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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> DEDE v. GREECE - 31852/13 (Judgment : Article 6 - Right to a fair trial : First Section Committee) French Text [2020] ECHR 370 (28 May 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/370.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2020:0528JUD003185213, [2020] ECHR 370, CE:ECHR:2020:0528JUD003185213

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PREMIÈRE SECTION

 

 

AFFAIRE DEDE c. GRÈCE

(Requête no 31852/13)

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

 

 

STRASBOURG

28 mai 2020

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Dede c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :

          Aleš Pejchal, président,
          Linos-Alexandre Sicilianos,
          Jovan Ilievski, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,

Vu la requête susmentionnée (no 31852/13) dirigée contre la République hellénique et dont une ressortissante de cet État, Mme Athina Dede (« la requérante »), a saisi la Cour le 30 avril 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu les observations des parties,

Notant que le 7 mai 2018, la requête a été communiquée au Gouvernement.

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 avril 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  La présente requête concerne le refus prétendument injustifié de l’administration de se conformer à une décision de justice en matière d’expropriation.

EN FAIT

2.  La requérante est née en 1935 et réside à Thessalonique. Elle a été représentée par Me D. Kostis, avocat.

3.  Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par la déléguée de son agent, Mme A. Dimitrakopoulou, assesseure au Conseil juridique de l’État.

4.  La requérante est propriétaire d’un terrain de 2 204 m² dans le quartier de Panorama à Thessalonique.

5.  Le 5 mars 2008, la requérante (avec d’autres personnes physiques qui ne sont pas requérantes) saisit le tribunal administratif de Thessalonique d’un recours en annulation du refus tacite de la Région de Thessalonique de lever l’expropriation antérieurement décidée d’une partie de 794,24 m² du terrain susmentionné, ainsi que d’une décision de la commune de Panorama en date du 24 janvier 2008 qui avait rejeté sa demande tendant à la levée de l’expropriation concernant ladite partie de terrain.

6.  La requérante relevait que cette expropriation avait été décidée par un décret du 6 août 1959 pour les besoins de la construction d’une route reliant Thessalonique à Khortiati et que le seul acte qui avait été accompli en vue de cette expropriation était une décision de la préfecture de Thessalonique, adoptée en 1976, qui déterminait la liste des personnes devant être indemnisées. Elle indiquait que, pendant un laps de quarante-huit ans, aucune autre mesure n’avait été prise relativement à l’expropriation.

7.  Par un jugement définitif (no 595/2010) du 26 novembre 2010, le tribunal administratif de Thessalonique accueillit le recours et annula tant le refus tacite de l’administration que la décision du 24 janvier 2008. Il souligna qu’un laps de quarante-huit ans sans que l’administration eût complété la procédure d’expropriation et sans qu’elle eût engagé la procédure relative à la détermination d’une indemnité d’expropriation, dépassait le délai raisonnable dans lequel le blocage d’une propriété pouvait être constitutionnellement toléré. Il renvoya l’affaire à l’administration pour que celle-ci procédât à la levée de l’expropriation.

8.  Le 7 juillet 2011, la requérante se plaignit de la non-exécution du jugement no 595/2010 devant le comité de trois juges du tribunal administratif chargé de veiller à l’exécution des jugements de cette juridiction. Elle indiquait qu’en novembre 2010 elle avait demandé à toutes les administrations concernées par le jugement de s’y conformer, mais que la seule réaction concrète de l’administration avait résidé dans l’envoi à son domicile d’un document du 5 mai 2011 émanant de la Région de la Macédoine centrale lui demandant de produire une copie du jugement et de tout autre document technique utile, ce qu’elle aurait fait immédiatement. Elle ajoutait qu’en juin 2011 la Région avait transmis ces documents à l’administration décentralisée de Macédoine et Thrace, expliquant que celle-ci était une autorité plus compétente pour traiter la demande.

