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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BONDARENKO v. RUSSIA - 5859/07 (Judgment : Article 5 - Right to liberty and security : Third Section Committee) French Text [2019] ECHR 735 (15 October 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/735.html Cite as: [2019] ECHR 735 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BONDARENKO c. RUSSIE
(Requête no 5859/07)
ARRÊT
STRASBOURG
15 octobre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bondarenko c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Alena Poláčková, présidente,
Dmitry Dedov,
Gilberto Felici, juges,
et de Stephen
Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 septembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Nikolay Vladimirovich Bondarenko (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 décembre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me V. V. Shukhardin, avocat à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.
3. Le 16 octobre 2013, les griefs concernant les allégations de mauvais traitements et de détention arbitraire ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1972. Au moment de la communication de la requête, il était détenu dans une colonie pénitentiaire à Stavropol.
A. L’enquête pénale pour vol à main armée, l’interpellation du requérant et son allégation de mauvais traitements
5. Le 3 avril 2006, un enquêteur du bureau de police du district Kourski (région de Stavropol) ouvrit une enquête pour vol à main armée commis dans la nuit du 1er au 2 avril 2006.
6. Toujours le 3 avril 2006, vers 16 heures, le requérant fut interpellé par la police à son domicile et emmené au bureau de police du district Kourski. Entre 18 h 35 et 19 h 10, l’enquêteur l’interrogea en qualité de témoin concernant les faits de vol à main armée et l’intéressé donna une description de ses activités des 1er et 2 avril 2006. Entre 20 h 10 et 20 h 35, l’enquêteur procéda à une confrontation entre le requérant et un autre témoin. Entre 20 h 55 et 21 h 44, l’intéressé subit un interrogatoire complémentaire au cours duquel il modifia ses dépositions.
7. Le requérant indique qu’il a également été procédé à d’autres mesures d’investigation ce jour-là, à savoir le prélèvement de ses empreintes digitales et de sa salive. Il expose qu’il n’a pas été libéré après son dernier interrogatoire mais qu’il a été détenu toute la soirée et toute la nuit dans les locaux du bureau de police du district Kourski. Il ajoute qu’il y a été menacé et battu par les policiers B. et S., qui auraient voulu lui faire avouer le vol à main armée en question.
8. Le 4 avril 2006 à 9 h 50, le requérant signa un procès-verbal de « déclaration d’aveux » (явка с повинной) qui avait été établi par le policier B. et dans lequel il avouait avoir commis le vol à main armée.
9. À la suite de cette déclaration, le requérant fut officiellement interpellé le même jour à 11 h 50 en tant que suspect et interrogé en présence d’une avocate commise d’office. Il confirma ses aveux.
10. Toujours le 4 avril 2006, lors de l’admission du requérant au centre de détention temporaire, une infirmière (фельдшер) nota ce qui suit :
« (...) [sur la partie inférieure de] l’avant-bras gauche, une ecchymose mesurant 5 cm sur 5 cm, (...) [sur la partie inférieure de] l’épaule gauche, un petit bleu au stade de la cicatrisation (в стадии заживления), douleurs lors de la palpation aux 10e-12e côtes (...) Diagnostic : contusion du thorax à droite (...), contusion de l’épaule gauche (...) »
L’infirmière prescrivit au requérant des antalgiques, un examen radiographique et un examen par un chirurgien.
11. Le 6 avril 2006, un chirurgien d’un hôpital civil examina l’intéressé et constata qu’il présentait une contusion de la partie droite du thorax. Le même jour, le requérant subit un examen radiographique du thorax à l’issue duquel un médecin conclut à l’absence de « pathologie osseuse récente » du thorax (на р-грамме грудной клетки костной cвежей патологии не отмечается).
B. Les vérifications concernant les allégations de détention illégale et de mauvais traitements formulées par le requérant
12. Le 7 avril 2006, le requérant porta plainte contre les policiers B. et S. pour abus de pouvoir. Dans sa plainte, il alléguait avoir été illégalement détenu dans les locaux de la police du 3 au 4 avril 2006 et avoir été battu à coups de poing et de matraque par les policiers susmentionnés, qui auraient cherché à lui extorquer des aveux de culpabilité.
