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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> OORZHAK v. RUSSIA - 4830/18 (Judgment : Right to a fair trial : Third Section) French Text [2021] ECHR 262 (30 March 2021) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/262.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2021:0330JUD000483018, [2021] ECHR 262, CE:ECHR:2021:0330JUD000483018 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE OORZHAK c. RUSSIE
(Requête no 4830/18)
ARRÊT
Art 6 (civil) • Atteinte au droit d’accès à un tribunal lors du rejet du pourvoi en cassation sans examen au fond pour non-respect d’une exigence dictée par la loi • Absence de but légitime visé par la mesure contesté • Bonne foi du requérant ayant donné toutes les informations pour comprendre la nature de son recours
STRASBOURG
30 mars 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Oorzhak c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu la requête (no 4830/18) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Orlan Dazhiyevich Oorzhak (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 novembre 2017,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») le grief concernant l’accès à l’instance de cassation et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 mars 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
inTRODUCTION
1. La présente requête porte sur l’accès à une instance de cassation. Le requérant allègue que les juridictions nationales ont interprété la loi de manière excessivement formaliste et ainsi porté atteinte à son droit d’accès à un tribunal. Est en jeu l’article 6 § 1 de la Convention.
2. Le requérant est né en 1974 et réside à Kyzyl (république de Touva). Il a été représenté par Me K.I. Terekhov.
3. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
4. À une date non précisée dans le dossier, le requérant fut licencié. Il contesta son licenciement devant le tribunal de Kyzyl (république de Touva). Par une décision du 8 octobre 2015, le tribunal rejeta son recours. Le 18 mai 2016, la cour suprême de la république de Touva (« la cour suprême ») confirma en appel cette décision. Le 24 mai 2016, le requérant reçut le texte intégral de l’arrêt d’appel, dont la version définitive avait été établie le 20 mai.
5. Le 16 novembre 2016, c’est-à-dire quelques jours avant l’expiration du délai de recours, le requérant se pourvut en cassation devant le présidium de la cour suprême. Il adressa son recours à « la cour suprême de la république de Touva », sans préciser quelle formation en était la destinataire.
6. Par une décision avant dire droit du 25 novembre 2016, un juge unique de la cour suprême rejeta le pourvoi sans l’examiner, au motif qu’il présentait un vice de forme : le requérant avait indiqué comme destinataire du pourvoi la cour suprême de la république de Touva en général, et non la formation de cette cour chargée d’examiner les pourvois en cassation, à savoir « le présidium ». Le juge considérait que cette irrégularité était contraire aux paragraphes 1 et 4 à 7 de l’article 378 du code de procédure civile.
7. Dès qu’il reçut la décision, le 5 décembre 2016, le requérant corrigea cette irrégularité et réintroduisit le même pourvoi en l’assortissant d’une demande de relevé de forclusion. Le 7 décembre 2016, un juge unique du tribunal de Kyzyl lui retourna le dossier au motif qu’il était incomplet car il y manquait une copie du pourvoi. Le 9 décembre 2016, le requérant reçut cette communication et déposa au tribunal un dossier complet et une demande de relevé de forclusion.
8. Par une décision avant dire droit du 27 janvier 2017, le tribunal de Kyzyl rejeta la demande de relevé de forclusion et déclara le recours irrecevable. Il estima que le dies a quo était la date de l’audience de la cour d’appel, c’est-à-dire le 18 mai 2016, et non celle de la réception de l’arrêt d’appel, le 24 mai. Il considéra donc que le dies ad quem était le 18 novembre 2016. Il jugea par ailleurs que le requérant n’avait mentionné aucune circonstance pertinente propre à justifier le retard d’introduction de son recours. Cette décision fut confirmée par la cour suprême de la république de Touva le 29 mars 2017, puis par la Cour suprême de Russie le 26 mai 2017.
10. Selon l’article 377 § 2-1 du même code, dans sa version en vigueur au moment des faits, un pourvoi en cassation dirigé contre une décision rendue par un tribunal de district devait être introduit devant le présidium de la cour suprême de l’entité fédérée (république, région, etc.) correspondante.
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
11. Le requérant estime qu’en refusant d’examiner son pourvoi, la juridiction de cassation a méconnu son droit d’accès à un tribunal. Il considère que le motif qui a amené cette juridiction à rejeter son pourvoi sans l’examiner était entaché d’un formalisme excessif. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention qui, dans sa partie pertinente, est ainsi libellé :
A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
12. Citant l’article 378 du code de procédure civile, le Gouvernement expose que le pourvoi en cassation doit contenir différentes informations, notamment la dénomination de la juridiction à laquelle il est soumis. Il précise que, selon l’article 377 § 2-1 du même code, le pourvoi doit être introduit devant le présidium de la cour de l’entité fédérée. Il explique que la cour a plusieurs missions : elle est à la fois juge de première instance, d’appel et de cassation et, de plus, elle examine les recours introduits à la suite de l’apparition de circonstances nouvelles ou nouvellement révélées. Il ajoute que seul le présidium de cette juridiction est compétent pour statuer en cassation. Le Gouvernement soutient que la décision du 25 novembre 2016 a été rendue en stricte conformité avec les normes pertinentes du code. Le Gouvernement fait observer que, contrairement au juge, qui a respecté le délai de dix jours qui lui était imparti pour statuer sur la recevabilité du pourvoi, le requérant a manqué de diligence. Il indique qu’en effet, l’intéressé a introduit son recours le 16 novembre 2016, c’est-à-dire deux jours seulement avant l’expiration du délai imparti pour ce faire. Il estime donc que le grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement.
