requérant n’avait pas été invité à l’audience préliminaire, le requérant aurait pu demander qu’il le fût, et
– l’intimité supposait l’existence d’une relation affective, notamment d’amitié, ce que le comportement allégué de l’avocat du défendeur pendant l’audience préliminaire ne permettait pas de prouver.
À l’instar du tribunal de Lisbonne, la cour d’appel considéra que les accusations que le requérant avait formulées dans son exposé au CSM relevaient de jugements de valeur et avaient dépassé les limites de la critique admissible. Elle jugea ces accusations injurieuses et graves puisqu’elles se rapportaient à la façon dont la juge A.A. avait exercé ses fonctions. Elle estima par ailleurs que la qualité d’avocat du requérant ne pouvait justifier la formulation de telles accusations.
La cour d’appel fit partiellement droit au recours de la juge A.A. et porta l’indemnisation (paragraphe 17 ci-dessus) que le requérant avait été condamné à payer à 5 000 EUR.
Elle décida enfin de ne pas inscrire cette condamnation dans le casier judiciaire du requérant.
21. Le requérant présenta une réclamation devant la cour d’appel, alléguant que l’arrêt manquait de clarté. Il fut débouté de sa demande par un arrêt du 12 mars 2013. Il déposa ensuite un recours en uniformisation de jurisprudence devant la Cour suprême en soutenant que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne était en contradiction avec un autre arrêt prononcé par la Cour suprême concernant une affaire similaire. Par un arrêt du 24 juin 2013, la Cour suprême rejeta son recours au motif que l’affaire qu’il avait invoquée n’était pas similaire aux circonstances de l’espèce.
22. Le 22 mai 2013, le requérant paya l’amende de 300 EUR. Il versa à la juge A.A. les 5 000 EUR en deux fois, les 10 avril et 9 mai 2013.
B. La requête no 49103/15 (Carvalho c. Portugal)
1. La procédure pénale à l’origine de l’affaire (procédure interne no 21/06.0GAFLG)
24. Le requérant est avocat. Il représenta quatre individus, d’origine tsigane, dont A. et P., dans le cadre d’une procédure pénale ouverte contre eux pour injures qualifiées, refus d’obtempérer (resistência) et violences sur forces de l’ordre (coação). Ces derniers furent reconnus coupables de ces chefs par un jugement du 29 juillet 2008 du tribunal de Felgueiras qui les condamna à douze mois d’emprisonnement et au paiement de dommages et intérêts aux agents concernés. Prononcé par la juge A.F., ce jugement se lisait comme suit dans sa partie relative aux faits pertinente en l’espèce :
« (...)
1. Le 7 janvier 2006, autour de 22 h 15, les agents de la gendarmerie (Guarda Nacional Republicana) de cette ville, L.V., A.J., L.V. et R.F., en uniforme, se trouvaient dans l’exercice de leurs fonctions dans le quartier J.P. de cette ville afin de mettre fin à une fête organisée par un groupe de personnes d’origine tsigane (environ quarante personnes) (...) ;
(...)
4. (...) une foule grondante (ululante) encerclait les agents, les insultait et criait (...)
5. Entre-temps, la mission des agents prit une tournure incontrôlable étant donné que les gitans agresseurs (ciganos agressores) étaient en nombre supérieur à la patrouille.
(...)
25. Tous les accusés, à l’exception de l’accusé P.C., sont connus des agents de la gendarmerie de Felgueiras comme « clients du poste, en ce sens qu’ils s’y rendent à la suite d’altercations, de désordres et d’infractions de nature variée commises par eux ou par d’autres personnes de leurs clans (..).
(...)
33. L’accusé P. vit avec sa compagne et trois enfants mineurs dans un logement social et dispose d’un revenu social d’insertion de 637 EUR par mois et d’une subvention pour enfants mineurs de 163 EUR. Ses conditions d’habitation sont mauvaises, non pas en raison de l’espace physique en lui-même, mais plutôt en raison du mode de vie de son ethnie (peu d’hygiène, ceci faisant l’objet d’un suivi des services sociaux).
(...).»
23. Le jugement indiquait que les faits établis se fondaient sur les déclarations faites par les agents de police au cours des débats, et notamment celles de :
– l’agent R.F., qui avait dit connaître les accusés dans la mesure où ils étaient selon lui des « usagers habituels du poste » et avait indiqué que trois des accusés dirigeaient la révolte et que les femmes et les enfants « grondaient sauvagement » (a guincharem selvaticamente) ;
– l’agente A.J., qui avait dit qu’elle connaissait parfaitement les quatre accusés étant donné qu’elle travaillait au poste de gendarmerie [en cause] dont les intéressés étaient des « voyous (meliantes)/clients habituels » ;
– l’agent A.V., qui avait déclaré que les quatre accusés ainsi que leurs familles nombreuses étaient des « clients fixes et privilégiés de la gendarmerie » ;
– l’agent P.L., agent de la gendarmerie de Penafiel, qui avait indiqué qu’il y avait une centaine de gitans, soit « une foule incontrôlable, une populace (turba) qui donnait des coups et proférait des insultes (...) » ;
– l’agent L.V., qui avait dit que les leaders du groupe qui avaient encouragé et incité « la foule grondante et furieuse » à s’opposer à l’intervention des agents étaient l’accusé M. et ses deux fils, qui étaient armés de bâtons.
