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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> PISSENS AND EUROMETAAL N.V. v. BELGIUM - 66107/12 (Judgment : No Article 6 - Right to a fair trial : Third Section Committee) French Text [2021] ECHR 769 (21 September 2021) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/769.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2021:0921JUD006610712, CE:ECHR:2021:0921JUD006610712, [2021] ECHR 769 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE PISSENS ET EUROMETAAL N.V.
c. BELGIQUE
(Requêtes nos 66107/12 et 2 autres –
voir liste en annexe)
ARRÊT
STRASBOURG
21 septembre 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Pissens et Eurometaal N.V. c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Georgios A. Serghides, président,
Paul Lemmens,
María Elósegui, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 66107/12, 31500/14 et 54583/15) dirigées contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Gustaaf Pissens et une société de droit néerlandais, la société anonyme Eurometaal (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,
la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
la renonciation du gouvernement néerlandais à exercer son droit d’intervention en ce qui concerne la société Eurometaal (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 b) du règlement de la Cour),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 août 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
2. La liste des requérants et les précisions pertinentes sur leurs requêtes figurent dans le tableau joint en annexe.
I. La requête no 66107/12
4. Le 24 avril 1996, une enquête pénale fut ouverte à l’encontre du requérant M. Pissens pour diverses infractions à la loi sur les sociétés commerciales. Le requérant fut auditionné par la police et une perquisition eut lieu dans ses locaux commerciaux les 24 et 25 avril 1996.
5. Par un jugement du tribunal correctionnel de Bruxelles du 20 octobre 2004, le requérant fut acquitté de toutes les préventions mises à sa charge.
6. Entretemps, le requérant avait déposé une plainte contre B., l’enquêteur principal ayant mené l’enquête, devant le comité permanent de contrôle des services de police. Cette plainte fut transmise au procureur du Roi, puis classée sans suite le 17 septembre 1996. En novembre 1996, le requérant avait déposé une plainte avec constitution de partie civile à l’encontre de B. Celle-ci fit l’objet d’une ordonnance de non-lieu de la chambre du conseil le 30 septembre 1999.
7. Le 12 octobre 2005, le requérant introduisit une action en responsabilité extracontractuelle contre B. ainsi que contre l’État belge en sa qualité de civilement responsable des actes commis par B. dans le cadre de ses fonctions, en vue d’obtenir une indemnisation pour le dommage qu’il estimait avoir subi du fait de fautes professionnelles qui auraient été commises par B. lors de l’audition et de la perquisition en avril 1996. En particulier, le requérant demanda un dédommagement en raison de la faillite de sa société et de la cessation de ses activités professionnelles du fait de la saisie de l’ensemble des documents de ses sociétés.
8. Le 18 janvier 2008, le tribunal de première instance de Bruxelles considéra que l’action était non fondée à l’égard de B. et que l’action à l’égard de l’État était prescrite en vertu de l’article 100, alinéa 1er, 1o, des lois sur la comptabilité de l’État, coordonnées le 17 juillet 1991 (ci-après « les lois coordonnées sur la comptabilité de l’État » ; paragraphe 28 ci‑dessous). Le tribunal constata en effet que le comportement qualifié de fautif se situait au cours de l’année 1996 et que le dommage allégué s’était réalisé la même année. Partant, la créance dont se prévalait le requérant était née au cours de l’année 1996 et elle aurait dû être déclarée à l’État dans un délai de cinq ans à compter du 1er janvier 1996, soit avant le 31 décembre 2000.
9. Le requérant interjeta appel du jugement. Il fit notamment valoir que si les dommages avaient eu lieu en 1996, ce n’était qu’au jour du prononcé du jugement du tribunal correctionnel du 20 octobre 2004 qu’il en avait réellement pris connaissance et qu’il disposait des pièces nécessaires à démontrer une faute dans le chef de l’État. Selon lui, le délai de prescription devait donc courir à partir du 1er janvier 2004. Il indiqua également qu’une partie des documents saisis pendant l’enquête lui avaient été restitués en janvier 2005, puis le reste en décembre 2006 et qu’avant cela, il était impossible pour lui de chiffrer le dommage subi.
