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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KOROBOV v. RUSSIA - 60677/10 (Judgment : Right to a fair trial : Third Section Committee) French Text [2019] ECHR 806 (12 November 2019)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/806.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2019:1112JUD006067710, CE:ECHR:2019:1112JUD006067710, [2019] ECHR 806

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TROISIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE KOROBOV C. RUSSIE

 

(Requête no 60677/10)

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

 

 

 

 

STRASBOURG

 

12 novembre 2019

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Korobov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :

          Georgios A. Serghides, président,
          Erik Wennerström,
          Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 60677/10) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Vladimir Vyacheslavovich Korobov (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 septembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3.  Le 29 mai 2017, le grief concernant le respect de la présomption d’innocence à l’égard du requérant a été communiqué au Gouvernement et la requête déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

4.  Le Gouvernement s’est opposé à l’examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour l’a rejetée.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1977. Il est actuellement détenu à Kopeysk (région de Tchéliabinsk).

A.  Les poursuites pénales dirigées contre le requérant et sa condamnation

6.  Le 3 octobre 2004, B., un employé d’une station-service située dans la ville de Ioujno-Uralsk (région de Tchéliabinsk), fut tué. Le comité d’investigation près le service du procureur de la région de Tchéliabinsk ouvrit une enquête pénale pour meurtre, qui fut menée sous la direction de K., un enquêteur dudit comité.

7.  Soupçonné d’avoir été impliqué dans le meurtre de B., le requérant fut arrêté le 2 mars 2005. O. et S., deux autres personnes également soupçonnées de ce meurtre, furent arrêtées respectivement le 2 et le 5 mars 2005.

8.  À l’issue de l’enquête, le requérant ainsi que O. et S. furent accusés du meurtre de B. avec circonstances aggravantes et de vol avec violence commis en réunion (articles 105 § 2 e), g) et h), et 162 § 4 c) du code pénal (CP)). L’affaire pénale fut renvoyée en jugement devant la cour régionale de Tchéliabinsk (« la cour régionale »), qui siégea en une formation composée d’un juge et d’un jury.

9.  Le 28 septembre 2005, le jury rendit, à l’unanimité, un verdict de culpabilité contre tous les accusés, dont le requérant. Il considéra qu’il avait été prouvé :

–  que le requérant, éprouvant de l’animosité à l’égard de B. en raison d’un conflit datant du mois de septembre 2004, s’était concerté avec les deux autres accusés pour tuer B. et voler des biens se trouvant dans la station-service où ce dernier travaillait ;

–  qu’à cette fin, les accusés avaient préparé un marteau et un démonte‑pneu ;

–  que dans la nuit du 2 au 3 octobre 2004 ils s’étaient rendus à la station‑service en question dans un véhicule appartenant au requérant ;

–  que, lorsque B. s’était approché du véhicule, le requérant lui avait porté au moins deux coups sur la tête avec le marteau, dont il avait cassé le manche ;

–  que le requérant et les deux autres accusés avaient porté chacun à tour de rôle au moins trois coups sur la tête de B. avec le démonte-pneu et qu’ils lui avaient asséné au moins deux coups de pied et de poing sur diverses parties du corps ;

–  que O. et S. avaient ensuite transporté B. dans un local de la station‑service, où ils lui avaient chacun porté au moins neuf coups sur la tête et sur diverses parties du corps avec le démonte-pneu et au moins trois coups de pied et de poing sur diverses parties du corps, et

–  que le requérant et les deux autres accusés avaient ensuite volé deux téléphones portables et une somme d’argent dans la caisse de la station‑service.

10.  Le jury estima qu’il n’avait pas été prouvé que le requérant eût transporté B. dans le local de la station-service avec O. et S. ni qu’il lui eût porté des coups une fois dans ce local.

11.  Après le prononcé du verdict, le procureur informa la cour régionale qu’il n’entendait plus retenir contre les accusés la circonstance aggravante prévue par l’article 105 § 2 e) du CP, à savoir la commission d’un meurtre avec une cruauté particulière.