13. Le requérant argue pour sa part que dans ses commentaires, le Gouvernement s’est borné à affirmer que la mesure contestée - à savoir le rejet du pourvoi sans examen - avait été prise en stricte conformité avec la loi, mais qu’il n’a indiqué aucun but légitime susceptible de la justifier. Il soutient par ailleurs avoir agi de bonne foi. Il considère s’être conformé tant à l’esprit qu’à la lettre du code de procédure civile, dont l’article 378 ne l’obligeait selon lui qu’à indiquer la dénomination de la juridiction et non la formation compétente. Il ajoute que tous les détails indispensables à l’examen du pourvoi (la décision attaquée, les noms et adresses des parties, etc.) y étaient mentionnés, de même que toutes les informations nécessaires pour déterminer le type de procédure concernée, à savoir la procédure de cassation. Il indique que le simple bon sens permettait de déterminer aisément le type de procédure dont relevait son recours (le titre de son pourvoi indiquait qu’il s’agissait d’un recours en cassation), et qu’ainsi, la cour suprême de la république de Touva aurait pu sans difficulté l’attribuer à la bonne formation, à savoir le présidium, qui était seul compétent pour l’examiner. Il argue que non seulement l’exigence d’indication du mot « présidium » n’était pas prévue par le droit interne, mais encore elle n’était justifiée par aucune considération pratique ou juridique. Il soutient que les juges nationaux ont appliqué la loi d’une manière excessivement formaliste qui l’a privé de l’accès à une instance de cassation. Il invite la Cour à conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
1. Thèses des parties
15. Les thèses des parties sont résumées dans les paragraphes 12-13 ci‑dessus.
2. Appréciation de la Cour
16. L’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Cependant, si de telles juridictions existent, les garanties de cette disposition doivent être respectées, notamment en ce qu’elle assure aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs droits et obligations de caractère civil. La Cour n’a toutefois pas pour tâche d’apprécier l’opportunité des choix opérés par les États contractants relativement aux restrictions à l’accès à un tribunal ; son rôle se limite à vérifier la conformité à la Convention des conséquences qui en découlent. Il ne lui appartient pas non plus de trancher des différends relatifs à l’interprétation du droit interne régissant l’accès à un tribunal, son rôle est plutôt de vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, §§ 80-81, 5 avril 2018).
17. La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. Enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998–I).
18. La Cour rappelle à cet égard que la réglementation relative aux formalités à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Toutefois, les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que les règles soient appliquées (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97 et 9 autres, § 33, CEDH 2000-I).
19. Cela étant, la Cour a conclu à plusieurs reprises que l’application par les juridictions internes de formalités à respecter pour former un recours est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal. Il en est ainsi quand l’interprétation trop formaliste des règles applicables faite par une juridiction empêche, de fait, l’examen au fond du recours exercé par l’intéressé (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 69, CEDH 2002-IX, Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 55, CEDH 2002‑IX, Nikolaos Kopsidis c. Grèce, no 2920/08, § 22, 18 mars 2010, Miessen c. Belgique, no 31517/12, § 66, 18 octobre 2016, Zubac, précité, § 98, et Gil Sanjuan c. Espagne, no 48297/15, § 31, 26 mai 2020).
20. En l’espèce, la Cour note que les parties n’ont pas la même lecture du droit national. Le Gouvernement soutient que l’exigence d’indiquer la formation précise de la cour de l’entité fédérée est dictée par une norme précise du code de procédure civile, alors que la partie requérante, faisant sa propre lecture de la même norme, affirme l’inverse. Il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre interprétation du droit interne à celle faite par les juridictions nationales. Cependant, même en admettant que le juge ait agi en stricte conformité avec le code de procédure civile, il n’en resterait pas moins que le Gouvernement n’indique pas quel serait le but légitime poursuivi par la norme ainsi appliquée : il ne précise pas par exemple s’il s’agit d’assurer une bonne administration de la justice, de désengorger la juridiction de cassation en simplifiant l’attribution des pourvois, ou encore de raccourcir la durée d’examen des dossiers. La Cour accorde du poids aux explications du requérant. Celui-ci a indiqué que, agissant de bonne foi, il avait donné toutes les informations qui permettaient de comprendre que son recours était un pourvoi en cassation (paragraphe 12 ci-dessus).
21. Ainsi, les explications du gouvernement défendeur ne permettent pas de déceler un but légitime visé par la mesure contestée. En revanche, cette mesure a porté atteinte au droit du requérant à accéder à un tribunal, le pourvoi de l’intéressé n’ayant pas été examiné au fond. Compte tenu de l’absence de but légitime déclaré, il n’y a pas lieu d’examiner la proportionnalité de la mesure.
23. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
24. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
A. Dommage
25. Le requérant demande 10 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
26. Le Gouvernement estime la somme réclamée excessive et déraisonnable. Il considère que la demande concerne en toute hypothèse un grief dénué de fondement et doit dès lors être rejetée.
27. Statuant en équité, la Cour octroie au requérant 1 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
28. Le requérant réclame 1 000 EUR au titre des frais et dépens qu’il indique avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.
29. Le Gouvernement estime que cette demande concerne un grief dénué de fondement et doit dès lors être rejetée.
30. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 000 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû par lui sur cette somme à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
31. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Paul Lemmens
Greffier Président