24. Le jugement poursuivait comme suit l’examen de l’affaire :
« Les faits jugés comme non établis n’ont pas été prouvés de façon certaine et convaincante compte tenu de l’indéniable comédie (indesmentível rábula) et du caractère non véridique flagrant et improuvable des versions présentées et mises en scène par l’accusé P., qui a voulu faire croire qu’il était en train de dormir et que c’étaient les agents qui avaient frappé à sa porte et l’avaient agressé ; il n’y a donc aucune raison de croire à la comédie de la « persécution et victimisation des pauvres gitans ! » (« perseguição e vitimização dos ciganos coitadinhos »[1]) (...).
(...)
(...) il n’existe aucune circonstance atténuante en leur faveur, si ce n’est l’absence d’antécédents judiciaires pour les accusés P. et M. [Les accusés] n’ont pas contribué à la découverte de la vérité, n’ont pas montré qu’ils regrettaient ce qu’il s’était passé, et ils n’ont même pas présenté une misérable demande d’excuse aux agents.
(...)
Enfin, à l’exception de l’accusé P., ce sont des personnes mal vues socialement, des marginaux, des menteurs (traiçoeiros), totalement dépendants des subventions de l’État (...) et qui, [en retour], désobéiss[e]nt et port[e]nt atteinte à l’intégrité physique et morale de ses agents, en empêchant ces derniers d’agir en faveur de l’ordre, du calme et la tranquillité publics. »
25. Ce jugement fit l’objet de plusieurs articles de presses et d’opinions qui condamnaient les expressions utilisées.
26. Le 30 juillet 2008, interrogé par la radio TSF, le requérant déclara ce qui suit :
« (...) il y a clairement eu des expressions non appropriées se référant non seulement aux accusés, qui étaient majoritairement tsiganes, mais aussi à la [communauté tsigane]. Il n’est pas possible de combattre les problèmes en stigmatisant [ces personnes] ni en ayant recours à des expressions telles que « clients habituels des postes (...) ou dire que les femmes et les enfants grondaient puisque ce sont les animaux qui grondent. »
27. Le 3 février 2010, à la suite de l’arrêt de la cour d’appel de Porto annulant partiellement le jugement du tribunal de Felgueiras, le journal en ligne i publia un article attribuant au requérant la déclaration suivante :
« [L’arrêt de la cour d’appel de Porto] peut permettre d’éliminer du jugement des expressions considérées comme racistes et xénophobes et dont le contenu n’était pas justifié ».
2. La procédure pénale introduite par le requérant contre la juge A.F. (procédure interne no 6/09.4TRGMR)
28. Le 30 janvier 2009, représenté par le requérant, A. et P. saisirent le parquet près le tribunal de Porto d’une plainte pénale, avec constitution d’assistente (auxiliaire du ministère public), contre la juge A.F., pour diffamation et discrimination fondée sur la race en raison des imputations faites par celle-ci à leur encontre dans le jugement du 29 juillet 2008 (paragraphe 23 ci-dessus).
29. Le 4 mai 2010, le parquet prononça un classement sans suite de l’affaire.
30. Toujours représentés par le requérant, A. et P. présentèrent une accusation privée (acusação particular) du chef de diffamation à l’encontre de la juge A.F. et réclamèrent la somme de 10 000 EUR au titre du dommage moral qu’ils estimaient avoir subi.
31. L’affaire fut renvoyée devant la cour d’appel de Guimarães qui, par un arrêt du 29 novembre 2011, déclara la plainte manifestement mal fondée. Cet arrêt formulait la conclusion suivante :
« Il est vrai que certaines des expressions utilisées peuvent être considérées comme polémiques, excessives et même parfaitement dispensables et superflues. Cela dit, elles ne contiennent aucune attaque personnelle gratuite. En effet, pour chacune, une explication objective (voir, à cet égard, l’explication donnée pour [le terme de] « clients ») et, à analyser dans le contexte dans lequel elles ont été écrites, il nous paraît clair que l’objectif visé était exclusivement de rapporter les faits le plus fidèlement possible par rapport à la preuve ayant été produite. Il ne nous semble donc pas qu’il y ait eu une intention de porter atteinte à l’honneur et la réputation des assistentes ou que cela ait pu être envisagé comme une possibilité. »
3. La procédure civile introduite par la juge A.F. contre le requérant (procédure interne no 589/11.9TVPRT)
32. Le 14 juillet 2011, la juge A.F. saisit le tribunal de Felgueiras d’une action en responsabilité civile contre le requérant. Elle réclamait la somme de 500 000 EUR pour atteinte à son honneur et sa réputation, se plaignant d’une part de l’utilisation contre elle des extraits du jugement du 29 juillet 2008 et, d’autre part, de la plainte pénale introduite à son encontre par le requérant en qualité de représentant de A. et P. pour des motifs que celui-ci aurait su ne pas être fondés.
