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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MINIBAYEV v. RUSSIA - 68793/13 (Judgment : Article 5 - Right to liberty and security : Third Section Committee) French Text [2019] ECHR 860 (03 December 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/860.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2019:1203JUD006879313, [2019] ECHR 860, CE:ECHR:2019:1203JUD006879313 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MINIBAYEV c. RUSSIE
(Requête no 68793/13)
ARRÊT
STRASBOURG
3 décembre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Minibayev c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Alena Poláčková,
présidente,
Dmitry Dedov,
Gilberto Felici, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 68793/13) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Rudik Fanilovich Minibayev (« le requérant »), a saisi la Cour par une lettre du 20 novembre 2009, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le 7 décembre 2011, le requérant a envoyé à la Cour le formulaire de requête.
2. Le requérant a été représenté par Mme O. A. Sadovskaya, juriste d’une organisation non gouvernementale, « le Comité contre la torture », sise à Nijni Novgorod. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.
3. Le 6 mars 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1986 et réside à Birsk (république de Bachkortostan).
A. L’enquête pénale pour viol et meurtre, l’interpellation du requérant et son allégation de mauvais traitements
5. Le 4 avril 2006, un enquêteur du bureau de police de Birsk (Бирский ГРОВД) (république de Bachkortostan) ouvrit une enquête pénale contre X au sujet de la disparition inquiétante de la dénommée K. Ultérieurement, après la découverte du corps de K., les chefs d’accusation furent requalifiés en viol et meurtre.
6. Aux dires du requérant, en avril 2006, il fut convoqué à différentes dates au bureau de police de Birsk et y fut interrogé de manière informelle au sujet du viol et du meurtre de K.
7. Le 4 mai 2006, vers 13 heures, le requérant fut interpellé par des policiers sur son lieu de travail et conduit au bureau de police de Birsk. Le soir même, il fut conduit au département des enquêtes pour meurtres et banditisme près le bureau du procureur de la république de Bachkortostan (прокуратура республики Башкортостан (отдел по РУУБ)) (« le DEMB »), à Oufa. Comme il a été établi ultérieurement, le requérant passa la nuit du 4 au 5 mai 2006 dans les locaux du DEMB (paragraphes 43, 45 et 50 ci-dessous).
8. Le 5 mai 2006, de 8 h 21 à 10 heures, Mu., un enquêteur du bureau du procureur de la république de Bachkortostan, interrogea le requérant, en qualité de témoin, sur le meurtre. L’intéressé avoua sa participation à cette infraction.
9. Devant la Cour, le requérant allègue que, dès son interpellation le 4 mai 2006 et jusqu’à ses aveux du crime le 5 mai 2006, il a été détenu, torturé et menacé par différents policiers et enquêteurs, qui auraient cherché à lui extorquer des aveux concernant le viol et le meurtre de K. : d’abord dans le bureau de police, à Birsk, puis dans les locaux du DEMB, à Oufa.
10. Également le 5 mai 2006, à 16 heures, Kh., un enquêteur du bureau du procureur de la république de Bachkortostan, arrêta officiellement le requérant en tant que suspect du meurtre et l’interrogea en présence d’un avocat commis d’office. L’intéressé confirma sa participation au meurtre, mais modifia ses dépositions quant au déroulement des faits.
11. Toujours le 5 mai 2006, à 19 heures, le requérant fut admis dans un hôpital civil, où un neurochirurgien constata qu’il présentait des contusions et des épanchements dans les tissus mous de la tête.
12. Le 6 mai 2006, à 22 heures, lors de l’admission du requérant à la maison d’arrêt d’Oufa, un infirmier (фельдшер) examina l’intéressé et releva la présence de plusieurs ecchymoses très étendues de couleur verte dans la région de l’épaule gauche et sous l’omoplate gauche. Le requérant indiqua à l’infirmier que ces blessures lui avaient été occasionnées dans la nuit du 4 au 5 mai 2006 par un policier et par un fonctionnaire du bureau du procureur de la république de Bachkortostan à Oufa, qui l’auraient frappé à la tête et sur le dos avec une matraque.
B. Le procès pénal et la condamnation du requérant
13. Au cours de son procès devant la cour suprême de la république de Bachkortostan (« la cour de Bachkortostan »), le requérant plaida son innocence et affirma que ses aveux lui avaient été extorqués sous la contrainte.
14. Le 18 mai 2009, la cour de Bachkortostan rendit deux arrêts séparés sur l’affaire. Par le premier arrêt, elle requalifia les faits reprochés au requérant et à un autre coaccusé en « non-assistance à personne en danger » et elle reconnut les deux hommes coupables, tout en constatant la prescription de l’action publique pour cette infraction. Par le second arrêt, elle condamna le requérant à huit ans d’emprisonnement du chef de viol collectif. Elle n’examina pas le grief relatif aux mauvais traitements allégués.
15. Le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt de condamnation pour viol. Il ne ressort pas du dossier qu’il ait soulevé devant la juridiction de cassation le grief concernant les mauvais traitements allégués. Le 30 septembre 2009, la Cour suprême de Russie confirma les deux arrêts de condamnation du requérant.
C. Les vérifications concernant les allégations de mauvais traitements et de détention illégale formulées par le requérant
16. Le 24 mai 2006, le requérant déposa plainte auprès du procureur de la république de Bachkortostan, soutenant que des violences policières avaient été commises sur sa personne au cours de sa détention dans les locaux du DEMB avant son interpellation officielle et que l’enquêteur Kh. était présent lors des épisodes de violences alléguées.