13. Dans le cadre des vérifications préliminaires concernant les allégations du requérant, un enquêteur interrogea l’infirmière qui avait examiné l’intéressé le 4 avril 2006. Celle-ci confirma avoir constaté une ecchymose sur l’épaule gauche de celui-ci, ainsi qu’une contusion du thorax.
14. L’enquêteur désigna également un expert médical chargé d’établir si le requérant présentait des lésions, et, le cas échéant, leur origine et leur gravité. Le 10 avril 2006, l’expert désigné examina le requérant ainsi que son dossier médical (paragraphes 10 et 11 ci-dessus). Le 11 avril 2006, il rendit un rapport dans lequel il constatait que le requérant n’avait pas de contusion du thorax mais présentait une ecchymose verdâtre de 5 cm sur 5 cm sur la partie inférieure de l’épaule gauche. Selon le rapport, cette ecchymose avait été provoquée par un objet dur et contondant et pouvait avoir été causée 7 à 9 jours avant l’examen médical de l’intéressé par l’expert.
15. Les policiers B. et S. expliquèrent que, à l’issue de différentes mesures opérationnelles d’investigation, ils avaient établi que le requérant avait commis le vol à main armée en cause. Ils indiquèrent que c’était la raison pour laquelle ils l’avaient interpellé (задержан) à son domicile le 3 avril 2006 et l’avaient emmené (доставлен) au bureau de police du district Kourski, où ils auraient discuté avec lui et l’auraient auditionné (опрос) au sujet de ce délit. Ils affirmèrent que le requérant n’avait subi aucun mauvais traitement ni aucune pression psychologique.
16. Le 17 avril 2006, l’enquêteur rendit une décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale. Se référant aux dépositions des policiers, qui avaient nié les allégations de violences formulées par le requérant, ainsi qu’à la constatation de l’infirmière selon laquelle l’ecchymose sur l’épaule de l’intéressé était au stade de la cicatrisation, l’enquêteur conclut que les agissements des policiers n’étaient pas constitutifs d’abus de pouvoir.
17. Le requérant forma un recours contre cette décision devant le tribunal du district Kourski de Stavropol, qui le rejeta par une décision du 7 septembre 2006, considérant que le refus d’ouverture d’une enquête était conforme à la loi. Le tribunal estima que, ayant ordonné une expertise médicale du requérant et ayant recueilli les explications des policiers mis en cause, l’enquêteur avait effectué toutes les mesures d’investigation nécessaires. Le 23 novembre 2006, la cour régionale de Stavropol confirma en cassation cette décision du tribunal.
18. À une date non précisée dans le dossier, le requérant contesta devant le procureur de la région de Stavropol la décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale. Par deux lettres du 29 janvier et du 26 février 2007, le bureau du procureur régional de Stavropol informa l’intéressé que le bureau du procureur du district Kourski avait annulé ladite décision au motif qu’elle était infondée (необоснованное) et avait ordonné la réalisation de vérifications complémentaires. Le résultat desdites vérifications n’est pas connu.
C. Le procès pénal et la condamnation du requérant
19. Lors de son procès devant le tribunal du district Kourski de Stavropol, le requérant, déclarant avoir formulé des aveux au stade de l’enquête après avoir été battu par des policiers, revint sur ces aveux. Il allégua avoir été interpellé le 3 avril 2006 et avoir été illégalement détenu et torturé dans les locaux du bureau de police jusqu’à ce qu’il signât la déclaration d’aveux datée du 4 avril 2006.
20. Les policiers B. et S. témoignèrent à l’audience que, le 3 avril 2006, c’était d’autres policiers qui avaient emmené le requérant dans le bureau de police en tant que suspect (привезли, как подозреваемого) dans le cadre de l’enquête pour vol à main armée, puis qu’eux-mêmes l’avaient auditionné (отбирали пояснения) et avaient discuté avec lui pendant une durée de une à trois heures (1, 2, 3 часа). B. et S. indiquèrent qu’ils avaient ensuite laissé partir le requérant, qui aurait volontairement comparu au bureau de police le lendemain, le 4 avril 2006 à 8 heures, pour signer la déclaration d’aveux.