12.  Par un jugement du 18 octobre 2005, se fondant sur le verdict du jury, la cour régionale reconnut le requérant coupable de meurtre et de vol avec violence. Après avoir pris note de la position du procureur quant à la circonstance aggravante prévue par l’article 105 § 2 e) du CP (paragraphe 11 ci-dessus), la cour régionale exclut cette circonstance aggravante des charges dirigées contre les accusés. En ce qui concerne les actes du requérant, elle retint les qualifications de meurtre commis en réunion, accompagné de vol avec violence (article 105 § 2 g) et h) du CP) et de vol avec violence mettant en danger la vie ou la santé d’autrui (article 162 § 4 c) du CP). Dans la partie descriptive des charges, la cour régionale mentionna que le requérant avait commis le vol avec violence et introduction illicite dans une propriété. Elle le condamna à une peine de seize ans d’emprisonnement. Lors de la fixation de la peine, elle tint compte, en tant que circonstance atténuante, de la coopération active du requérant avec les autorités d’enquête. O. et S. furent condamnés respectivement à dix-sept ans et à dix-sept ans et six mois d’emprisonnement.

13.  Le 14 avril 2006, la Cour suprême réforma ce jugement en appel. Se référant au verdict du jury, elle indiqua qu’il n’avait pas été prouvé que le requérant se fût introduit dans le local de la station-service et que par conséquent la circonstance aggravante d’« introduction illicite dans une propriété » n’aurait pas dû figurer dans le descriptif des charges qui avaient été retenues contre lui par la juridiction de première instance sur le fondement de l’article 162 § 2 c) du CP. Toutefois, la Cour suprême estima que ce vice n’avait aucune incidence sur la peine qui avait été infligée et maintint la condamnation de l’intéressé.

B.  Les articles de l’enquêteur K.

14.  Les 12, 19 et 26 octobre 2005, le journal local de Ioujno-Uralsk, Allians Press, publia trois articles qui avaient été rédigés par l’enquêteur K. (paragraphe 6 ci-dessus). Ces articles étaient signés par K. et portaient l’indication de sa qualité d’enquêteur au sein du service du procureur.

15.  Dans l’article du 12 octobre 2005, K. indiquait que la cour régionale, siégeant avec jury, était en train d’examiner l’affaire pénale sur les circonstances du meurtre de B. Il décrivait certaines mesures qui avaient été prises au stade initial de l’enquête et relatait brièvement les dépositions de certains témoins et d’un suspect. Il ne citait aucun nom, à l’exception de celui de la victime. Il décrivait également comment les enquêteurs avaient identifié le véhicule présent sur les lieux au moment du crime et donnait le numéro de sa plaque d’immatriculation. Indiquant que le propriétaire de ce véhicule figurait parmi les suspects possibles, K. précisait que pour pouvoir l’inculper il avait fallu rassembler un ensemble de preuves.

16.  Dans l’article du 19 octobre 2005, K. continuait à décrire les mesures d’enquête qui avaient permis d’identifier les principaux suspects. Citant cette fois-ci les noms du requérant, de O. et de S., l’auteur de l’article rapportait la version des faits que chacun d’eux avait présentée aux autorités d’enquête sur les évènements du 3 octobre 2004 et exposait les mesures de vérification qui avaient été prises par les enquêteurs, notamment les confrontations et les investigations sur le lieu du crime. À la fin de l’article, K. écrivait : « [a]insi, petit à petit, [les autorités d’enquête] ont rassemblé des preuves leur permettant de démontrer la culpabilité des trois [suspects]. Lisez le prochain numéro du journal pour savoir ce qui s’est réellement passé dans la station-service et quelles peines ont été infligées aux trois [hommes] ».

17.  Dans l’article du 26 octobre 2005, K. relatait le verdict du jury et le jugement du 28 septembre 2005. Les passages pertinents en l’espèce de cet article se lisaient ainsi :

« (...) Ainsi, chacun d’eux s’est rendu coupable de l’infraction prévue par l’article 105 § 2 e), g) et h) – un meurtre (c’est-à-dire le fait de donner volontairement la mort à autrui) commis avec une cruauté particulière par plusieurs personnes agissant de manière organisée et accompagné de vol avec violence.

De surcroît, ils se sont rendus coupables de l’infraction prévue par l’article 162 § 4 c) – vol avec violence commis en réunion avec entente préalable, assorti de l’usage d’armes par destination ayant entraîné un dommage grave pour la santé d’autrui, et avec introduction illicite dans une propriété.