17. Le 6 juin 2006, le requérant saisit le procureur de la république de Bachkortostan d’une plainte contre l’enquêteur Mu., arguant que ce dernier l’avait sévèrement battu dans la nuit du 4 au 5 mai 2006. Il indiqua que l’avocat présent lors de l’interrogatoire du 5 mai 2006 (paragraphe 10 ci‑dessus) avait bien vu ses lésions et lui avait suggéré d’avouer le meurtre de K. s’il souhaitait éviter un nouveau passage à tabac.
18. Ces plaintes donnèrent lieu à différentes vérifications préliminaires, qui se soldèrent toutes par des décisions de refus d’ouverture d’une enquête pénale pour violences policières alléguées.
1. La première décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale
19. Dans le cadre des vérifications préliminaires, le requérant fut interrogé à deux reprises. À l’occasion de ces auditions, il déclara ce qui suit : le 4 mai 2006, en début d’après‑midi, il avait été escorté au bureau de police de Birsk ; une fois arrivé sur place, les policiers lui avaient dit qu’ils savaient qu’il était coupable du meurtre de K. ; ils l’avaient ensuite ligoté et avaient exigé des aveux de sa part au sujet du crime. Le requérant indiqua aussi que, dans la nuit du 4 au 5 mai 2006, il avait été emmené au DEMB à Oufa, et qu’il y avait été frappé par l’enquêteur Mu. à la tête et sur le corps.
20. Les policiers G. et Tch. déclarèrent quant à eux que, lorsqu’ils avaient escorté le requérant de Birsk à Oufa, ils avaient vu des lésions sur son visage et que l’intéressé leur avait dit que ces lésions avaient été causées par des inconnus à Birsk.
21. L’enquêteur Mu. nia, pour sa part, avoir interrogé le requérant en mai 2006. Enfin, l’enquêteur Kh. indiqua que le requérant avait été emmené à Oufa le 5 mai 2006, vers midi, et qu’ensuite, lors d’une conversation en privé, l’intéressé lui avait dit avoir été blessé à Birsk par des inconnus et avait avoué le meurtre de K.
22. L’enquêteur chargé des vérifications préliminaires sur les allégations du requérant désigna un expert chargé de déterminer le caractère, l’origine et la date de la formation des lésions présentées par l’intéressé. L’expert désigné examina le requérant et étudia le certificat médical délivré par le neurochirurgien de l’hôpital civil (paragraphe 11 ci-dessus). Selon le rapport d’expertise du 22 juin 2006, le requérant présentait des contusions et des ecchymoses des tissus mous de la tête et ces blessures avaient été causées par des objets durs et contondants. L’expert considérait que ces blessures pouvaient être survenues le 5 mai 2006.
23. Se fondant sur les explications fournies par les policiers et les enquêteurs et sur le rapport d’expertise, le 26 juin 2006, l’enquêteur chargé des vérifications préliminaires rendit une décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale, après avoir conclu que les lésions du requérant avaient été causées par des inconnus à Birsk avant l’interpellation de celui‑ci le 5 mai 2006.
24. Le 20 juillet 2006, le procureur adjoint de la république de Bachkortostan annula cette décision, considérant que les vérifications préliminaires étaient incomplètes.
2. La deuxième décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale
25. Dans le cadre de vérifications complémentaires, plusieurs personnes furent auditionnées. Les policiers G. et Tch. précisèrent que le requérant avait été emmené dès le 4 mai 2006 au bureau de police de Birsk, puis avait été escorté par des policiers le 5 mai 2006, vers midi, de Birsk jusqu’au DEMB à Oufa.
26. Un autre policier indiqua que le 4 mai 2006, vers 12 heures ou 13 heures, il avait emmené le requérant de son lieu de travail jusqu’au bureau de police de Birsk. Il déclara ne pas avoir vu de lésions sur le corps de l’intéressé à ce moment-là.
27. Le policier S., chef du bureau de police de Birsk, affirma que le requérant avait été interrogé dans les locaux du bureau de police le 4 mai 2006, puis emmené à Oufa le même jour.
28. Le neurochirurgien qui avait examiné le requérant le 5 mai 2006 (paragraphe 11 ci-dessus) indiqua que lors de l’examen médical l’intéressé était accompagné par des policiers et que les blessures qu’il présentait à la tête pouvaient être survenues dans les deux jours ayant précédé son admission à l’hôpital.
29. L’expert médical qui avait rédigé le rapport du 22 juin 2006 (paragraphe 22 ci-dessus) exposa que les lésions du requérant consistaient en des égratignures sur l’arête du nez et au-dessus du sourcil gauche et que leur formation pouvait remonter à un à deux mois avant l’examen médical.
30. La mère du requérant déclara qu’elle était allée, en vain, chercher son fils sur son lieu de travail le 5 mai 2006 et que des collègues du requérant l’avaient informée que ce dernier n’était pas venu travailler ce jour‑là. Un collègue du requérant affirma que l’intéressé avait disparu après avoir été appréhendé par les policiers le 4 mai 2006. Il déclara également qu’à ce moment-là le requérant ne présentait pas de lésions corporelles visibles.
31. Le 11 août 2006, l’enquêteur rendit une nouvelle décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale, considérant que le requérant avait pu subir les lésions susmentionnées avant son transfèrement au DEMB le 5 mai 2006.
32. Le requérant contesta cette décision en justice. Par deux décisions des 1er et 15 septembre 2006, le tribunal du district Kirovski d’Oufa rejeta son recours, estimant que les vérifications préliminaires avaient été suffisantes.
33. Le 24 septembre 2007, le chef du département de l’instruction près le bureau du procureur de la république (« le département de l’instruction ») annula la décision du 11 août 2006 au motif qu’elle était prématurée.