10. Le 7 février 2012, la cour d’appel de Bruxelles déclara l’appel non fondé. Elle confirma le jugement dans la mesure où l’action contre l’État avait été déclarée prescrite et considéra que l’action contre B. était elle aussi prescrite. Les comportements fautifs reprochés par le requérant à B. remontaient aux 24 et 25 avril 1996 et le dommage allégué avait pris naissance à cette même période. Le requérant avait donc connaissance de son dommage et de l’identité du responsable dès 1996. Il n’avait pas justifié en quoi l’acquittement dont il fit l’objet en 2004 avait eu une influence sur le préjudice dont il réclamait la réparation. Par ailleurs, la circonstance - non démontrée - que la restitution des pièces saisies en 1996 aurait permis au requérant de chiffrer son dommage de manière plus précise était sans incidence sur le point de départ du délai de prescription dès lors que la connaissance de l’existence d’un dommage n’impliquait pas la connaissance de son étendue. L’arrêt de la cour d’appel fut notifié au requérant le 13 avril 2012.
11. À une date non précisée, l’avocat du requérant rendit un avis négatif quant aux chances de succès d’un éventuel pourvoi en cassation.
II. Les requêtes nos 31500/14 et 54583/15
12. Dans les années 1980, la société Eurometaal participa à une procédure d’attribution d’un marché public concernant la livraison d’obus. Après avoir conduit des négociations avec les autorités belges, la société requérante n’obtint pas le marché qui fut attribué à la société G. le 29 mars 1985. Le recours en annulation introduit par la requérante contre cette décision fut rejeté comme non fondé par un arrêt du Conseil d’État du 10 juillet 1990.
13. En parallèle, en novembre 1986, une procédure pénale fut engagée contre L., qui avait agi comme intermédiaire dans les négociations avec la société G., pour des faits de corruption dans l’attribution du marché public. La société requérante indique qu’elle ne put consulter le dossier répressif pour la première fois qu’en 1998. Par un jugement du tribunal de première instance de Bruxelles du 24 septembre 1998, L. fut condamné pour corruption. Par un arrêt du 8 janvier 2003, la cour d’appel de Bruxelles infirma le jugement et déclara l’infraction prescrite.
14. Entretemps, le 2 avril 1999, la société requérante avait cité l’État belge devant le tribunal de première instance de Bruxelles en vue d’obtenir des dommages et intérêts pour la non-attribution injustifiée du marché public. Elle fit valoir que s’il n’y avait pas eu de corruption des autorités, c’est elle qui aurait obtenu le marché.
15. Le 18 mars 2005, le tribunal de première instance déclara l’action prescrite en vertu de l’article 100, alinéa 1er, 1o, des lois coordonnées sur la comptabilité de l’État.
16. Par un arrêt interlocutoire du 18 février 2009, la cour d’appel de Bruxelles infirma le jugement, considérant que la prescription n’était pas atteinte, et rouvrit les débats afin de permettre aux parties de conclure sur l’éventuelle application de l’adage fraus omnia corrumpit.
17. Par un arrêt du 30 juin 2009, la cour d’appel confirma que la prescription n’était pas atteinte et qu’il avait été démontré à suffisance qu’en l’absence de corruption le contrat aurait été conclu avec la requérante. La cour d’appel octroya une indemnisation à la requérante à hauteur de 10 % de la valeur du contrat, soit un montant de 12 609 224 euros (EUR), à majorer des intérêts.
18. L’État se pourvut en cassation contre les arrêts de la cour d’appel des 18 février et 30 juin 2009.
19. Par un arrêt du 24 janvier 2011, la Cour de cassation cassa les arrêts précités pour un motif procédural tenant à la continuité du siège de la cour d’appel. L’affaire fut renvoyée devant la cour d’appel de Gand.