Comme je l’ai déjà indiqué dans le premier article, cette affaire pénale a été examinée par la cour régionale, siégeant avec jury, lequel a rendu son verdict à l’unanimité. [La cour régionale] n’a pas retenu de circonstances atténuantes au bénéfice de [O.] et de [S.], et a seulement retenu au bénéfice de Korobov sa coopération active [avec les autorités d’enquête], qui a permis d’identifier les auteurs de l’infraction. Les circonstances aggravantes étaient les suivantes : commission de l’infraction en réunion et avec une cruauté particulière.

(...) Quelles peines la cour [régionale] a-t-elle infligé ? À cet égard, les trois [accusés] avaient eux-mêmes demandé que l’affaire fût examinée par un jury. Il est clair qu’ils espéraient que des citoyens ordinaires feraient preuve de clémence, ne seraient pas sévères et auraient en quelque sorte pitié d’eux. D’après le jugement de la cour régionale, chacun des trois [hommes] sera privé de liberté pour de longues périodes : Korobov pendant seize ans, [S.] pendant dix-sept ans, et [O.] pendant dix‑sept ans et demi ; ils purgeront [ces peines] dans une colonie [pénitentiaire] à régime strict. Il est à noter que le verdict de culpabilité [rendu] par le jury n’est pas susceptible d’appel.

Et dire que le bonheur était pourtant possible. Par « bonheur », j’entends la vie en liberté, le travail honnête. Mais ces trois gars ont organisé leur vie autrement. Ont-ils espéré [que l’affaire serait classée comme non résolue] ? Si tel est le cas, ils ont eu tort. »

C.  Les plaintes pénales déposées par le requérant

18.  Au mois de février 2008, le requérant déposa une plainte pénale contre l’enquêteur K. sur le fondement des articles 129 (diffamation) et 130 (injure) du CP, dans leur version en vigueur au moment des faits. Ultérieurement, s’appuyant sur l’article 285 du CP (abus de fonctions), il introduisit une autre plainte contre K.

19.  Le requérant fut débouté de toutes ses plaintes, à des dates différentes. Le dernier refus d’engager des poursuites contre K. fut prononcé le 20 juillet 2010 par le service du procureur de la région de Tchéliabinsk au motif que toutes les informations qui figuraient dans les articles litigieux rédigés par K. étaient vraies.

D.  Le recours en diffamation formé par le requérant

20.  Au mois d’octobre 2009, se fondant sur l’article 152 du code civil, le requérant saisit le tribunal de la ville de Ioujno-Uralsk (« le tribunal ») d’une action en dommages-intérêts contre le service du procureur de cette ville et le ministère des Finances de la Fédération de Russie. Il demanda réparation du préjudice moral qu’il estimait avoir subi à raison d’une atteinte à son droit au respect de la présomption d’innocence, à sa réputation et à son honneur que lui avaient, selon lui, causée les articles rédigés par l’enquêteur K.

21.  Par un jugement du 1er mars 2010, le tribunal débouta le requérant. Il considéra que l’enquêteur mis en cause avait le droit d’informer le public de l’affaire pénale dirigée contre le requérant. Il indiqua, entre autres, que les articles rédigés par K. faisaient référence au verdict du jury et au jugement du 18 octobre 2005 et qu’ils reflétaient les faits « qui avaient réellement eu lieu ». Le tribunal estima donc que les articles en question ne portaient pas atteinte à la présomption d’innocence du requérant.

22.  Le requérant interjeta appel de ce jugement. Il alléguait plus particulièrement que plusieurs passages des articles de K. étaient contraires au verdict du jury et au jugement de condamnation, notamment ceux concernant la commission du meurtre « avec une cruauté particulière », la commission du vol à main armée « avec introduction illicite dans une propriété » ainsi que ceux concernant l’introduction du requérant dans le local de la station-service où O. et S. avaient continué à agresser la victime. Il soutenait en outre que, contrairement à ce qu’affirmait K., il n’avait pas sollicité l’examen de l’affaire pénale par un jury. Il réitérait aussi ses griefs selon lesquels les articles écrits par K. avaient porté atteinte à la présomption d’innocence.