3. La troisième décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale
34. Dans le cadre de vérifications complémentaires, l’enquêteur demanda à l’expert médical de se prononcer sur les lésions que le requérant présentait à l’épaule et à l’omoplate. Le 8 octobre 2007, un rapport d’expertise complémentaire fut dressé. Dans ce document, l’expert considérait que lesdites blessures avaient été causées par des objets durs et contondants et pouvaient être survenues entre deux et quatre jours avant l’examen réalisé par l’infirmier sur la personne du requérant. Il estimait par ailleurs que, à la date d’établissement du premier rapport d’expertise, il n’était plus possible de déterminer à quel moment les blessures que l’intéressé présentait à la tête avaient été occasionnées.
35. L’enquêteur recueillit les explications d’autres personnes. En particulier, l’infirmier qui avait examiné le requérant le 6 mai 2006 déclara que les blessures que l’intéressé présentait à l’épaule et à l’omoplate étaient de couleur verte et pouvaient être survenues cinq à six jours avant l’examen et que, par ailleurs, il n’avait pas observé de lésions au niveau de la tête.
36. L’avocat qui avait assisté le requérant le 5 mai 2006 affirma que ce dernier ne présentait pas de lésions visibles et qu’il ne lui avait soumis aucune plainte pour mauvais traitements.
37. L’enquêteur chargé des vérifications complémentaires auditionna également l’ancien l’enquêteur près le bureau du procureur de Birsk, le chauffeur du véhicule dans lequel le requérant avait été escorté à Oufa et les codétenus de l’intéressé à la maison d’arrêt. Toutes ces personnes déclarèrent ne plus se souvenir si elles avaient vu le requérant au cours de la période comprise entre le 4 et le 6 mai 2006.
38. Le 9 octobre 2007, l’enquêteur rendit une décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale pour le même motif que celui précédemment retenu (paragraphes 23 et 31 ci-dessus).
39. À une date non précisée dans le dossier, le requérant contesta cette décision en justice, arguant, en particulier, que ses griefs concernant sa privation de liberté et les violences policières qui seraient survenues dans les locaux du bureau de police de Birsk n’avaient pas été examinés. Dans son recours, il désignait nommément plusieurs personnes qui auraient été présentes lors de son interpellation du 4 mai 2006 et qui auraient pu confirmer l’absence de lésions sur son corps à ce moment-là. Il soutenait que, après sa détention de plus de vingt-quatre heures sous le contrôle des forces de l’ordre, plusieurs lésions avaient été constatées sur son corps.
40. Le 9 février 2009, le tribunal du district Leninski d’Oufa se déclara incompétent pour examiner le recours du requérant au motif que l’affaire pénale dans le cadre de laquelle l’intéressé était poursuivi avait déjà été transmise pour jugement à la cour de Bachkortostan (voir supra). Le 28 mai 2009, la cour de Bachkortostan rejeta le pourvoi en cassation formé par le requérant contre la décision du 9 février 2009.
41. Le 24 août 2011, l’adjoint du chef du département de l’instruction annula la décision du 9 octobre 2007 portant refus d’ouverture d’une enquête. Dans sa décision, il estimait qu’il était nécessaire de lever la contradiction qui existait entre l’affirmation de l’enquêteur Mu., selon laquelle celui-ci n’avait pas interrogé le requérant, et le procès-verbal d’interrogatoire établi le 5 mai 2006 (paragraphe 10 ci-dessus).
4. La quatrième décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale
42. Dans le cadre de vérifications complémentaires, le policier S. réaffirma que le 4 mai 2006 le requérant avait été interrogé au bureau de police de Birsk, et il précisa qu’il avait ensuite été décidé de poursuivre les mesures d’investigation à Oufa avec la participation de l’intéressé.
43. L’enquêteur Mu. déclara que, le soir du 4 mai 2006, l’enquêteur Kh., les policiers G. et Tch. et lui-même avaient interrogé le requérant en tant que « personne probablement impliquée dans le meurtre » dans les locaux du DEMB à Oufa. Il confirma avoir vu des lésions sur le corps de l’intéressé. Il indiqua que, vers 22 heures, étant donné l’interdiction de mener des interrogatoires nocturnes, il avait invité le requérant à partir et l’avait prié de revenir le lendemain matin, mais que l’intéressé avait demandé à passer la nuit dans les locaux du DEMB, et qu’il lui avait alors permis de rester dans un bureau inoccupé. Il ajouta que dans la nuit du 4 au 5 mai 2006 aucune mesure d’enquête n’avait été menée avec la participation du requérant et que personne n’avait frappé ce dernier.
44. Les policiers G. et Tch. ainsi que l’enquêteur Kh. confirmèrent leurs dépositions antérieures et indiquèrent ne plus se souvenir des faits.
45. Le 28 septembre 2011, l’enquêteur chargé des vérifications préliminaires rendit une quatrième décision de refus d’ouverture d’une enquête. Pour ce faire, il indiqua qu’il était établi que le requérant avait été emmené de Birsk à Oufa le 4 mai 2006 et avait passé la nuit du 4 au 5 mai 2006 dans les locaux du DEMB, mais il estima que l’intéressé n’y avait pas subi une privation de liberté. Il conclut de nouveau que le requérant avait pu être blessé avant d’être emmené au DEMB.
46. À une date non précisée dans le dossier, postérieurement à la communication de la présente requête, cette décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale fut à son tour annulée.
5. La cinquième décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale
47. Dans le cadre de vérifications complémentaires, plusieurs personnes furent auditionnées ou ré-auditionnées. Le requérant confirma ses dépositions antérieures, et il ajouta que c’étaient les policiers G. et Tch. qui l’avaient ligoté dans les locaux du bureau de police de Birsk, qu’il avait été passé à tabac par l’enquêteur Mu. dans les locaux du DEMB en présence de l’enquêteur Kh. et que ce dernier lui avait aussi porté quelques coups.