33. Par un jugement du 24 mars 2014, le tribunal de Felgueiras fit partiellement droit à la demande de la juge A.F. Il reconnut que celle-ci avait fait l’objet d’une campagne de dénigrement dans la presse, lors de laquelle des expressions contenues dans le jugement litigieux avaient été utilisées, hors de leur contexte, contre elle. S’agissant plus particulièrement du requérant, le tribunal considéra que les critiques que celui-ci avait exprimées dans son interview accordée à la radio TSF le 30 juillet 2008 (paragraphe 26 ci-dessus) n’avaient pas dépassé les limites de la critique admissible et, dès lors, qu’elles n’avaient pas porté atteinte à l’honneur et à la réputation de la juge visée. En ce qui concerne les propos litigieux ayant été attribués au requérant dans la presse (paragraphe 27 ci-dessus), le tribunal estima qu’il n’avait pas été considéré comme établi que l’intéressé les avait effectivement tenus.
34. Quant à la plainte et l’accusation privée formulées contre la juge A.F. (paragraphes 28 et 30 ci-dessus), pièces qui avaient toutes deux été rédigées par le requérant dans le cadre de son mandat d’avocat, le tribunal les jugea déplacées et totalement incohérentes, estimant qu’elles portaient atteinte aux droits de la juge et engageaient la responsabilité civile extracontractuelle du requérant conformément à l’article 483 du code civil (paragraphe 44 ci-après). Le tribunal s’exprima comme suit :
« (...)
a) la plainte présentée avec le mandat [de ce] défendeur impute à la [juge A.F.] des infractions de diffamation et de discrimination raciale, (...), à raison des expressions employées dans le jugement rendu par la [juge] concernée, [expressions qui porteraient] atteinte à l’honneur et la considération sociale en raison de la race et de l’origine ethnique ;
b) l’accusation privée écrite par le défendeur impute à la [juge A.F.] une infraction de diffamation (...) [et présente] les mêmes arguments quant aux faits [que ceux invoqués dans la plainte].
(...)
La portée de la position défendue par le défendeur dans la plainte et dans l’accusation privée va au-delà de la simple critique du langage utilisé dans le jugement de la procédure no 21/06.0GAFLG rendu par la deuxième section du tribunal de Felgueiras, imputant à présent à la [juge A.F] la formulation en son nom propre de jugements de valeurs contenus dans certains passages de la décision dans le but de porter atteinte à l’honneur et la considération sociale des plaignants en raison de leur origine ethnique.
Comme il ressort des éléments exposés ci-dessus concernant les extraits du jugement rendu par la [juge A.F], la position soutenue par le défendeur n’est pas acceptable.
Indépendamment d’expressions éventuellement excessives ou de passages ponctuels non nécessaires dans la décision rendue, celle-ci ne [porte aucunement à] croire raisonnablement que la [juge A.F.] pouvait être en train d’exprimer une opinion personnelle hostile aux accusés ou au groupe ethnique auquel ils appartenaient.
(...) il est évident que [les considérations faites par la juge A.F.] ne traduisaient pas les opinions personnelles de la demanderesse quant aux gitans en tant que groupe ethnique et qu’elle n’a pas eu l’intention de porter atteinte à l’honneur et la considération personnelles des assistentes.
Il est d’ailleurs étrange de constater que, au début, juste après le prononcé par la demanderesse du jugement de condamnation des accusés, le défendeur a tenu des propos critiques sans prêter [à la juge A.F.] une quelconque intention d’injurier, de diffamer ou de discriminer les accusés, pour ensuite, quand la polémique initiale provoquée par le manque de rigueur journalistique avait été débattue, défendre une thèse clairement infondée.
(...)
Il fallait attendre du défendeur, en sa qualité d’avocat doté des connaissances techniques nécessaires pour évaluer si, dans le jugement rendu, la demanderesse avait commis les crimes qui lui avaient été imputés, une autre attitude, conforme à la réalité qu’une lecture sereine (desapaixonada) et objective met en évidence.
[Il fallait l’attendre] d’autant plus que le défendeur connaissait parfaitement le jugement, dans lequel la demanderesse avait expliqué et justifié la raison d’être de certaines déclarations sur la personnalité et le mode de vie des accusés qui y étaient formulées et que les expressions se fondaient sur la perception que la demanderesse avait eu de l’audition des témoins, des rapports sociaux et des documents existants dans le dossier.
(...)
La présente affaire relève donc de la négligence grossière, compte tenu de l’inconsistance profonde de la thèse défendue dans la procédure pénale menée contre la présente demanderesse.
Nous nous trouvons donc face à une action volontaire du défendeur dont la souscription (o patrocínio) d’initiatives procédurales pénales illicites contre la demanderesse a porté atteinte aux droits de celle-ci, [en commettant une] faute, censurable compte tenu de sa négligence grossière, causant des dommages et réunissant toutes les conditions de [l’engagement de la] responsabilité civile extracontractuelle (article 483 du code civil).
(...) ».
35. Le tribunal de Felgueiras condamna ainsi le requérant au versement de 16 000 EUR à titre de dédommagement du préjudice moral subi par la juge A.F.