9.  Le 12 janvier 2012, le président du comité invita les différentes administrations concernées à expliquer les raisons pour lesquelles elles ne s’étaient pas conformées au jugement. Le comité reçut des documents de la commune de Pylaia-Khortiati, de la Direction des travaux techniques de la Région de la Macédoine centrale et de la Direction de l’urbanisme de la mairie de Thessalonique.

10.  Le 19 septembre 2012, le comité rejeta le recours de la requérante au motif que le refus par la commune de Khortiati et par la Région de la Macédoine centrale de se conformer au jugement n’était pas injustifié (décision no 10/2012).

11.  Le comité releva que la partie litigieuse du terrain de la requérante n’était pas incluse dans le tracé urbain, qu’elle était située en dehors du tracé de la ville et qu’elle ne tombait sous le coup de l’expropriation ni pour les besoins de ce tracé ni pour ceux de l’élargissement de la route départementale, aucune expropriation ne concernant le pâté de maisons dans lequel cette partie du terrain était située.

12.  Le comité ajouta que dès lors que cette partie du terrain ne faisait l’objet d’aucune expropriation et qu’elle n’était pas incluse dans un nouveau tracé, les questions concernant la levée de l’expropriation ou l’octroi d’une indemnité étaient sans objet. Il nota en outre qu’il ressortait d’un document de la Direction de l’environnement et de l’aménagement du territoire qu’il n’y avait aucun blocage de propriété, dès lors que la partie du terrain à laquelle se référait le jugement du tribunal administratif n’avait pas été incluse dans le plan de la ville et qu’elle n’était pas concernée par l’élargissement de la route. Par ailleurs, le comité releva que parmi les documents du dossier il y avait un permis de construire, émis en 1966 au bénéfice d’une ascendante de la requérante, qui décrivait le terrain comme étant constructible et comme ayant une façade sur la route mais sans qu’il fût accolé à cette route.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

13.  Pour le cadre juridique et la pratique internes pertinents, se référer à l’arrêt Panagiotis Gikas et Georgios Gikas c. Grèce, no 26914/07, §§ 19-26, 2 avril 2009.

EN DROIT

I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION

14.  La requérante se plaint de ne pouvoir faire exécuter par l’administration le jugement no 595/2010 du tribunal administratif de Thessalonique et de ne disposer d’aucun recours effectif pour se plaindre de cette non-exécution. Elle invoque les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, qui sont ainsi libellés :

Article 6 § 1

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A.    Sur la recevabilité

1.    Défaut de qualité de victime

15.  Le Gouvernement soutient que la requérante ne peut se prétendre victime des violations qu’elle allègue. Il indique que la parcelle litigieuse du terrain ne faisait partie ni de l’espace à usage commun délimité par le décret du 6 août 1959 ni de la superficie expropriée pour le nouveau tracé de la ville. Il estime donc qu’aucune obligation d’indemnisation ne pesait sur l’administration et que l’on ne peut parler d’un refus injustifié de l’administration de se conformer à une décision judiciaire.

16.  La Cour considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’exception soulevée par le Gouvernement est si étroitement liée à la substance du grief tiré par la requérante de l’article 6 de la Convention qu’il y a lieu de la joindre au fond.

2.    Non-épuisement des voies de recours internes

17.  Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes, expliquant que l’intéressée n’a pas introduit contre l’État une action en dommages-intérêts sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil. Il soutient que dans le cadre d’une telle procédure les juridictions administratives auraient, en examinant le bien-fondé de l’action, apprécié de manière incidente la légalité des actes ou omissions de l’administration et leur conformité à la Convention.

18.  La requérante plaide qu’en saisissant le comité de trois juges du tribunal administratif chargé de veiller à l’exécution des jugements de cette juridiction elle s’est conformée à l’obligation d’épuiser les voies de recours internes.

19.  La Cour rappelle sa jurisprudence voulant que lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (voir, entre autres, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 58, CEDH 2009, et Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009). Il n’est pas opportun de contraindre un individu qui a obtenu une créance contre l’État à l’issue d’une procédure judiciaire à engager en outre une procédure d’exécution forcée afin d’obtenir satisfaction (Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 19, 27 mai 2004, et Karahalios c. Grèce (déc.), n62503/00, 26 septembre 2002).