48. Les policiers, les enquêteurs et l’avocat commis d’office confirmèrent leurs dépositions antérieures. Un autre policier du DEMB déclara qu’il avait été informé par l’enquêteur Mu. que le requérant avait passé la nuit dans un bureau du DEMB.
49. Les collègues du requérant indiquèrent que, au moment de l’interpellation de l’intéressé par les forces de l’ordre en mai 2006, celui-ci ne présentait pas de lésions. La mère du requérant déclara que son fils avait plusieurs connaissances à Oufa susceptibles de l’héberger et qu’il ne pouvait donc pas avoir demandé à passer la nuit dans les locaux du DEMB.
50. Le 22 février 2014, l’enquêteur chargé des vérifications préliminaires rendit une nouvelle décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale. Pour ce faire, il indiqua qu’il était établi que le 4 mai 2006 les autorités de poursuite disposaient déjà de « preuves incontestables » de la culpabilité du requérant (il s’agissait, en l’occurrence, de certaines dépositions d’un individu considéré comme complice de l’intéressé) et que celui-ci avait effectivement passé la nuit du 4 au 5 mai 2006 dans les locaux du DEMB. Il estima que la présence nocturne du requérant dans l’enceinte du DEMB était constitutive d’une faute disciplinaire de la part de l’enquêteur Mu., mais ne s’analysait pas en une privation de liberté.
51. L’enquêteur considéra que les blessures du requérant pouvaient avoir été occasionnées avant que celui-ci n’eût été emmené au DEMB à Oufa. D’une part, il écarta les dépositions des témoins selon lesquelles le requérant ne présentait pas de lésions avant son interpellation du 4 mai 2006, au motif que ces personnes avaient des liens familiaux ou sociaux avec l’intéressé et que, de toute façon, elles ne pouvaient pas avoir vu de lésions sur l’épaule et l’omoplate du requérant. D’autre part, il considéra que les allégations du requérant étaient incohérentes et que les lésions constatées n’étaient pas d’une gravité telle que l’intéressé aurait pu être amené à faire des déclarations auto-incriminantes. Par ailleurs, l’enquêteur exclut la possibilité de l’existence d’une entente entre les enquêteurs et les policiers mis en cause, les dépositions de ces personnes étant précisément marquées par des contradictions. Se référant au principe selon lequel « le doute profite à l’accusé », l’enquêteur conclut que la preuve de l’infliction des violences policières alléguées n’avait pas été rapportée.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
52. Les dispositions du code de procédure pénale (CPP) relatives aux vérifications préliminaires, à l’ouverture de l’enquête pénale et à l’examen judiciaire des recours contre les décisions des autorités chargées de l’enquête sont exposées dans l’arrêt Lyapin c. Russie (no 46956/09, § 99, 24 juillet 2014).
53. Selon l’article 92 du CPP, dans les trois heures qui suivent la présentation d’un suspect à l’enquêteur, un procès-verbal d’interpellation doit être dressé, indiquant la date et l’heure de son établissement, ainsi que la date, l’heure, le lieu et les motifs de l’interpellation de la personne et d’autres informations pertinentes.
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
A. Thèses des parties
54. Le Gouvernement expose que la première lettre du requérant adressée à la Cour est datée du 9 novembre 2009 et que le formulaire de requête a été envoyé le 7 décembre 2011. Il estime que le délai de plus de deux ans qui s’est écoulé entre ces deux dates est trop long et que par conséquent la requête ne peut pas être réputée valablement introduite et ne doit pas être examinée.
55. De plus, le Gouvernement soutient que, même à supposer que la requête ait été valablement introduite le 7 décembre 2011, au moment de l’envoi du formulaire, le requérant aurait dû s’être rendu compte depuis longtemps qu’aucune enquête effective ne serait menée sur ses allégations de mauvais traitements datant de 2006. Il en conclut que la requête est tardive.
56. Le requérant argue que la requête a été introduite le 20 novembre 2008, et non pas le 20 novembre 2009, et qu’en décembre 2011 il a simplement mis à jour les informations qui figuraient dans sa requête déjà introduite. Il dit qu’il a saisi la Cour après avoir compris que les vérifications sur ses allégations n’étaient – à ses dires – pas effectives.
57. Le requérant soutient en outre que, si l’on en croit le Gouvernement, selon lequel les vérifications concernant ses allégations de mauvais traitements et de détention arbitraire ont été effectives et « exhaustives » (paragraphe 85 ci-dessous), alors il n’y avait aucune raison que lui-même se rendît compte de l’ineffectivité desdites vérifications et qu’il saisît la Cour plus tôt.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la date de l’introduction de la requête
58. La Cour observe que la première lettre du requérant décrivant les faits et les violations alléguées a été envoyée le 20 novembre 2009 et qu’il n’y a aucune trace d’une lettre antérieure, contrairement à ce qu’affirme l’intéressé. Elle note que le formulaire de requête accompagné des pièces justificatives a été envoyé le 7 décembre 2011.
59. La Cour rappelle que les requérants doivent donner suite à leur requête avec une célérité raisonnable après toute première prise de contact liminaire, faute de quoi elle pourrait juger que la date d’introduction de la requête est celle de la communication du formulaire complété (Kemevuako c. Pays-Bas (déc.), no 65938/09 §§ 19-25, 1er juin 2010, Malysh et Ivanin c. Ukraine (déc.), nos 40139/14, et 41418/14, 9 octobre 2014, et Smertin c. Russie (comité), no 19027/07, §§ 26-28, 2 octobre 2014). Dans ces conditions, la Cour considère que la requête a été valablement introduite à la date de l’envoi du formulaire dûment complété, soit le 7 décembre 2011.