36. Le requérant et la juge A.F. interjetèrent appel du jugement devant la cour d’appel de Porto.
37. Le 26 mars 2015, la cour d’appel de Porto rendit son arrêt. Elle rappela, à titre liminaire, que les avocats bénéficiaient de certaines immunités nécessaires à l’exercice de leur mandat en vertu de l’article 208 de la Constitution et qu’ils avaient le devoir de défendre les droits et les libertés, tout en évitant d’aller à l’encontre du droit (paragraphe 41 ci‑après). Faisant référence à l’article 85 § 2 a), b),d) et g) du statut de l’ordre des avocats (paragraphe 46 ci-après), la cour d’appel considéra que tout avocat devait refuser les mandats qu’il considérait comme étant injustes et la prestation de services quand il soupçonnait qu’ils visaient des fins illicites ou des objectifs non professionnels. Elle confirma donc la condamnation du requérant pour atteinte à l’honneur de la juge A.F. Les parties pertinentes en l’espèce de l’arrêt sont ainsi libellées :
« (...) alors qu’il savait que les commentaires négatifs formulés dans la presse à l’égard de la juge A.F. étaient dénuées de fondement (...), en déclenchant la procédure pénale, il a fini par « faire un pas en avant », [les imputant personnellement] à la demanderesse comme le montrent les termes [employés dans les] textes [en question] (plainte et accusation privée), conscient, alors qu’il n’avait aucune raison de [déclencher cette procédure], des préjudices que [celle-ci] allait provoquer, [et du fait que] l’idée qui avait été auparavant créée à l’encontre [de la juge A.F. allait être ravivée et perpétuée] (...)
Ce comportement ne s’est pas limité à l’exercice du mandat [du requérant] et ne se trouve pas justifié, ni subjectivement ni objectivement, par les devoirs de ce dernier et par les paramètres, légaux et déontologiques, auxquels il devait se conformer pour défendre les intérêts de ses clients ou remplir la fonction sociale et publique du métier d’avocat en que voix de ses clients et de leur ethnie.
(...) ».
38. Tenant compte des circonstances de l’espèce, la cour d’appel de Porto ramena toutefois l’indemnisation à verser par le requérant à la juge A.F. à 10 000 EUR, plus intérêts de retard.
39. Le requérant présenta un recours constitutionnel qui fut jugé irrecevable par un jugement de la cour d’appel de Porto du 16 juin 2015 au motif que le requérant n’avait pas soulevé d’inconstitutionnalité normative.
40. Le 3 mai 2016, le requérant versa 10 793,42 EUR à la juge A.F.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
41. La disposition pertinente en l’espèce de la Constitution se lit ainsi :
Article 208
« La loi accorde aux avocats les immunités nécessaires à l’exercice de leur mandat d’avocat (patrocínio forense) et régit son exercice comme un élément essentiel à l’administration de la justice. »
B. Le code pénal
42. L’article 180 § 1 du CP est ainsi libellé :
« 1. Celui qui, s’adressant à des tiers, impute à une autre personne un fait, même sous forme de soupçon, ou qui formule, à l’égard de cette personne, une opinion portant atteinte à son honneur et à sa considération, ou qui reproduit une telle imputation ou opinion, sera puni d’une peine pouvant aller jusqu’à six mois d’emprisonnement ou 240 jours-amende.
(...) »
43. L’article 184 du CP prévoit une augmentation de moitié des peines prévues à l’article 180 si la victime est un agent de l’État dans l’exercice de ses fonctions.
C. Le code civil
44. L’article 483 du code civil est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. Quiconque, par un dol ou une faute simple, porte atteinte de manière illicite à un droit d’autrui, ou à une quelconque disposition légale ayant pour but la protection des intérêts d’autrui, doit indemniser la personne lésée pour les dommages résultant d’un tel acte.
(...) »
D. Le code de procédure civile
45. Au moment des faits, l’article 127 § 1 du code de procédure civile (CPC) était ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 127 § 1
Motifs de la récusation (suspeição)
« Les parties peuvent demander la récusation d’un juge uniquement dans les cas suivants :
(...)
g. s’il existe une aversion ou une grande intimité entre le juge et l’une des parties ou ses mandataires.
(...) »
E. Le statut de l’ordre des avocats
46. Au moment des faits, l’article 85 § 2 a), b),d) et g) du statut de l’ordre des avocats, dans sa rédaction issue de la loi no 15/2005 du 26 janvier 2005, était ainsi libellé :
Article 85 § 2
En particulier, les avocats ont les devoirs suivants vis-à-vis de la communauté :
a) ne pas exercer le métier d’avocat (advogar) en allant à l’encontre du droit, ne pas utiliser des moyens ou des manœuvres illégales, ne pas promouvoir des démarches clairement dilatoires, inutiles ou portant préjudice à la bonne application de la loi ou à la découverte de la vérité ;
b) rejeter tout mandat qu’ils considèrent comme injuste ;
(...)