23.  Le 28 mai 2010, la cour régionale rejeta l’appel du requérant. Elle estima que l’article du 12 octobre 2005 portait sur l’instruction de l’affaire pénale dirigée contre le requérant, alors que les articles des 19 et 26 octobre 2005 relataient le contenu du jugement du 18 octobre 2005. Elle indiqua également qu’à la date où le recours civil du requérant avait été examiné la condamnation pénale de celui-ci avait déjà acquis force de chose jugée, et elle en tira la conclusion que les informations contenues dans les articles litigieux étaient « conformes à la réalité ».

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  La Constitution de la Fédération de Russie

24.  L’article 49 de la Constitution de la Fédération de Russie est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne accusée d’une infraction pénale est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été prouvée selon la procédure prévue par la loi et établie par un jugement d’un tribunal ayant acquis force de chose jugée.

2.  L’accusé n’est pas tenu de prouver son innocence.

3.  Les doutes non dissipés quant à la culpabilité d’une personne sont interprétés en faveur de l’accusé. »

B.  Le code de procédure pénale (CPP)

25.  Conformément à l’article 339 du CPP, pour rendre son verdict, le jury doit répondre à une série de trois questions sur chaque chef d’accusation. Ces questions sont formulées de la façon suivante : 1) est-il prouvé que l’acte a été commis ? 2) est-il prouvé que l’accusé a commis cet acte ? 3) l’accusé est-il coupable de cet acte ?

26.  D’après l’article 379 § 1 du CPP tel qu’en vigueur au moment des faits, un jugement de condamnation rendu par un tribunal de première instance pouvait être annulé à l’issue de son examen en appel (в кассационном порядке) dans les cas suivants : en cas d’incohérence entre, d’une part, les conclusions du jugement du tribunal de première instance et, d’autre part, les faits établis par celui-ci (alinéa 1) ; en cas d’irrégularité d’ordre procédural (alinéa 2) ; en cas d’erreur d’application de la loi pénale matérielle (alinéa 3) ; et en cas de caractère injuste de la condamnation (alinéa 4).

27.  L’article 379 § 2 du CPP tel qu’en vigueur au moment des faits énonçait qu’un jugement de condamnation qui avait été prononcé sur la base d’un verdict de culpabilité émis par un jury ne pouvait être annulé pour le motif prévu par l’alinéa 1 du premier paragraphe de cette disposition (paragraphe 26 ci-dessus).

28.  L’article 381 § 2 du CPP tel qu’en vigueur au moment des faits contenait une liste d’irrégularités d’ordre procédural, parmi lesquelles la violation du secret des délibérations du jury (alinéa 9), qui pouvaient servir de fondement à l’annulation d’un jugement de condamnation.

29.  D’après l’article 390 § 3 du CPP tel qu’en vigueur au moment des faits, un jugement de condamnation qui avait fait l’objet d’un examen en appel devenait définitif le jour du prononcé de l’arrêt d’appel.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

30.  Le requérant voit dans le contenu des articles rédigés par l’enquêteur K. une violation de son droit à la présomption d’innocence. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

A.  Thèses des parties

1.  Le requérant

31.  Le requérant argue qu’au moment de la publication des articles les 12, 19 et 26 octobre 2005, sa condamnation n’était pas définitive au sens de l’article 390 § 3 du CPP (paragraphe 29 ci-dessus). Il soutient donc que les affirmations de K. quant à sa culpabilité étaient prématurées et, de surcroît, qu’elles contenaient des informations qui étaient fausses (paragraphe 22 ci‑dessus).

2.  Le Gouvernement

32.  Se référant à l’arrêt Konstas c. Grèce (no 53466/07, § 34, 24 mai 2011), le Gouvernement soutient que l’article 6 § 2 de la Convention n’empêchait pas les autorités internes de faire référence à la condamnation du requérant alors que la question de sa culpabilité n’avait pas été définitivement résolue. Il argue que les articles litigieux ont été rédigés avec la discrétion voulue et qu’ils n’ont pas dépassé les limites de la communication d’informations sur la procédure pénale en cours. À cet égard, il renvoie en substance aux conclusions que les juridictions internes ont formulées dans leurs décisions des 1er mars et 28 mai 2010 (paragraphes 21 et 23 ci-dessus) ainsi que dans la décision du 20 juillet 2010 portant rejet d’une des plaintes pénales du requérant (paragraphe 19 ci-dessus).