2. Sur le respect du délai de six mois
60. La Cour rappelle que les requérants qui entendent se plaindre d’une absence d’enquête effective sur leurs allégations de mauvais traitements doivent promptement la saisir dès qu’ils se rendent compte ou auraient dû se rendre compte que l’enquête n’est pas effective. Le point de savoir à quel moment les requérants s’en sont rendu compte ou auraient dû s’en rendre compte est difficile à déterminer avec exactitude, et la Cour recherche dans ces cas s’il existait un indice ou une possibilité réaliste que les mesures d’enquête progressent (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 269, CEDH 2014 (extraits), et Şakir Kaçmaz c. Turquie, no 8077/08, §§ 72-75, 10 novembre 2015).
61. La Cour a déjà eu à connaître d’affaires où des éléments censés apporter un éclairage nouveau sur les faits dénoncés étaient révélés à un stade ultérieur et où l’obligation procédurale d’enquêter se trouvait réactivée et fournissait un nouveau point de départ pour le calcul du délai de six mois (Khadzhimuradov et autres c. Russie, nos 21194/09 et 16 autres, §§ 75-77, 10 octobre 2017). Elle rappelle à cet égard que, si de nouvelles mesures d’enquête sont effectuées après plusieurs années d’enlisement et si ces mesures ne constituent pas plus qu’une simple formalité et ne contribuent pas significativement au développement de l’enquête, elle ne les considère pas comme fournissant un nouveau point de départ aux fins du calcul du délai de six mois (ibidem, § 67, avec les références qui y sont citées).
62. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que les évènements en cause se sont déroulés selon la chronologie suivante.
En juin 2006, soit peu de temps après la période à laquelle les mauvais traitements et la privation de liberté allégués auraient été subis, à savoir en mai 2006, des vérifications préliminaires sur ces assertions ont débuté. Une expertise médicale concernant les lésions du requérant a été effectuée et certains policiers et enquêteurs ont été auditionnés, à la suite de quoi la première décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale a été adoptée fin juin 2006.
63. Après l’annulation de cette décision, de nouvelles vérifications ont eu lieu, consistant en des auditions de membres du corps médical et de certains témoins. Ces mesures se sont soldées par la deuxième décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale en août 2006.
64. Après l’annulation, en septembre 2007, de cette décision, des mesures complémentaires ont été prises : auditions d’autres témoins, ainsi que préparation d’un rapport d’expertise complémentaire. En octobre 2007, la troisième décision de refus d’ouverture d’une enquête a été rendue. En février et mai 2009, les tribunaux ont refusé d’examiner le recours introduit par le requérant contre cette décision. Cependant, en août 2011, le chef du département de l’instruction a annulé cette décision au motif que l’affirmation de l’enquêteur mis en cause par le requérant, selon laquelle cet agent n’avait pas interrogé l’intéressé, contredisait le procès-verbal d’interrogatoire du 5 mai 2006.
65. À la suite de cette annulation, dans le cadre de nouvelles vérifications, l’enquêteur mis en cause a significativement changé sa version des faits en reconnaissant que le requérant avait passé la nuit dans les locaux du DEMB. Plusieurs personnes ont été réinterrogées. En septembre 2011, la quatrième décision de refus d’ouverture d’une enquête a été rendue au motif, notamment, que la présence nocturne du requérant dans les locaux du DEMB n’était pas constitutive d’une privation de liberté.
66. Enfin, en 2014, quand cette quatrième décision a été à son tour annulée, de nouvelles dépositions du requérant, des personnes mises en cause et des témoins ont été recueillies. Cependant, ces vérifications complémentaires se sont elles aussi soldées par une décision de refus d’ouverture d’une enquête pour violences policières et détention illégale.
67. Dans ces circonstances, la Cour considère qu’entre 2006 et 2011 différentes mesures d’enquête se sont succédé et plusieurs éléments de preuve ont été recueillis (voir, mutatis mutandis, Mikhail Nikolayev c. Russie, no 40192/06, §§ 74-75, 6 décembre 2016), et ce sans qu’il y ait eu de longues périodes d’inactivité. En outre, de l’avis de la Cour, la reprise des vérifications préliminaires en 2011, loin d’être une simple formalité, a constitué un nouveau développement dans l’affaire puisque des incohérences dans les déclarations d’une personne mise en cause par le requérant ont été relevées et puisque cette personne a finalement avoué que l’intéressé avait passé la nuit dans les locaux du DEMB (voir, mutatis mutandis, Cerf c. Turquie, no 12938/07, §§ 66-67, 3 mai 2016, avec les références qui y sont citées, et Khadzhimuradov et autres, précité, §§ 75‑76).
68. La Cour considère que, eu égard à cette succession de mesures d’investigation et à ces nouveaux développements, la requête, ayant été introduite en décembre 2011, n’est pas tardive. Il s’ensuit que l’objection du Gouvernement doit être rejetée.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
69. Le requérant se plaint d’avoir subi une détention non enregistrée et arbitraire du 4 mai 2006, dans l’après‑midi, au 5 mai 2006, à 16 heures. Il invoque l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : (...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...) »
A. Thèses des parties
70. Le Gouvernement soutient que, jusqu’à son interpellation officielle le 5 mai 2006 à 16 heures, le requérant avait le statut de témoin dans l’affaire pénale. Il considère que le 4 mai 2006 l’intéressé n’a pas été interpellé, mais a volontairement comparu au bureau de police de Birsk. Le Gouvernement en conclut que le requérant n’était pas détenu et n’était donc pas « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 de la Convention. Il semble ainsi suggérer que cet article ne s’applique pas ratione materiae.