20. Par un arrêt interlocutoire du 22 novembre 2012, la cour d’appel de Gand posa une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle concernant la compatibilité des règles sur la prescription des créances à charge de l’État avec les articles 10 et 11 de la Constitution (égalité de tous devant la loi et interdiction de la discrimination) et 16 de la Constitution (droit de propriété), lus en combinaison avec les articles 6 de la Convention et 1 du Protocole no 1.
21. Par un arrêt no 140/2013 du 17 octobre 2013, la Cour constitutionnelle jugea que les règles sur la prescription des créances à charge de l’État ne violaient pas les dispositions invoquées. Elle considéra qu’en soumettant les créances en réparation d’un dommage fondées sur la responsabilité extracontractuelle à une prescription différente selon qu’elles étaient dirigées contre l’État ou contre des particuliers, le législateur s’était fondé sur une différence objective : le fait que l’État sert l’intérêt général, alors que les particuliers agissent en considération de leur intérêt personnel. Rappelant sa jurisprudence antérieure, la Cour constitutionnelle répéta que le but poursuivi était ainsi de permettre de clôturer les comptes de l’État dans un délai raisonnable, ce qui était nécessaire du point de vue d’une bonne comptabilité. Le fait que l’État était un débiteur de nature particulière et que des raisons d’ordre imposaient que l’on mette fin aussitôt que possible aux revendications tirant leur origine d’affaires arriérées justifiait la différence de traitement, en ce qui concerne la durée de la prescription.
22. La Cour constitutionnelle nota que le délai de prescription des créances contre l’État prenait déjà cours le premier janvier de l’année budgétaire au cours de laquelle elles sont nées, et dès lors effectivement presque toujours avant la naissance de la créance. Elle estima que le délai de prescription concret d’au moins quatre ans après la naissance de la créance n’avait, en principe, pas d’effets disproportionnés.
23. La Cour constitutionnelle considéra toutefois qu’il y aurait des effets disproportionnés pour le titulaire d’une créance à charge de l’État si le délai de prescription quinquennal pouvait débuter avant que le dommage et l’identité du responsable pouvaient être constatés par le demandeur en responsabilité. C’était au juge qu’il appartenait de déterminer à partir de quel moment le délai commençait à courir en tenant compte des circonstances de l’espèce. En particulier, il appartenait au juge a quo de déterminer en l’espèce si le dommage et l’identité du responsable pouvaient être constatés par la requérante avant que l’infraction ait pu être établie par une décision judiciaire définitive. L’obligation qu’aurait, en cas de réponse affirmative, le demandeur en responsabilité d’interrompre la prescription, par la voie notamment d’une action civile à titre conservatoire, ne pouvait être tenue pour disproportionnée. Compte tenu de cette réserve, l’article 100, alinéa 1er, 1o, des lois coordonnées sur la comptabilité de l’État ne violait pas les articles 10, 11 ou 16 de la Constitution.
24. La Cour constitutionnelle considéra que la prise en compte de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention n’aboutissait pas à une autre conclusion. Elle nota, en particulier, que l’enseignement de l’arrêt Zouboulidis c. Grèce (no 2) (no 36963/06, 25 juin 2009), invoqué par la requérante, n’était pas transposable aux faits à l’origine de son affaire. Elle nota, du reste, qu’un autre arrêt de la Cour avait conclu à la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1, combiné avec l’article 14 de la Convention (Giavi c. Grèce, no 25816/09, 3 octobre 2013). La Cour constitutionnelle considéra que la prise en compte de l’article 6 de la Convention n’aboutissait pas davantage à une autre conclusion. Sur ce point, elle estima que le délai de prescription n’entravait aucunement la possibilité pour les titulaires de créances à charge de l’État d’introduire une action en indemnisation, et que la prescription de leur action par l’écoulement d’un certain délai se justifiait par le souci de sécurité juridique.