21. Le 27 décembre 2006, le tribunal du district Kourski de Stavropol déclara le requérant coupable de vol à main armée et le condamna à neuf ans d’emprisonnement. Il rejeta les allégations du requérant portant sur des mauvais traitements, se référant à la décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale contre les policiers telle que confirmée par la justice (paragraphes 16 et 17 ci-dessus). Il n’émit aucune conclusion particulière quant à l’allégation de détention arbitraire.
Le 1er mars 2007, la cour régionale de Stavropol, faisant siennes les conclusions du tribunal, confirma ce jugement en cassation.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
22. Les dispositions du code de procédure pénale (CPP) relatives à l’enquête préliminaire, à l’ouverture de l’instruction pénale et à l’examen judiciaire des recours contre les décisions des autorités chargées de l’enquête sont exposées dans l’arrêt Lyapin c. Russie (no 46956/09, § 99, 24 juillet 2014).
23. Selon l’article 92 du CPP, dans les trois heures suivant la présentation d’un suspect à l’enquêteur, un procès-verbal d’interpellation doit être établi et contenir les informations suivantes : l’heure et la date de son établissement ainsi que la date, l’heure, le lieu et les motifs de l’interpellation de la personne et d’autres informations pertinentes.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
24. Le requérant se plaint de sa détention du 3 au 4 avril 2006 dans le bureau de police du district Kourski en ce qu’elle n’aurait pas été enregistrée et qu’elle aurait été arbitraire. Il invoque l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : (...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci (...) »
A. Thèses des parties
25. Le Gouvernement indique qu’il n’y a pas de documents dans le dossier de l’affaire qui seraient relatifs à une interpellation du requérant le 3 avril 2006. Il se réfère également aux dépositions des policiers à l’audience devant le tribunal du district Kourski selon lesquelles le requérant n’avait pas passé la nuit du 3 au 4 avril 2006 dans les locaux de la police. Le Gouvernement ajoute que, le 3 avril 2006, l’intéressé avait le statut de témoin, et qu’il n’a participé à aucune mesure d’investigation dans la nuit du 3 au 4 avril 2006. Dès lors, selon le Gouvernement, le requérant n’a pas été détenu et n’a pas été privé de sa liberté au sens de l’article 5 de la Convention. Le Gouvernement semble ainsi suggérer que cet article ne s’applique pas ratione materiae.
26. Le requérant indique qu’il a été interpellé le 3 avril 2006 vers 16 heures et que, à compter de ce moment-là et jusqu’au 4 avril 11 h 50, il a été privé de sa liberté et n’a pas pu quitter le bureau de police. Il se plaint qu’aucun enregistrement de cette détention, qu’il dit avoir duré jusqu’au 4 avril 2006, n’ait été effectué. Il estime que les autorités ont pris prétexte de son interrogatoire en tant que témoin pour pouvoir le priver de sa liberté en totale méconnaissance de ses droits procéduraux et considère que cette détention non enregistrée était arbitraire.
B. Appréciation de la Cour
27. La Cour prend en compte l’objection implicite du Gouvernement selon laquelle le requérant n’a pas été privé de sa liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention de sorte que le grief serait donc irrecevable ratione materiae. Elle considère que cette question est intrinsèquement liée au fond du grief de non-reconnaissance de sa détention soulevée par le requérant. Aussi la Cour décide-t-elle de joindre cette objection au fond.
28. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
29. La Cour rappelle que toute privation de liberté doit être conforme au but poursuivi par l’article 5 de la Convention : protéger l’individu contre l’arbitraire. L’arbitraire peut naître lorsque, par exemple, il y a eu un élément de mauvaise foi ou de tromperie de la part des autorités (pour un récapitulatif détaillé de ces principes, voir Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, §§ 68-69, CEDH 2008). La Cour rappelle également que la détention non reconnue ou non enregistrée d’un individu constitue une totale négation des garanties fondamentales consacrées par l’article 5 de la Convention et une violation extrêmement grave de cette disposition (Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 87, CEDH 2006‑III, et Rakhimberdiyev c. Russie, no 47837/06, § 35, 18 septembre 2014). La Cour rappelle enfin que, pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (voir, par exemple, Aleksey Borisov c. Russie, no 12008/06, § 81, 16 juillet 2015, avec les références qui y sont citées).