20.  En l’occurrence, la Cour note que la requérante se plaint que l’administration refuse de se conformer à un jugement lui enjoignant d’accomplir un acte déterminé, à savoir lever une expropriation grevant son bien. Elle relève que l’intéressée a saisi l’organe que la législation interne investissait du pouvoir d’examiner de telles situations. Dans ces conditions, elle estime que l’introduction supplémentaire par la requérante d’une action en dommages-intérêts ne peut être considérée comme une démarche que l’intéressée aurait dû accomplir aux fins de l’épuisement des voies de recours internes.

21.  La Cour rejette donc l’exception du Gouvernement à cet égard.

3.    Conclusion

22.  Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

B.     Sur le fond

1.    Article 6

23.  La requérante argue que la seule raison pour laquelle le comité de trois juges du tribunal administratif et l’administration refusent d’exécuter le jugement no 595/2010 du tribunal administratif réside dans l’existence d’un document de la Direction de l’urbanisme de la mairie de Thessalonique, dont les conclusions ont été reprises par ledit comité. Or ces conclusions sont selon elle fondées sur une interprétation fausse et contraire à la loi interne pertinente de la situation urbaine du terrain. Les plans topographiques auraient été interprétés sans aucun fondement légal, aucune explication n’aurait été fournie pour justifier l’inertie de l’administration pendant des décennies, et aucune référence n’aurait été faite aux plaidoiries de celle-ci devant le tribunal administratif.

24.  Le Gouvernement soutient quant à lui qu’eu égard aux circonstances de l’affaire, et notamment à la décision du comité de trois juges du tribunal administratif, l’administration n’est nullement obligée d’agir pour se conformer au jugement du tribunal administratif. Lorsqu’il s’avère nécessaire de lever l’expropriation d’un terrain, l’administration n’est pas appelée à déclarer constructible de manière automatique le terrain en question. Elle doit d’abord examiner les caractéristiques du terrain, le statut urbanistique du secteur dans lequel il se trouve et les besoins d’urbanisation et de création d’espaces publics, et ensuite vérifier s’il n’existe pas des motifs de ne pas autoriser la construction.

25.  La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. L’exécution d’un jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6. La Cour a déjà reconnu que la protection effective du justiciable et le rétablissement de la légalité impliquent l’obligation pour l’administration de se plier à un jugement ou arrêt prononcé par la plus haute juridiction administrative de l’État en la matière (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, §§ 40 et suiv., Recueil des arrêts et décisions 1997-II).

26.  De surcroît, la Cour rappelle aussi que, selon sa jurisprudence en la matière, l’obligation d’exécuter une décision de justice ne se limite pas au dispositif de celle-ci ; en effet, c’est aussi le fond de la décision qui doit être respecté et appliqué. Il s’ensuit que les actes et omissions de l’administration intervenus à la suite d’un arrêt définitif et exécutoire rendu par une juridiction administrative ne sauraient ni empêcher ni, encore moins, remettre en question le fond de cet arrêt (Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 74, CEDH 1999‑V).

27.  En ce qui concerne la présente espèce, la Cour note que dans ses observations devant la Cour la requérante cherche, au travers de longs développements, à démontrer que les divergences entre le jugement no 595/2010 et la décision no 10/2012 du comité de trois juges résultent de ce que ce dernier se serait fondé uniquement sur le document de la Direction de l’urbanisme de la mairie de Thessalonique fourni au moment où se déroulait la procédure devant ledit comité et de ce que celui-ci aurait totalement omis de prendre en considération de nombreux autres éléments propres à établir le statut du terrain de la requérante, à savoir le décret de 1959 et sa modification de 2007, le tracé de la ville de Panorama et les plans officiels de la commune, la pratique suivie de manière constante par l’administration jusqu’en 2012, les plaidoiries tenues par les autorités administratives devant le tribunal administratif et les règlements d’urbanisme de 1955 et 1985.