33.  Le Gouvernement soutient en outre que le requérant a eu accès à des voies de recours effectives pour faire valoir son droit au respect de la présomption d’innocence et que les autorités internes ont dûment examiné les plaintes pénales que l’intéressé avaient déposées et le recours en diffamation qu’il avait formé.

B.  Appréciation de la Cour

1.  Sur la recevabilité

34.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, en règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 157, CEDH 2009). Toutefois, lorsqu’il est clair d’emblée que le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle l’intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice (ibidem).

35.  En l’espèce, le requérant a introduit sa requête dans un délai de six mois à compter de l’adoption par la cour régionale de la décision du 28 mai 2010 rejetant définitivement son recours en diffamation (paragraphe 23 ci‑dessus). Dans les formulaires de requête du 23 septembre 2010 et du 27 janvier 2011, le requérant n’a pas invoqué l’article 13 de la Convention et il ne s’est pas plaint de n’avoir pas disposé de voies de recours effectives pour faire valoir son droit au respect de la présomption d’innocence. Bien qu’elle ait des doutes quant à l’effectivité du recours en diffamation que le requérant a introduit sur le fondement de l’article 152 du code civil (voir, à ce sujet, le paragraphe 49 ci-dessous), la Cour constate que les éléments dont elle dispose ne sont pas suffisants pour lui permettre de conclure, d’une part, que ce recours était ineffectif tant en théorie qu’en pratique (voir, a contrario, Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, §§ 176‑179, CEDH 2013 (extraits)) et, d’autre part, que le requérant aurait dû se rendre compte de l’ineffectivité de ce recours avant de l’exercer. Elle estime donc qu’ayant formulé le grief sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention dans les six mois à compter de la décision du 28 mai 2010 rejetant définitivement son recours en diffamation, le requérant a respecté le critère de recevabilité imposé par l’article 35 § 1 de la Convention.

36.  Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2.  Sur le fond

37.  La Cour rappelle que, si le principe de la présomption d’innocence consacré par le paragraphe 2 de l’article 6 de la Convention figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1, il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité n’ait été établie par un tribunal (voir, parmi beaucoup d’autres, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 35-36, série A no 308, Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009, Lizaso Azconobieta c. Espagne, n28834/08, § 37, 28 juin 2011, et Popovi c. Bulgarie, no 39651/11, § 85, 9 juin 2016).

38.  Il est vrai que l’article 6 § 2 ne saurait, au regard de l’article 10 de la Convention, empêcher les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le principe de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38, et Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et 48319/99, § 47, 28 octobre 2004). Si la Cour reconnaît que la liberté d’expression et de communication emporte le droit de relater des procédures judiciaires et, partant, la possibilité pour les autorités de rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure, elle estime toutefois que ces éléments doivent être exempts de toute appréciation ou préjugé de culpabilité (Y.B. et autres, précité, § 49).

39.  Par ailleurs, la Cour rappelle que la présomption d’innocence ne saurait cesser de s’appliquer en appel du seul fait que la procédure en première instance a entraîné la condamnation de l’intéressé, car une telle conclusion contredirait le rôle de la procédure en appel, au cours de laquelle le juge compétent est tenu de rejuger, en fait et en droit, la décision qui lui est dévolue (Konstas, précité, § 36). La présomption d’innocence se trouverait ainsi inapplicable dans une procédure au travers de laquelle l’intéressé sollicite un nouveau jugement de son affaire et vise à l’infirmation de sa condamnation préalable (ibidem).

40.  La Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction. Elle considère ainsi que ce qui importe aux fins de l’application de la disposition précitée, c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale (Lavents c. Lettonie, n58442/00, § 126, 28 novembre 2002). Toutefois, le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (Adolf c. Autriche, 26 mars 1982, §§ 36‑41, série A n49). Une distinction doit en effet être faite entre les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes ont été à plusieurs reprises considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (Marziano c. Italie, n45313/99, § 31, 28 novembre 2002).