d) refuser la prestation de services lorsqu’ils soupçonnent sérieusement que l’opération ou l’action juridique en cause vise l’obtention de résultats illicites et que la personne n’envisage pas de s’abstenir d’une telle opération ;
g) ne pas se servir de leur mandat pour poursuivre des objectifs qui ne sont pas professionnels ;
(...). »
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
47. Compte tenu de la similitude des requêtes, la Cour estime approprié de les examiner conjointement en un seul arrêt.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
48. Les requérants se plaignent d’une atteinte à leur liberté d’expression d’avocats prévue par l’article 10 de la Convention. Les passages pertinents en l’espèce de cet article se lisent ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté (...) de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
49. Le Gouvernement combat cette thèse.
A. Sur la recevabilité
50. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Les thèses des parties
a) Requête no 24845/13 (L.P. c. Portugal)
i. Le premier requérant
51. Le premier requérant se plaint d’avoir été condamné pour diffamation à l’encontre de la juge A.A. à la suite des propos qu’il avait tenus dans sa lettre adressée au CSM après l’audience préliminaire ayant eu lieu devant le tribunal de Gouveia. Il y voit une atteinte grave à la liberté d’expression qui aurait dû lui revenir en sa qualité d’avocat.
52. D’après le premier requérant, la loi interne ne prévoit pas ce type d’ingérence, eu égard à l’immunité dont l’avocat bénéficie, selon lui, dans l’exercice de son ministère en vertu de l’article 208 de la Constitution (paragraphe 41 ci-dessus).
53. Le premier requérant soutient aussi que les propos litigieux étaient des déclarations factuelles qui rapportaient des retards de la juge A.A. et la manière dont celle-ci avait mené l’audience préliminaire. Sur ce dernier point, il indique ne pas comprendre pourquoi la juge A.A. n’a pas sanctionné le comportement, inacceptable à ses yeux, de l’avocat de la partie adverse. Il estime aussi qu’il n’est pas habituel que la décision préliminaire (despacho saneador) ne soit pas transmise aux parties immédiatement après l’audience préliminaire. Il indique que, compte tenu de l’intérêt de son client à bénéficier d’un procès équitable, il était pour lui légitime de rapporter ces incidents au CSM, un organe administratif ayant compétence disciplinaire sur les magistrats et dont les membres sont tenus au devoir de confidentialité. S’agissant plus particulièrement du terme « intimité » employé dans sa lettre, il allègue qu’il s’agit de l’expression figurant à l’article 127 § 1 g) du CPC, en vigueur au moment des faits, qui indiquait les motifs de récusation d’un juge (paragraphe 45 ci-après).
54. Le requérant estime qu’une condamnation au pénal du chef de diffamation est une sanction grave et disproportionnée, d’autant plus qu’il a également été condamné à verser 5 000 EUR en dommages et intérêts à la juge A.A., ce qui était à ses yeux excessif.
55. Il en conclut que l’ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression en tant qu’avocat n’était pas justifiée et ne répondait pas à un besoin social impérieux.
ii. Le Gouvernement
56. Le Gouvernement admet que la condamnation du premier requérant pour diffamation aggravée à une peine d’amende et au versement de dommages et intérêts à la juge A.A. a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Cependant, cette ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, comme le prévoit l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de l’honneur de la juge visée par les propos du premier requérant. Il estime en outre que ladite ingérence était nécessaire dans une société démocratique. En soutenant qu’il existait « une ambiance de grande intimité » entre la juge en cause et l’avocat de la partie adverse, le premier requérant avait mis en cause l’impartialité de la juge A.A. et, partant, son éthique professionnelle. Or, le premier requérant n’est pas parvenu à prouver ses allégations et les incriminations litigieuses n’avaient donc pas de base factuelle suffisante.
57. Le Gouvernement reconnaît que tout avocat doit pouvoir critiquer et dénoncer des agissements qui portent atteinte aux intérêts de ses clients. Se référant à l’arrêt Nikula c. Finlande (no 31611/96, § 46, CEDH 2002‑II), il estime que ces critiques ne sauraient, toutefois, dépasser certaines limites. Or, en l’espèce, les accusations faites par le premier requérant à l’encontre de la juge A.A. auraient porté atteinte à l’honneur professionnel de cette dernière et ne sauraient être considérées comme justifiées par le fait que le premier requérant agissait dans le cadre de son mandat. Au demeurant, le Gouvernement est d’avis que la peine d’amende infligée à l’intéressé ainsi que la somme de 5 000 EUR qu’il a été condamné à verser à la juge A.A. ne sont pas disproportionnées.
b) Requête no 49103/15 (Carvalho c. Portugal)
58. Le deuxième requérant se plaint d’une atteinte à sa liberté d’expression en tant qu’avocat. Il allègue que sa condamnation au paiement de dommages et intérêts en raison de la plainte déposée contre la juge A.F., alors qu’il intervenait en qualité d’avocat, ne répondait pas à un besoin social impérieux. D’après lui, la plainte litigieuse n’était pas susceptible de porter atteinte à l’honneur de la juge A.F. et il ne saurait être tenu pour personnellement responsable du retentissement médiatique de l’affaire. En outre, le montant qu’il a été condamné à verser était excessif. Il estime qu’une telle condamnation présenterait un effet dissuasif pour l’ensemble de la profession.