28.  Toutefois, il ne s’agit pas en l’espèce pour la Cour de déterminer, à l’instar d’une juridiction de quatrième instance, laquelle des deux formations du tribunal administratif qui ont eu à examiner cette affaire a le plus correctement apprécié les éléments de preuve établissant le statut du terrain en question.

29.  Le grief de la requérante concerne le refus de l’administration de se conformer à une décision judiciaire définitive, à savoir le jugement no 595/2010 par lequel le tribunal administratif a renvoyé l’affaire à l’administration afin qu’elle lève l’expropriation et modifie le tracé de la ville en conséquence. L’administration avait la faculté, si elle n’était pas d’accord avec les conclusions de ce jugement, d’interjeter appel contre celui-ci. Or elle ne l’a pas fait. En outre, non seulement elle n’a pris aucune mesure pour se conformer au jugement, mais son attitude donne plutôt à penser qu’elle était réticente à l’exécuter, ou tout au moins désireuse d’en retarder l’exécution.

30.  La Cour note à ce propos que la seule réaction concrète de l’administration a consisté en l’envoi par la Région de la Macédoine centrale d’un document daté du 5 mai 2011 par lequel elle demandait à la requérante de produire une copie du jugement et de tout autre document technique utile. En juin 2011, la Région a transmis les documents reçus de la requérante à l’administration décentralisée de Macédoine et Thrace, expliquant que celle-ci était une autorité plus compétente pour traiter la demande (paragraphe 8 ci-dessus).

31.  La Cour considère que la procédure devant le comité de trois juges du tribunal administratif chargé de veiller à l’exécution des jugements ne saurait être assimilée à une procédure judiciaire qui eût été propre à conduire à la réouverture de la procédure et au renversement de la conclusion à laquelle était parvenue la juridiction administrative. À cet égard, la Cour note que la procédure devant ledit organe se déroule sans la présence des parties. Le président du comité demande à l’administration de l’informer des raisons pour lesquelles celle-ci refuse de se conformer au jugement ou tarde à le faire. En cas de refus persistant, le comité peut ordonner à l’administration de verser une certaine somme pour dommage moral à la partie concernée.

32.  La Cour a du reste exprimé à plusieurs reprises des réserves sur l’efficacité d’un tel comité pour remédier à une situation de non-exécution d’une décision de justice (Rompoti et Rompotis c. Grèce, no 14263/04, §§ 19-20, 25 janvier 2007, Georgoulis et autres c. Grèce, no 38752/04, § 19, 21 juin 2007, Kanellopoulos c. Grèce, no 11325/06, §§ 19-20, 21 février 2008, et Panagiotis Gikas et Georgios Gikas, précité, § 30).

33.  Au vu des considérations qui précèdent, la Cour estime que la requérante est fondée à soutenir que les autorités nationales ont omis de se conformer au jugement no 595/2010 du tribunal administratif, privant ainsi l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile.

34.  Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tiré d’un défaut de qualité de victime de la requérante et conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

2.    Article 13

35.  La requérante réitère sa thèse selon laquelle elle ne disposait d’aucun recours effectif pour se plaindre du refus de l’administration de se conformer au jugement no 595/2010.

36.  Le Gouvernement soutient que le recours devant le comité de trois juges prévu par la loi no 3068/2002 est un recours effectif et que son effectivité ne peut être remise en cause par la requérante au seul motif qu’elle n’est pas satisfaite de la décision rendue par le comité en l’espèce. Il ajoute que l’action en dommages-intérêts sur le fondement des articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil constituait en l’occurrence un autre recours effectif.