41.  Se tournant vers les faits de la cause, la Cour constate tout d’abord qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que lorsqu’il a publié les articles litigieux, K. a agi en sa qualité officielle d’enquêteur au sein du service du procureur de la ville de Ioujno-Uralsk. L’article 6 § 2 de la Convention trouve donc à s’appliquer dans le cas d’espèce (voir, dans le même sens, Y.B. et autres, précité, § 38, et, a contrario, Papon c. France (no 2) (déc.), no 54210/00, 15 novembre 2011, et Mulosmani c. Albanie, no 29864/03, § 141, 8 octobre 2013).

42.  La Cour doit ensuite examiner si les articles des 12, 19 et 26 octobre 2005 rédigés par K. donnaient à penser que celui-ci avait préjugé du réexamen de l’affaire pénale dirigée contre le requérant qui allait être effectué par la juridiction compétente.

43.  La Cour relève que les trois articles litigieux ont été publiés après le 28 septembre 2005, date à laquelle le jury a rendu son verdict de culpabilité à l’égard du requérant et de ses coaccusés (paragraphe 9 ci‑dessus). La Cour note dans ce contexte que, conformément à l’article 339 du CPP, le jury, eu égard aux preuves qui lui avaient été présentées lors du procès (paragraphe 25 ci-dessus), était seul compétent pour se prononcer sur la réalité des actes pénalement reprochés au requérant ainsi que sur la culpabilité de celui-ci. Elle constate également que le verdict de culpabilité ne pouvait pas faire l’objet d’un réexamen par la juridiction d’appel, puisque la compétence de celle-ci était limitée à des questions relatives à la procédure, à la qualification juridique des actes dont la commission avait été prouvée et à la peine prononcée (paragraphes 2628 ci‑dessus).

44.  La Cour observe ensuite que, dans ses articles des 12 et 19 octobre 2005, l’enquêteur K. résumait en substance les éléments de preuve qui avaient été rassemblés au cours de l’enquête (paragraphes 1516 ci‑dessus). Dans l’article du 12 octobre 2005, K. indiquait que l’affaire pénale portant sur les circonstances du meurtre de B. était pendante devant la cour régionale et, dans celui du 19 octobre 2005, il précisait qu’il décrivait les éléments de preuve recueillis « petit à petit » par les enquêteurs. Ayant ajouté la phrase « [l]isez le prochain numéro du journal pour savoir ce qui s’est réellement passé dans la station-service et quelles peines ont été infligées aux trois [hommes] », K. a fait comprendre au lecteur que l’appréciation du caractère suffisant de ces preuves relevait de la juridiction saisie de l’affaire (voir, a contrario, Pavalache c. Roumanie, no 38746/03, §§ 120‑121, 18 octobre 2011). Ces articles présentaient le requérant soit en tant que suspect, soit en tant que personne mise en examen dont la culpabilité était « à démontrer », sans qu’il y fût affirmé que celle-ci avait été prouvée (voir, a contrario, Pichugin c. Russie, no 38958/07, § 41, 6 juin 2007). Aucun élément du dossier dont la Cour dispose ne permet de dire que les preuves rassemblées au cours de l’enquête et décrites par K. dans ses articles des 12 et 19 octobre 2005 n’avaient pas été présentées au jury, qui a rendu son verdict le 28 septembre 2005, c’est-à-dire avant la publication des articles en question. Eu égard à ces éléments, la Cour estime que, par ses articles des 12 et 19 octobre 2005, K. a informé le public de l’enquête pénale dont il avait la charge, et qu’il l’a fait avec la discrétion et la réserve voulues en respectant la présomption d’innocence à l’égard du requérant (voir, a contrario, Maksim Petrov c. Russie, no 23185/03, §§ 104‑107, 6 novembre 2012).

45.  Toutefois, la Cour ne peut conclure de la même façon en ce qui concerne l’article du 26 octobre 2005, pour les motifs suivants.

46.  Premièrement, la Cour relève que l’insuffisance de preuves constatée par le jury a entraîné l’abandon partiel des charges dirigées contre le requérant, plus précisément la circonstance aggravante prévue par l’article 105 § 2 e) du CP, c’est-à-dire la commission d’un meurtre avec une cruauté particulière, ainsi que la modification de la qualification juridique initialement proposée par l’accusation (paragraphes 1112 ci‑dessus). Or K. n’a pas mentionné ce changement dans son article et il a ainsi mis en doute tant la conclusion rendue par le jury que celle formulée par le juge selon lesquelles la participation du requérant à l’agression de la victime à l’intérieur de la station-service n’avait pas été prouvée.