59. Le Gouvernement reconnaît que la condamnation du requérant au paiement de dommages et intérêts à la juge A.F. a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à sa liberté d’expression. Cependant, il estime que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle visait à protéger l’honneur et la réputation de la juge en question. Pour lui, cette condamnation s’inscrivait dans les limites posées par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Le Gouvernement en conclut qu’il n’y a pas eu atteinte à la liberté d’expression du requérant.
2. L’appréciation de la Cour
60. La Cour note que le premier requérant a été condamné, à l’issue d’une procédure pénale, à une amende de 300 EUR pour diffamation aggravée à l’encontre d’une juge et au versement à celle-ci de 5 000 EUR de dommages et intérêts (paragraphe 20 ci-dessus). Elle note également que le deuxième requérant a, quant à lui, été condamné pour atteinte à l’honneur d’une juge, à l’issue d’une procédure en responsabilité civile, et au paiement de 10 000 EUR de dommages et intérêts (paragraphes 37 et 38 ci-dessus).
a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »
61. En l’espèce, les parties ne contestent pas que les condamnations des requérants pour diffamation (requête no 23845/13) et atteinte à l’honneur (requête no 49103/15) ont constitué une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression. La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement.
62. Le Gouvernement soutient que les ingérences étaient « prévues par loi », ce que le premier requérant conteste en invoquant l’immunité dont il estimait bénéficier en sa qualité d’avocat en vertu de l’article 208 de la Constitution (paragraphes 41 et 52 ci-dessus). Le deuxième requérant ne s’est pas prononcé sur ce point. La Cour relève que l’argument du premier requérant relève de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence. À l’instar du Gouvernement, elle estime que l’ingérence dans la liberté d’expression des requérants était bien « prévue par la loi », à savoir, en ce qui concerne la requête no 23845/13, les articles 180 § 1 et 184 du CP (paragraphes 42 et 43 ci-dessus) et, en ce qui concerne la requête no 49103/15, l’article 483 du CC (paragraphe 44 ci-dessus).
63. Par ailleurs, aux yeux de la Cour, les décisions litigieuses poursuivaient deux buts légitimes au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En effet, elles avaient pour but, d’une part, d’assurer la « protection de la réputation et des droits d’autrui » puisqu’elles visaient à protéger les droits des juges A.A (requête no 23845/13) et A.F. (requête no 49103/15) et, d’autre part, de « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». Il reste donc à déterminer si l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique ».
b) Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »
64. S’agissant de la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique », la Cour renvoie aux principes généraux qu’elle a maintes fois réaffirmés depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976 (série A no 24), et qu’elle a rappelé dans l’affaire Morice c. France ([GC], no 29369/10, §§ 124 à 127, CEDH 2015). Pour les principes relatifs à la liberté d’expression des avocats, elle se réfère également à l’arrêt Morice, (précité, §§ 132 à 139) et à l’arrêt Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal (no 1529/08, § 46, 29 mars 2011). Enfin, étant donné que, dans les présentes espèces, les mesures incriminées avaient pour but la protection de « la réputation et des droits d’autrui », la Cour renvoie aux principes régissant la mise en balance entre la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8, qu’elle a rappelé récemment dans l’arrêt Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine ([GC], no 17224/11, § 77, 27 juin 2017).
i. La qualité d’avocat des requérants
65. La Cour constate que les propos litigieux figuraient dans des documents rédigés par les requérants, à savoir une plainte adressée au CSM s’agissant du premier requérant (paragraphe 8 ci-dessus) et une plainte pénale devant le parquet près le tribunal de Porto suivie d’une accusation privée en ce qui concerne le deuxième requérant (paragraphes 28 et 30 ci-dessus). Plus particulièrement, elle note que la lettre envoyée par le premier requérant décrivait le déroulement d’une audience préliminaire au tribunal de Gouveia à laquelle l’intéressé avait participé un mois plus tôt en représentation de son client (paragraphe 7 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, en portant à la connaissance du CSM des situations qui ne lui étaient pas apparues comme normales, le requérant avait bien pour but la défense des intérêts de son client. S’agissant du deuxième requérant, la plainte et l’accusation privée avaient été rédigées par lui, en représentation de ses clients qui souhaitaient poursuivre la juge visée pour diffamation et discrimination à la suite des imputations formulées à leur encontre dans un jugement condamnatoire rendu par cette dernière (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour en conclut que les requérants ont tous deux agi dans l’exercice de leur mandat d’avocat.
ii. La nature des propos litigieux et les motifs par les juridictions internes
66. La Cour rappelle que, afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il convient de faire une distinction entre les déclarations de fait et les jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les secondes ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Toutefois, même en présence de jugements de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée puisque même un jugement de valeur totalement dépourvu de base factuelle peut se révéler excessif (Pinto Pinheiro Marques c. Portugal, no 26671/09, § 43, 22 janvier 2015, et les nombreuses références qui y sont citées).