37.  Eu égard à ses conclusions sur la question de l’épuisement des voies de recours internes ainsi qu’à sa jurisprudence en la matière (voir, entre autres, Zazanis et autres c. Grèce, no 68138/01, §§ 46-49, 18 novembre 2004, et Kanellopoulos, précité, § 33), la Cour estime qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 13 de la Convention à raison de l’absence en droit interne d’un recours qui fût de nature à permettre à la requérante d’obtenir l’exécution du jugement no 595/2010.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

38.  La requérante allègue que le blocage de sa propriété depuis 1959, le refus de l’administration de se conformer au jugement rendu en sa faveur et la volonté de l’administration de maintenir ses restrictions s’analysent en une violation de son droit au respect de ses biens. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1, aux termes duquel

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

39.  Le Gouvernement plaide là encore le non-épuisement des voies de recours internes, reprochant à la requérante de n’avoir pas introduit contre l’État une action en dommages-intérêts sur le fondement des articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil.

40.  La Cour note que durant la période incriminée la requérante s’est trouvée dans l’impossibilité d’utiliser ou d’exploiter son bien et qu’elle a donc eu à supporter une charge substantielle. Elle considère toutefois que l’intéressée aurait dû saisir les tribunaux administratifs d’une action en réparation fondée sur les articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil. En effet, la jurisprudence interne accepte explicitement que, dans les cas où l’administration bloque un terrain au-delà du délai raisonnable, le propriétaire lésé demande une indemnité pour le dommage subi. Lors de l’examen de la demande, les tribunaux saisis procèdent au contrôle de la légalité de l’acte administratif visé. À l’inverse, le recours devant le tribunal administratif que la requérante forma en l’espèce ne pouvait avoir pour effet que l’annulation du rejet implicite par l’administration de lever la charge pesant sur sa propriété et il était inapte à réparer le préjudice lié au blocage de celle-ci pendant de longues années (voir aussi Panagiotis Gikas et Georgios Gikas, précité, § 46).

41.  Pareille conclusion vaut également pour la période qui a suivi le jugement du tribunal administratif. Il est constant qu’en tardant à lever l’expropriation litigieuse, l’administration prive actuellement la requérante de la jouissance de son bien. Or, pour obtenir le redressement du dommage subi par elle du fait de l’inertie de l’administration, la requérante aurait dû, là aussi, demander réparation en se fondant sur les articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil (ibidem, § 47).

42.  Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

43.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage

44.  Au titre du dommage matériel qu’elle estime avoir subi, la requérante sollicite diverses sommes pour perte de revenus et taxes payées pendant la période 2008-2018 pour l’ensemble des 2 204 m² de sa propriété. Elle demande aussi 30 000 euros (EUR) pour dommage moral.

45.  Le Gouvernement rétorque que la demande pour dommage matériel formulée par la requérante est fondé sur une privation de propriété qu’il estime ne pas avoir eu lieu. Quant au dommage moral, il considère que le montant réclamé est excessif.

46.  La Cour rappelle qu’elle a seulement constaté des violations des articles 6 § 1 et 13 de la Convention à raison de la non-exécution d’une décision de justice. Elle écarte donc la demande de la requérante pour dommage matériel. En revanche, elle lui octroie 8 000 EUR pour dommage moral.

B.     Frais et dépens

47.  La requérante réclame 1 000 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 4 585 EUR au titre de ceux qu’elle a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.

48.  Le Gouvernement estime que la somme réclamée pour la procédure devant la Cour est excessive. Il soutient par ailleurs que la requérante n’a droit à aucune somme pour la procédure devant le tribunal administratif, cette procédure ayant selon lui eu lieu indépendamment de la violation alléguée de la Convention.

49.  Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 2 000 EUR pour la procédure menée devant elle. Elle souscrit en revanche à la thèse du Gouvernement pour ce qui est de la procédure suivie devant le tribunal administratif et n’accorde aucune somme à ce titre.

C.    Intérêts moratoires

50.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Joint au fond l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’un défaut de qualité de victime de la requérante et la rejette ;

2.      Déclare les griefs concernant les articles 6 § 1 et 13 recevables et le surplus de la requête irrecevable ;

3.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

5.      Dit,

a)     que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes :

i.            8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii.          2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 mai 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

  Renata Degener                                                                      Aleš Pejchal
Greffière adjointe                                                                       Président

 


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