71. Le requérant combat cette thèse. Il indique que tant les policiers et les enquêteurs que d’autres témoins ont confirmé que du 4 au 5 mai 2006 il se trouvait sous le contrôle des autorités et a été privé de sa liberté. Il allègue que cette privation de liberté n’a pas été enregistrée et soutient qu’elle a donc été arbitraire. Il ajoute qu’en conséquence de ce non‑enregistrement il n’a pas pu bénéficier des garanties légales accordées aux personnes interpellées, en particulier concernant le droit d’accès à un avocat et à un médecin.
B. Appréciation de la Cour
72. La Cour prend en compte l’objection implicite du Gouvernement selon laquelle le grief est irrecevable ratione materiae en raison d’une absence de privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Elle considère que cette question est intrinsèquement liée au fond du grief tiré d’une non-reconnaissance de sa détention soulevé par le requérant. Aussi la Cour décide-t-elle de joindre cette objection au fond du grief.
73. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
74. La Cour rappelle que toute privation de liberté doit être conforme au but poursuivi par l’article 5 de la Convention : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 84, 23 février 2012). Elle rappelle aussi que la détention non reconnue ou non enregistrée d’un individu constitue une totale négation des garanties fondamentales consacrées par l’article 5 de la Convention et une violation extrêmement grave de cette disposition (Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 87, CEDH 2006‑III, et Rakhimberdiyev c. Russie, no 47837/06, § 35, 18 septembre 2014). Elle rappelle enfin que, pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 § 1, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (Creangă, précité, § 91).
75. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe qu’il a été établi au niveau interne que le 4 mai 2006 les autorités de poursuite disposaient de « preuves incontestables » de la culpabilité du requérant (voir, en particulier, le paragraphe 50 ci-dessus) et que celui-ci a été interpellé ce jour-là en début d’après-midi et escorté au bureau de police de Birsk, où il a été interrogé au sujet du meurtre de K. Le soir même, l’intéressé a été conduit au DEMB et interrogé en tant que « personne probablement impliquée dans le meurtre » (paragraphe 43 ci-dessus). Il a aussi été établi que le requérant est resté dans les locaux du DEMB jusqu’au 5 mai 2006, à 8 h 21, heure à laquelle il a commencé à être interrogé sur cette infraction en tant que témoin puis a livré des déclarations auto‑incriminantes.
76. Compte tenu du fait que, dès l’interpellation du requérant le 4 mai 2006, les autorités ont clairement considéré ce dernier comme suspect du meurtre et ont mené certaines mesures d’enquête avec sa participation, la Cour estime que l’intéressé se trouvait bien sous le contrôle des autorités (Creangă, précité, § 94). Dans ces conditions, indépendamment de l’existence d’une possibilité matérielle pour le requérant de quitter les lieux, la Cour considère qu’il est fort improbable que les autorités aient pu laisser l’intéressé libre de partir (voir, par exemple, Osypenko c. Ukraine, no 4634/04, § 49, 9 novembre 2010, Rakhimberdiyev, précité, § 34, Makarenko c. Ukraine, no 622/11, § 62, 30 janvier 2018, Fortalnov et autres c. Russie, nos 7077/06 et 12 autres, §§ 62 et 64, 26 juin 2018, avec les références qui y sont citées, et Golubyatnikov et Zhuchkov c. Russie, nos 44822/06 et 49869/06, §§ 78‑79, 9 octobre 2018).
77. Pour les mêmes raisons, la Cour trouve fort improbable que le requérant ait pu passer la nuit dans les locaux du DEMB de son plein gré. En effet, il serait irréaliste de penser que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités aient proposé au requérant de partir et de revenir le lendemain matin pour un nouvel interrogatoire, et il serait également irréaliste de penser que l’intéressé ait pu demander à passer la nuit dans les locaux du DEMB, d’autant plus que, selon sa mère, il connaissait plusieurs personnes à Oufa susceptibles de l’héberger.
78. En outre, en ce qui concerne l’interrogatoire du requérant en tant que témoin le 5 mai 2006, la Cour estime que les autorités n’ont conféré ce statut de témoin à l’intéressé que pour pouvoir le garder à leur disposition.
79. Ainsi, s’attachant à cerner la réalité de la situation par-delà les apparences et le vocabulaire employé, la Cour considère que le requérant a été privé de sa liberté dès son interpellation sur son lieu de travail le 4 mai 2006 et jusqu’à la fin de son interrogatoire en tant que témoin le 5 mai 2006.
80. La Cour note enfin que le statut dont le requérant bénéficiait et la situation dans laquelle celui-ci se trouvait le 5 mai 2006 entre 10 heures (à la fin de son interrogatoire) et 16 heures (au moment de son arrestation formelle en tant que suspect) n’ont pas été analysés au niveau interne. Elle relève par ailleurs qu’à aucun moment il n’a été prétendu que l’intéressé, qui, dans l’intervalle, avait avoué le meurtre, était resté en liberté pendant ce laps de temps. Elle en conclut que le requérant est resté privé de sa liberté pendant cette période également.
81. La Cour observe que la détention du requérant n’a pas été enregistrée. En effet, jusqu’au 5 mai 2006 à 16 heures, aucun document relatif à l’interpellation de l’intéressé n’a été dressé, alors que le CPP impose la rédaction d’un procès-verbal d’interpellation dans les trois heures qui suivent la présentation d’un suspect à l’enquêteur (voir le paragraphe 53 ci‑dessus, ainsi que la jurisprudence bien établie de la Cour condamnant le défaut de rédaction d’un procès-verbal d’interpellation, par exemple Rakhimberdiyev, précité, § 36, avec les références qui y sont citées, et Makarenko, précité, § 65, avec les références qui y sont citées ; voir aussi les affaires citées dans l’arrêt Rodionov c. Russie (no 9106/09, § 158, 11 décembre 2018) concernant l’existence d’une pratique des autorités russes consistant à retarder la formalisation du statut de suspect sur la base des articles 91 et 92 du CPP à l’égard d’une personne interpellée et aboutissant ainsi à priver celle-ci de l’exercice effectif de ses droits).