α. La requête no 24845/13 (L.P. c. Portugal)
67. S’agissant de la requête no 24845/13, la Cour observe que ce sont les allégations formulées à l’encontre de la juge visée et, en particulier, l’expression « une ambiance de grande intimité » qui ont motivé la condamnation du premier requérant pour diffamation. Les juridictions internes ont considéré qu’il s’agissait de jugements de valeur mettant en cause l’impartialité de la juge en question, accusations qui, d’après elles, n’avaient pas été prouvées par le requérant et manquaient donc d’une base factuelle suffisante (paragraphes 17 et 37 ci-dessus), portant ainsi atteinte à l’honneur de l’intéressée. Pour les juridictions internes, compte tenu des circonstances de l’espèce, il s’imposait de faire prévaloir le droit au respect de la vie privée de la juge sur le droit à la liberté d’expression du requérant en sa qualité d’avocat. La Cour ne saurait souscrire à une telle analyse.
68. Elle constate que la lettre adressée par le premier requérant au CSM relatait le traitement d’une procédure civile par la juge A.A. et, en particulier, le déroulement d’une audience préliminaire qui avait eu lieu dans le bureau de cette dernière au tribunal de Gouveia. Ainsi, les propos incriminés constituaient pour l’essentiel en des déclarations de fait se rapportant à d’éventuels dysfonctionnements que le premier requérant avait souhaité signaler au CSM, organe chargé du pouvoir disciplinaire à l’égard des juges. Le seul jugement de valeur fait par le premier requérant était l’allégation de l’existence d’une « ambiance de grande intimité ». Or, à cet égard, la Cour constate que l’expression « grande intimité » constitue expressément l’un des motifs de récusation prévu par l’article 127 § 1 g) du CPC (paragraphes 45 et 53 ci-dessus). Certes, les juridictions ont considéré que les dysfonctionnements dénoncés n’étaient pas fondés, et la Cour ne saurait substituer sa propre appréciation à celle des juridictions internes à cet égard. Cependant, d’après elle, les accusations formulées par le requérant dans sa lettre étaient des critiques que tout juge peut s’attendre à recevoir dans l’exercice de ses fonctions, sans que cela ne porte atteinte à son honneur ou sa réputation. Il ne semble donc pas que les accusations litigieuses aient dépassé la limite de la critique admissible en l’espèce. En outre, ces accusations ayant été transmises uniquement au CSM et n’ayant donc pas été rendues publiques, l’atteinte à la réputation alléguée de la juge visée était donc très limité (voir, mutatis mutandis, Bezymyannyy c. Russie, no 10941/03, § 42, 8 avril 2010).
β. La requête no 49103/15 (Carvalho c. Portugal)
69. Pour ce qui est du deuxième requérant, la Cour constate que c’est le dépôt d’une plainte au pénal et d’une accusation privée, en représentation de ses clients, du chef de diffamation à l’encontre de la juge A.F. qui lui a été reproché. En d’autres termes, ce que les juridictions internes ont censuré, c’est le fait pour le deuxième requérant d’avoir accepté un tel mandat alors que les accusations de diffamation et de discrimination faites à l’encontre de la juge A.F. étaient, d’après ces juridictions, totalement infondées et incongrues (paragraphes 33, 34 et 37 ci-dessus). Plus spécifiquement, dans son arrêt du 26 mars 2015, la cour d’appel de Porto a considéré que l’exercice de ce mandat allait à l’encontre des devoirs déontologiques prévus à l’article 85 § 2 a) et b) du statut de l’ordre des avocats (paragraphe 46 ci-dessus).
70. Pour sa part, la Cour relève que la procédure pénale litigieuse a fait suite à l’important retentissement médiatique provoqué par le jugement condamnatoire du 29 juillet 2008 que la juge A.F. avait rendu contre les clients du deuxième requérant (paragraphes 23, 24, 25 et 26 ci-dessus). Dans un tel contexte, ces derniers ont souhaité poursuivre ladite juge pour diffamation et discrimination mais n’ont pas obtenu gain de cause (paragraphes 28 et 31 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, en introduisant la procédure pénale contre la juge en question, le deuxième requérant n’a fait que défendre les intérêts de ses clients. Eu égard aux circonstances de l’espèce, elle ne voit pas en quoi celui-ci a enfreint ses devoirs déontologiques, d’autant plus que, à l’issue de la procédure pénale à l’encontre de la juge A.F., dans son arrêt du 29 novembre 2011, la cour d’appel de Porto a bien reconnu que certaines des expressions qu’elle avait utilisées étaient excessives (paragraphe 31 ci-dessus), ce que le tribunal de Porto a lui aussi admis dans le cadre de la procédure civile contre le deuxième requérant (paragraphe 34 ci-dessus). L’infraction imputée par ce dernier, en représentation de ses clients, à l’encontre de ladite juge n’était donc pas totalement dénuée de base factuelle. Au demeurant, la Cour estime que vouloir contraindre un avocat à refuser un mandat risquerait de porter atteinte au droit d’accès de tout justiciable à un tribunal, garanti par l’article 6 de la Convention.