30. Se tournant vers les faits de l’espèce, elle observe qu’il a été établi au niveau interne que, le 3 avril 2006 vers 16 heures, le requérant a été interpellé à son domicile et emmené au bureau de police du district Kourski car il était suspecté d’avoir commis un vol à main armée. De 18 h 35 à 21 h 44, le requérant y a été interrogé trois fois par l’enquêteur en tant que témoin au sujet du vol à main armée ; il a aussi été « auditionné » par les policiers sur le même sujet, cette « audition » ayant duré jusqu’à trois heures. Ensuite, selon les policiers, le requérant était sorti du bureau de police pour n’y revenir que lendemain matin (comparer les paragraphes 6, 15 et 20 ci-dessus).
31. Ainsi, étant donné que, dès le début, les autorités ont considéré le requérant comme suspect dans le cadre de l’enquête portant sur le délit pénal en cause (paragraphe 15 ci-dessus), la Cour estime que l’interrogatoire de l’intéressé comme témoin n’a été qu’un prétexte pour le garder à leur disposition. Dans ces circonstances, elle juge fort improbable que, le soir du 3 avril 2006, le requérant ait pu librement quitter le bureau de police (Makarenko c. Ukraine, no 622/11, § 62, 30 janvier 2018, Fortalnov et autres c. Russie, nos 7077/06 et 12 autres, §§ 62 et 64, 26 juin 2018, avec les références qui y sont citées, et Golubyatnikov et Zhuchkov c. Russie, nos 44822/06 et 49869/06, §§ 78-79, 9 octobre 2018).
32. Ainsi, à supposer même que les policiers aient laissé partir le requérant à la fin de son « audition », la Cour, regardant par-delà les apparences et le vocabulaire employé et s’attachant à cerner la réalité de la situation, considère que le séjour du requérant dans les locaux du bureau de police entre le moment de son interpellation, le 4 avril 2006 vers 16 heures, et au moins la fin de son « audition » par les policiers, s’analyse en une privation de liberté et en une détention au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention.
33. La Cour observe que la détention du requérant n’a pas été enregistrée. En effet, jusqu’au 4 avril 2006 à 11 h 50, aucun document relatif à l’interpellation du requérant n’a été dressé, alors que le CPP impose la rédaction d’un procès-verbal d’interpellation dans les trois heures suivant la présentation d’un suspect à l’enquêteur (voir paragraphe 23 ci-dessus, ainsi que la jurisprudence bien-établie de la Cour condamnant les retards non justifiés dans la rédaction de procès-verbaux d’interpellation, par exemple, Rakhimberdiyev, précité, § 36, avec les références y citées, et Makarenko, précité, § 65, avec les références qui y sont citées ; voir aussi les affaires citées dans l’arrêt Rodionov c. Russie (no 9106/09, § 158, 11 décembre 2018) sur l’existence d’une pratique des autorités russes consistant à retarder la formalisation du statut de suspect sur la base des articles 91 et 92 du CPP à l’égard d’une personne interpellée, la privant ainsi de l’exercice effectif de ses droits).
34. La Cour estime ainsi que le requérant a subi une détention non reconnue et non enregistrée, et que l’article 5 § 1 de la Convention s’applique ratione materiae. Elle rejette donc l’objection d’irrecevabilité du grief soulevée implicitement par le Gouvernement.
35. En outre, pendant sa détention non enregistrée, le requérant n’a eu accès ni à un médecin ni à un avocat et n’a pas bénéficié des garanties procédurales accordées aux personnes suspectées d’avoir commis un délit pénal (voir, par exemple, Fortalnov et autres, précité, § 77, avec les références qui y sont citées), et cela l’a rendu particulièrement vulnérable aux mauvais traitements allégués (voir, par exemple, Leonid Petrov c. Russie, no 52783/08, § 54, 11 octobre 2016, et Golubyatnikov et Zhuchkov, précité, § 83).
Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention.