En outre, pendant sa détention non enregistrée, le requérant n’a eu accès ni à un médecin ni à un avocat, et il n’a pas bénéficié des garanties procédurales accordées aux personnes suspectées d’avoir commis une infraction pénale (voir, par exemple, Fortalnov et autres, précité, § 77, avec les références qui y sont citées), ce qui l’a rendu particulièrement vulnérable à l’infliction de mauvais traitements (par exemple, Leonid Petrov c. Russie, no 52783/08, § 54, 11 octobre 2016, et Golubyatnikov et Zhuchkov, précité, § 83).
82. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’article 5 § 1 c) de la Convention s’applique ratione materiae et que cet article a été violé. Il s’ensuit que l’objection soulevée implicitement par le Gouvernement quant à l’irrecevabilité du grief doit être rejetée.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
83. Le requérant allègue qu’il a été torturé par les forces de l’ordre et qu’aucune enquête effective n’a été menée au sujet de ses assertions. Il invoque à cet égard l’article 3 de la Convention, pris seul et combiné avec l’article 13 de la Convention.
84. La Cour rappelle que, selon le principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs sous l’angle du seul article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Thèses des parties
85. Le Gouvernement soutient que les vérifications préliminaires menées relativement aux allégations du requérant ont été promptes et exhaustives.
86. Se référant aux différentes décisions de refus d’ouverture d’une enquête pénale, le Gouvernement considère que les blessures du requérant ont été occasionnées avant l’interpellation de l’intéressé du 4 mai 2006. Il trouve les versions des personnes mises en cause par le requérant convaincantes, et il écarte les dépositions des autres témoins selon lesquelles l’intéressé ne présentait pas de lésions au moment de son interpellation. Dans le même ordre d’idées, le Gouvernement estime que les allégations du requérant étaient contradictoires et qu’elles ont été réfutées par les résultats des expertises médicales. Il en conclut que ce grief est manifestement mal fondé.
87. Le requérant répète qu’il a été maltraité par les agents de l’État pendant sa détention, qu’il qualifie d’arbitraire, et que les vérifications concernant ses allégations n’ont pas satisfait au « standard procédural » de l’article 3 de la Convention.
88. En particulier, le requérant soutient que la version selon laquelle il a été blessé avant le 4 avril 2006 a été démentie par les témoignages de ses collègues, qui ont indiqué l’avoir vu ce jour-là sans blessures. Il déplore que ces témoignages aient été écartés et que, par ailleurs, les dépositions des policiers et des enquêteurs mis en cause, contradictoires et invraisemblables à ses dires, aient été considérées comme crédibles et accueillies sans la moindre réserve. En outre, il critique les autorités en ce qu’elles n’auraient ni organisé de confrontations entre les personnes mises en cause aux fins de l’éclaircissement des contradictions existant dans leurs explications ni ouvert d’enquête pénale, et en ce qu’elles se seraient limitées à mener des vérifications préliminaires. Enfin, il reproche à l’avocat qui lui avait été commis d’office d’avoir fermé les yeux sur les lésions apparentes à la tête qu’il dit avoir présentées.
89. Selon le requérant, ses blessures étant survenues pendant sa privation de liberté et aucune explication plausible n’ayant été avancée quant à leur origine, il a été démontré, au-delà de tout doute raisonnable, que ces lésions sont le fait des autorités, en violation de l’article 3 de la Convention.
B. Appréciation de la Cour
90. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
91. La Cour examinera ce grief à l’aune des principes généraux exposés dans l’arrêt Bouyid c. Belgique ([GC] no 23380/09, §§ 81‑90, CEDH 2015).
1. Sur la crédibilité des allégations de mauvais traitements
92. La Cour relève que, selon les personnes qui ont vu le requérant juste avant son interpellation du 4 mai 2006 ainsi que pendant le trajet vers le bureau de police de Birsk, l’intéressé ne présentait pas de lésions corporelles (paragraphes 26, 30 et 49 ci-dessus). Le 5 mai 2006, après sa détention arbitraire et non enregistrée entre les mains des autorités (paragraphe 81 ci‑dessus), le requérant a été emmené dans un hôpital, où il a été constaté qu’il présentait plusieurs blessures à la tête. Le 6 mai 2006, lors de l’admission de l’intéressé à la maison d’arrêt d’Oufa, il a également été observé que celui-ci présentait des lésions étendues à l’épaule et à l’omoplate.
93. Selon le neurochirurgien et l’expert médical, les blessures du requérant à la tête pouvaient être survenues le 5 mai 2006 et, selon le même expert, les lésions à l’épaule et à l’omoplate, bien qu’étant déjà devenues vertes, pouvaient avoir été subies deux à quatre jours avant l’examen de l’intéressé par l’infirmier le 6 mai 2006, soit entre le 2 et le 4 mai 2006. Selon les rapports d’expertise médicale, toutes ces lésions avaient été causées par des objets durs et contondants.
94. Dans ces conditions, la Cour estime que les lésions constatées sur la personne du requérant ont vraisemblablement pu résulter des mauvais traitements allégués par celui-ci. Elle rappelle à cet égard que le fait que le requérant a été soumis à une détention arbitraire et non enregistrée, ainsi qu’à des interrogatoires par les policiers et les enquêteurs, sans bénéficier des garanties accordées aux suspects, l’ont rendu vulnérable. Cette circonstance pèse lourdement en faveur de la version des faits du requérant (Olisov et autres c. Russie, nos 10825/09 et 2 autres, §§ 75-79, 2 mai 2017, avec les références qui y sont citées).