iii. La sévérité des sanctions appliquées
71. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Morice, précité, § 176, et les références qui y sont citées). En l’espèce, elle considère que, même si l’amende infligée au premier requérant est modeste et que celui-ci a bénéficié de la non-inscription de sa condamnation dans son casier judiciaire, l’application d’une sanction pénale présente à elle seule un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression, ce qui est d’autant plus inacceptable s’agissant d’un avocat appelé à assurer la défense effective de ses clients (ibidem, et Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011). En outre, dans les deux présentes espèces, les requérants ont été condamnés à verser aux juges visées des sommes non négligeables au titre de dommages et intérêts, à savoir 5 000 EUR pour le premier requérant et 10 000 EUR pour le deuxième requérant (paragraphes 20 et 38 ci-dessus). Les sanctions appliquées n’ont donc pas ménagé le juste équilibre voulu entre la nécessité de protéger le droit à l’honneur des juges concernées et l’autorité judiciaire d’une part et la liberté d’expression des requérants d’autre part. Elles sont en outre de nature à produire un effet dissuasif pour la profession d’avocat dans son ensemble, notamment lorsqu’il s’agit pour les avocats de défendre les intérêts de leurs clients (voir, mutatis mutandis, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précité, § 54, et Erdener c. Turquie, no 23497/05, § 39, 2 février 2016).
iv. Conclusion
72. Eu égard aux observations qui précèdent, la Cour estime que les motifs fournis par les juridictions internes pour justifier les condamnations des requérants ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants et ne correspondaient à aucun besoin social impérieux. Elle considère que l’ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté d’expression était donc disproportionnée et non nécessaire dans une société démocratique.
73. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans les deux présentes espèces.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
74. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
75. Le premier requérant réclame 5 300 EUR pour la pénalité et l’indemnisation dont il s’est acquitté à l’issue de la procédure pénale ouverte contre lui et 30 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Le deuxième requérant sollicite le remboursement de la somme de 10 793, 42 EUR qu’il a versée au titre de dommages et intérêts à la juge A.F. Il ne demande aucune somme pour dommage moral, estimant qu’une déclaration de violation serait suffisante.
76. Le Gouvernement conteste les sommes réclamées en répétant qu’il n’y a pas eu atteinte à la liberté d’expression des requérants. En outre, d’après lui, la somme réclamée par le premier requérant au titre du dommage moral est excessive.
77. Pour autant qu’il s’agit du dommage matériel, la Cour constate que les requérants ont versé respectivement 5 300 EUR et 10 793,42 EUR au titre de la peine d’amende et des dommages et intérêts auxquels ils ont été respectivement condamnés au niveau interne (paragraphes 22 et 40 ci‑dessus). Eu égard au lien de causalité entre ces sommes et les violations constatées dans les présentes espèces (paragraphe 73 ci-dessus), la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer l’intégralité des sommes réclamées par les requérants au titre du dommage matériel. Le préjudice moral réclamé par le premier requérant est quant à lui suffisamment réparé par le constat de violation de l’article 10 de la Convention (Tavares de Almeida Fernandes et Almeida Fernandes c. Portugal, no 31566/13, § 88, 17 janvier 2017).
B. Frais et dépens
78. Le premier requérant demande également le remboursement de 2 512 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés lors de la procédure interne et de 500 EUR pour ceux qu’il estime devoir engager pour le recours en révision qu’il envisage d’introduire après la décision de la Cour en la présente espèce. Le deuxième requérant sollicite le remboursement de 8 148,17 EUR correspondant aux frais et dépens qu’il dit avoir engagés lors de la procédure interne et de 6 150 EUR pour les honoraires de son avocat dans le cadre de la procédure devant la Cour, la moitié de ces honoraires restant à payer.
79. S’agissant du premier requérant, le Gouvernement estime que les frais et dépens pour des procédures n’ayant pas été effectivement engagées ne sauraient être octroyées. Pour ce qui est du deuxième requérant, il considère que la somme demandée au titre des honoraires d’avocat est excessive et que les frais et dépens engagés pour les recours inefficaces ne doivent pas être pris en considération.
80. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000‑XI). En l’espèce, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au premier requérant 2 512 EUR pour la procédure nationale et au deuxième requérant 6 108,17 EUR pour les frais et dépens engagés par lui pour se défendre de façon effective dans le cadre de la procédure nationale ainsi que 3 000 EUR pour les honoraires de son avocat s’agissant de la procédure devant elle, soit une somme totale, arrondie à la centaine, de 9 100 EUR.
C. Intérêts moratoires
81. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i. 5 300 EUR (cinq mille trois cents euros) au premier requérant (M. L.P.) et 10 793,42 EUR (dix mille sept cent quatre-vingt-treize euros et quarante-deux centimes) au deuxième requérant (M. Pedro Miguel Carvalho), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour dommage matériel,
ii. 2 512 EUR (deux mille cinq cent douze euros) au premier requérant (M. L.P.) et 9 100 EUR (neuf mille cent euros) au deuxième requérant (M. Pedro Miguel Carvalho), plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
5. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 octobre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen Phillips Helen Keller
Greffier Présidente