47.  Deuxièmement, la Cour constate qu’en terminant son article du 26 octobre 2005 par la phrase « le verdict de culpabilité [rendu] par le jury n’[était] pas susceptible d’appel » (paragraphe 17 ci-dessus), K. a fait allusion au caractère définitif du jugement et des conclusions du jury quant à la culpabilité du requérant. Certes, conformément à l’article 379 § 2 du CPP, un jugement de condamnation basé sur un verdict de culpabilité ne peut faire l’objet d’un appel pour incohérence entre les conclusions du jury et les faits établis par celui-ci (paragraphe 27 ci-dessus). Toutefois, la Cour observe que la juridiction d’appel était compétente pour annuler le jugement dans son intégralité pour les autres motifs énumérés aux alinéas 2 à 4 de l’article 379 § 1 du CPP, notamment en cas d’irrégularités d’ordre procédural (paragraphe 26 ci-dessus). Parmi les irrégularités procédurales énumérées à l’article 381 § 2 du CPP figurait la violation du secret des délibérations du jury (paragraphe 28 ci-dessus). Autrement dit, quand bien même le verdict du jury ne pouvait être remis en question devant la juridiction d’appel, la condamnation du requérant, tout comme la conclusion quant à sa culpabilité, n’était pas encore définitive en droit interne, et elle n’était donc pas « légalement » établie au sens de l’article 6 § 2 de la Convention au moment de la publication de l’article litigieux.

48.  À cet égard, la Cour note que l’affirmation de K. quant au caractère définitif du verdict de culpabilité rendu contre le requérant et ses coaccusés était accompagnée d’un commentaire selon lequel les intéressés avaient eu tort d’espérer échapper à leur responsabilité pénale pour les actes commis (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour considère que ces passages sont allés au‑delà de la simple communication d’informations sur les résultats du procès devant la juridiction de première instance et qu’ils étaient susceptibles de créer chez le grand public l’impression que la culpabilité du requérant était définitivement établie, alors même que la juridiction d’appel n’avait pas encore rendu son arrêt en l’espèce (Neagoe c. Roumanie, no 23319/08, § 46, 21 juillet 2015).

49.  En ce qui concerne le recours civil en diffamation formé par le requérant (paragraphes 2123 ci-dessus), la Cour constate que les juridictions internes n’ont pas accordé suffisamment d’attention au fait que, au moment de la publication des articles litigieux, la condamnation de l’intéressé n’était pas encore définitive et que, par conséquent, toute affirmation quant à sa culpabilité devait se faire avec réserve. Qui plus est, dans sa décision du 28 mai 2010 (paragraphe 23 ci-dessus), la cour régionale a examiné les griefs du requérant par rapport à la situation de celui-ci au moment de l’introduction de son recours civil, c’est‑à-dire au moment où le jugement de condamnation du 18 octobre 2005 avait déjà acquis force de chose jugée, et non par rapport à sa situation au moment de la publication des articles litigieux, quand la condamnation de l’intéressé par le tribunal de première instance n’était pas encore définitive. La Cour souligne cependant que le fait pour le requérant d’avoir finalement été reconnu coupable et condamné à une peine de prison ne saurait effacer son droit initial d’être présumé innocent jusqu’à l’établissement légal de sa culpabilité (Neagoe, précité, § 49).

50.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que, prises dans leur ensemble, les déclarations faites par l’enquêteur K. dans son article du 26 octobre 2005 ont incité le public à croire que la culpabilité du requérant était définitivement établie et elle estime, de ce fait, qu’elles ne se conciliaient pas avec le respect de la présomption d’innocence à l’égard de ce dernier.

51.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

52.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

53.  Le requérant réclame 31 000 euros (EUR) pour le préjudice moral qu’il dit avoir subi.

54.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la demande de l’intéressé.

55.  La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 2 000 EUR au titre du préjudice moral.

B.  Frais et dépens

56.  Le requérant n’a pas présenté de demande de remboursement des frais et dépens.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

 

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;

 

3.  Dit

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 novembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

  Stephen Phillips                                                              Georgios A. Serghides
        Greffier                                                                               Président

 


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