95. La Cour considère ainsi que l’allégation de mauvais traitements du requérant était crédible et nécessitait un examen dans le cadre d’une enquête qui aurait pu confirmer ou infirmer cette allégation.
2. Sur l’effectivité des vérifications concernant les allégations de mauvais traitements
96. La Cour relève que les allégations du requérant ont été écartées par les autorités par référence aux dépositions des personnes mises en cause, qui avaient réfuté toutes les accusations de violence formulées à leur encontre, et qu’elles ont ainsi été rejetées sans même donner lieu à l’ouverture d’une enquête pénale.
97. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le refus des autorités internes d’ouvrir une instruction pénale au sujet d’un grief défendable de mauvais traitements subis entre les mains de la police est révélateur d’un manquement de l’État à son obligation de conduire une enquête effective découlant de l’article 3 de la Convention (Lyapin, précité, §§ 133-140). Elle ne voit aucune raison d’aboutir à un constat différent en l’espèce.
98. En effet, en l’occurrence, l’enquêteur chargé des vérifications préliminaires a recueilli les explications, assez contradictoires, des personnes mises en cause par le requérant (ces contradictions ont été constatées au niveau interne, paragraphe 51 ci-dessus), mais n’a procédé ni à des confrontations du requérant avec ces personnes ni à des confrontations entre ces personnes. À cet égard, la Cour rappelle que des explications recueillies dans le cadre d’une vérification préliminaire ne sont pas assorties des garanties inhérentes à une enquête pénale effective comme, par exemple, l’engagement de la responsabilité pénale pour faux témoignage ou refus de témoigner (Lyapin, précité, § 134).
99. La Cour estime que les défauts constatés sont la conséquence de l’absence d’ouverture d’une enquête pénale, laquelle aurait constitué une réponse adéquate aux allégations de mauvais traitements du requérant puisqu’elle aurait permis de déployer toutes les mesures d’instruction prévues par le CPP, telles que – entre autres – les interrogatoires, les confrontations, les identifications et les reconstitutions (voir, par exemple, Olisov et autres, précité, § 81, avec les références qui y sont citées, et Golubyatnikov et Zhuchkov, précité, § 107).
100. En l’espèce, la Cour note que l’enquêteur chargé des vérifications préliminaires a bien souligné que les blessures que le requérant présentait à l’épaule et à l’omoplate étaient de couleur verte et pouvaient donc avoir été occasionnées avant le 5 mai 2006, mais qu’il a totalement ignoré la présence des multiples lésions que l’intéressé avait à la tête. Par ailleurs, la première expertise médicale à laquelle le requérant a été soumis a été effectuée tardivement – un mois et demi après la date à laquelle l’intéressé indiquait s’être vu infliger des mauvais traitements – et elle était de toute évidence incomplète, car elle ne comprenait aucune analyse des lésions à l’épaule et l’omoplate.
101. Enfin, la Cour observe que l’approche de l’enquêteur chargé de vérifier les allégations du requérant a été sélective et n’a pas toujours été cohérente quant à l’appréciation des témoignages. En effet, l’enquêteur a écarté les témoignages de la mère et des collègues du requérant au motif que ces personnes avaient des liens familiaux ou sociaux avec l’intéressé, et, par ailleurs, il a refusé d’admettre toute possibilité d’entente entre les personnes mises en cause par le requérant et a accueilli sans réserve leurs dépositions (voir aussi, à ce propos, Maksimov c. Russie, no 43233/02, § 89, 18 mars 2010, et Dmitrachkov c. Russie, no 18825/02, § 57, 16 septembre 2010).
102. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère qu’il n’y a pas eu d’enquête effective au sujet des allégations de mauvais traitements formulées par le requérant. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
3. Sur les explications fournies par le Gouvernement pour réfuter la version des faits du requérant
103. La Cour note que, pour combattre la thèse du requérant, le Gouvernement s’appuie sur les résultats des vérifications préliminaires menées sur les allégations du requérant. Cependant, compte tenu du fait que les résultats de ces vérifications ne satisfont pas aux exigences de l’article 3 de la Convention (paragraphes 96-102 ci-dessus), elle estime que le Gouvernement n’a pas fourni d’explications plausibles au sujet des lésions corporelles du requérant et qu’il ne s’est pas acquitté de la charge qui lui incombait de réfuter la version crédible des faits présentée par l’intéressé. Partant, la Cour considère comme établie la version des faits du requérant selon laquelle celui-ci a subi des mauvais traitements de la part des agents de l’État.
104. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel (Olisov et autres, précité, §§ 83-85, et Golubyatnikov et Zhuchkov, précité, § 108, avec les références qui y sont citées).
4. Sur la qualification des traitements infligés au requérant
105. En ce qui concerne la qualification des traitements imposés au requérant, la Cour n’a pas de raisons de douter que ces traitements lui ont causés une douleur et des souffrances importantes et qu’ils lui ont été infligés de manière préméditée. Elle estime donc que l’accumulation des actes de violence physiques dont il a fait l’objet était constitutive d’un traitement inhumain et dégradant (Shamardakov c. Russie, no 13810/04, § 136, 30 avril 2015).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
106. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
107. Le requérant sollicite 40 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi. Le Gouvernement estime qu’une telle somme est excessive.
108. Au vu des circonstances de l’espèce, et eu égard à la conclusion de violation des articles 3 et 5 de la Convention à laquelle elle est parvenue, la Cour considère que l’intéressé a nécessairement connu une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par les seuls constats de violation opérés par le présent arrêt. À la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour estime qu’il y a lieu de fixer à 25 350 EUR la somme à allouer au requérant pour dommage moral.
109. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
110. Le requérant n’a pas soumis de demande de remboursement de frais et dépens. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 25 350 EUR (vingt-cinq mille trois cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 décembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen Phillips Alena Poláčková
Greffier Présidente