36. Cette conclusion dispense la Cour d’examiner la question de savoir si le requérant a été détenu dans les locaux de la police pendant le reste de la nuit du 3 au 4 avril 2006.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
37. Le requérant allègue qu’il a subi, entre les mains de la police, des traitements qu’il juge incompatibles avec l’article 3 de la Convention et qu’aucune enquête effective n’a été menée au sujet de ses allégations. Il invoque l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Thèses des parties
38. Se référant à la décision de refus d’ouverture d’une enquête, confirmée par les tribunaux, et aux dépositions des policiers à l’audience (paragraphes 10 et 20 ci-dessus), le Gouvernement considère que le requérant n’a pas subi de mauvais traitements. Il indique que, d’un côté, l’ecchymose qui a été constatée par l’infirmière sur l’épaule du requérant n’était pas récente et ne pouvait pas être apparue le 3 ou 4 avril 2006, et que, d’un autre côté, la contusion du thorax de l’intéressé n’a pas été confirmée par l’expert médical. Il soutient que les vérifications préliminaires des allégations du requérant ont été promptes et suffisamment rigoureuses pour satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention.
39. Le requérant argue qu’il a été battu et menacé par les policiers pendant sa détention, qu’il qualifie d’arbitraire, dans les locaux du bureau de police du 3 au 4 avril 2006, et que les vérifications préliminaires sur cette allégation de mauvais traitements ont été manifestement insuffisantes et donc incompatibles à ses yeux avec le standard de l’article 3 de la Convention. Il se plaint en particulier que sa mère, censée l’avoir vu juste avant son interpellation du 3 avril 2006 et pouvoir confirmer l’absence de toute lésion sur son corps, n’ait jamais été interrogée. Il estime aussi qu’aucune explication plausible n’a été donnée à la survenance de ses lésions.
B. Appréciation de la Cour
40. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
41. La Cour a récemment rappelé dans l’arrêt Bouyid c. Belgique ([GC] no 23380/09, CEDH 2015) que, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le gouvernement défendeur : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime. En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement (ibidem, § 83). En outre, les dispositions de l’article 3 de la Convention requièrent qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 (ibidem, § 116).
1. Sur la crédibilité des allégations du requérant relatives à des mauvais traitements
42. La Cour observe que, le 4 avril 2006, à l’issue de la détention arbitraire et non enregistrée du requérant entre les mains de la police le 3 avril 2006 (paragraphe 33 ci‑dessus), une infirmière a constaté des lésions sur le thorax et l’épaule de l’intéressé.
43. En ce qui concerne la contusion du thorax, un chirurgien a confirmé l’existence de cette lésion le 6 avril 2006. En revanche, le résultat de l’examen radiographique du requérant a révélé l’absence de « pathologie osseuse récente » (ce qui peut être compris plutôt comme l’absence de problème lié aux os du thorax que comme l’absence de toute lésion sur le thorax). Par la suite, le 10 avril 2006, l’expert médical a considéré que le requérant ne présentait pas de contusion.
44. En ce qui concerne la contusion de l’épaule, la Cour relève que l’infirmière a décrit deux lésions : une petite ecchymose au stade de la cicatrisation, qui pouvait justement avoir disparu au moment de l’examen de l’intéressé par l’expert six jours plus tard, ainsi qu’une ecchymose mesurant 5 cm sur 5 cm (paragraphe 10 ci-dessus). L’expert médical a confirmé la présence de cette dernière ecchymose qui pouvait être apparue 7 à 9 jours plus tôt (donc entre le 1er et le 3 avril 2006) et qui a été causée par un objet dur et contondant.
Dans ces circonstances, la Cour considère que tant la contusion du thorax que l’ecchymose pouvaient vraisemblablement résulter des mauvais traitements allégués par le requérant.
45. Elle rappelle que le fait que, le soir du 3 avril 2006 et une partie de la nuit du 3 au 4 avril 2006, le requérant a été illégalement détenu dans les locaux de la police et « auditionné » par les policiers sans bénéficier des garanties accordées aux suspects et, en particulier, sans accès à un médecin et à un avocat, témoigne de la vulnérabilité de l’intéressé vis-à-vis des policiers. Cette circonstance pèse lourdement en faveur de la version des faits du requérant (Olisov et autres c. Russie, nos 10825/09 et 2 autres, §§ 75‑79, 2 mai 2017, avec les références qui y sont citées).
46. La Cour considère ainsi que l’allégation de mauvais traitements du requérant était suffisamment crédible pour constituer un « grief défendable » susceptible de faire l’objet d’une enquête effective à cet égard.
2. Sur l’effectivité des vérifications concernant les allégations de mauvais traitements
47. La Cour relève que les allégations du requérant ont été rejetées par les autorités par référence aux dépositions des policiers, qui avaient réfuté toutes les accusations de violences formulées à leur encontre, et qu’elles ont ainsi été rejetées sans même donner lieu à l’ouverture d’une enquête pénale.
48. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le refus des autorités internes d’ouvrir une instruction pénale au sujet d’un grief défendable de mauvais traitements subis entre les mains de la police est révélateur d’un manquement de l’État à son obligation de conduire une enquête effective prévue par l’article 3 de la Convention (Lyapin, précité, §§ 133-140). Elle ne voit aucune raison d’aboutir à un constat différent en l’espèce.
49. La Cour estime qu’une enquête pénale aurait constitué une réponse adéquate aux allégations de mauvais traitements du requérant puisqu’elle aurait permis de déployer toutes les mesures d’instruction prévues par le CPP, telles que – entre autres – les interrogatoires, les confrontations, les identifications et les reconstitutions (voir, par exemple, Olisov et autres, précité, § 81, avec les références qui y sont citées, et Golubyatnikov et Zhuchkov, précité, § 107).
50. La Cour observe par ailleurs qu’une expertise médicale du requérant ait été effectuée trois jours après la plainte de celui-ci et a révélé une ecchymose sur l’épaule de l’intéressé causée par un objet dur et contondant entre le 1er et le 3 avril 2006 (paragraphes 14 et 44 ci-dessus). Or l’enquêteur chargé des vérifications préliminaires n’a jamais cherché à donner une explication à cette lésion. Au lieu de cela, il s’est contenté de souligner que la petite ecchymose que présentait le requérant n’était pas récente et ne pouvait pas avoir été provoquée le 3 ou le 4 avril 2006.
51. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’il n’y a pas eu d’enquête effective au sujet des allégations de mauvais traitements formulées par le requérant. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.
3. Sur les explications fournies par le Gouvernement afin de mettre en doute la version des faits du requérant
52. La Cour note que, pour combattre la thèse du requérant, le Gouvernement s’appuie sur les résultats des vérifications préliminaires qui ont été menées sur les allégations du requérant. Cependant, compte tenu du fait que les résultats de ces vérifications ne satisfont pas aux exigences de l’article 3 de la Convention (paragraphe 51 ci-dessus), elle estime que le Gouvernement n’a pas fourni des explications plausibles concernant les lésions corporelles du requérant et ne s’est pas acquitté de la charge lui incombant de réfuter la version crédible des faits présentée par l’intéressé. Partant, elle considère comme établie la version des faits du requérant selon laquelle celui-ci a subi des mauvais traitements alors qu’il se trouvait entre les mains de la police. Elle juge que ces traitements ont été suffisamment graves pour constituer des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la Convention.
53. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel (Olisov et autres, précité, §§ 83-85, Golubyatnikov et Zhuchkov, précité, § 108, avec les références qui y sont citées).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
55. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Le Gouvernement considère que la somme réclamée est excessive et que dans tous les cas le constat de violation constitue en soi une satisfaction suffisante.
56. Eu égard aux circonstances de la présente espèce et aux constats de violations de la Convention auxquels elle est parvenue, la Cour considère que le requérant a connu une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation. Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle estime qu’il y a lieu d’allouer 25 350 EUR au requérant pour dommage moral.
57. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
B. Frais et dépens
58. Le requérant demande 1 580 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Cour, à verser directement sur le compte de Me Shukhardin. À l’appui de sa demande, il fournit un document intitulé « décompte d’heures passées par l’avocat Shukhardin pour le traitement de l’affaire Bondarenko c. Russie (...) ». Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande, le requérant n’ayant selon lui pas fourni de justificatif de paiement concernant les frais réclamés.
59. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La réalité des honoraires d’un représentant est établie si le requérant les a payés ou doit les payer. En l’espèce, la Cour constate que le requérant n’a pas produit de convention d’honoraires avec Me Shukhardin ou d’autre document montrant qu’il avait l’obligation juridique de payer lesdits honoraires. Dans ces circonstances, la Cour estime que rien ne peut l’amener à admettre la réalité des frais dont le remboursement est demandé. Il s’ensuit que cette demande doit être rejetée.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans ses volets matériel et procédural ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 25 350 EUR (vingt-cinq mille trois cent cinquante euros), pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 octobre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen Phillips Alena Poláčková
Greffier Président