25. Dans ses conclusions devant la cour d’appel, la requérante souleva des arguments tirés de la violation des articles 6 § 1 et 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1. Elle invoqua notamment le caractère discriminatoire de la différence des délais de prescription pour les particuliers et pour l’État, et elle soutint avoir introduit sa requête endéans le délai de cinq ans dans la mesure où elle ne disposait des éléments suffisants pour introduire sa requête qu’en 1998 lorsqu’elle put avoir accès aux éléments de preuve contenus dans le dossier pénal.
26. Le 7 mai 2015, la cour d’appel rejeta les arguments de la requérante concernant le point de départ du délai de prescription et considéra que la requérante disposait de tous les éléments nécessaires à l’introduction d’une citation à l’encontre de l’État dès la conclusion du marché avec la société G. Le délai de prescription avait donc commencé à courir le 1er janvier 1985 pour prendre fin le 31 décembre 1989. Or la requérante n’avait cité l’État que le 2 avril 1999. La cour d’appel se référa aux motifs de l’arrêt interlocutoire du 22 novembre 2012 qui faisait état du fait qu’il ressortait de plusieurs lettres et déclarations émanant de dirigeants de la société requérante qu’ils avaient de forts soupçons et disposaient même d’éléments de preuve que la société G. avait payé une commission en vue d’obtenir l’attribution du marché public dès la fin mars 1985. La cour d’appel était ainsi d’avis que la société requérante disposait de suffisamment d’éléments pour introduire une citation au plus tard au mois de septembre 1987. Par ailleurs, la cour d’appel reprit les motifs de l’arrêt de la Cour constitutionnelle (paragraphes 21-24 ci-dessus) qui avait conclu que les règles sur la prescription des créances à charge de l’État ne violaient ni la Constitution ni la Convention.
27. À une date non précisée, un avocat à la Cour de cassation rendit un avis négatif quant aux chances de succès d’un éventuel pourvoi en cassation.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
28. L’article 100, alinéa 1er, 1o, des lois sur la comptabilité de l’État, coordonnées par l’arrêté royal du 17 juillet 1991 (ci-après « les lois sur la comptabilité de l’État »), tel qu’il était en vigueur au moment des faits et applicable aux créances nées, comme en l’espèce, avant le 1er janvier 2012, prévoit que les créances à charge de l’État sont prescrites et définitivement éteintes si elles n’ont pas été produites dans le délai de cinq ans à partir du premier janvier de l’année budgétaire au cours de laquelle elles sont nées.
29. La Cour de cassation a précisé que le droit à réparation fondé sur les articles 1382 et 1383 du code civil naît à partir du moment où tous les éléments requis par ces dispositions, à savoir la faute, le dommage et le lien de causalité entre la faute et le dommage, existent. Elle a indiqué que dans le cas d’un acte illicite des autorités, la créance naît, en principe, au moment où le dommage survient ou au moment où sa réalisation future est raisonnablement établie. La circonstance que l’étendue du dommage n’est pas encore établie de manière certaine à ce moment-là n’y déroge pas (Cass., 16 février 2006, C.05.0022.N, Cass., 20 décembre 2007, C.06.0385.N, et Cass., 24 avril 2015, F.13.0153.N). La Cour de cassation a ainsi cassé l’arrêt d’une cour d’appel qui avait considéré une demande non prescrite sans constater au préalable que le dommage et l’identité du responsable n’avaient pas pu être immédiatement constatés (Cass., 9 septembre 2002, C.99.0327.F).
30. Par la loi du 22 mai 2003 portant organisation du budget de la comptabilité de l’État fédéral, entrée en vigueur le 1er janvier 2012, les lois coordonnées sur la comptabilité de l’État ont été abrogées, en ce qui concerne les services fédéraux. En vertu de l’article 113 de la loi du 22 mai 2003, les règles de prescription du droit commun sont désormais applicables à ces services. Parmi ces règles se trouve l’article 2262bis du code civil, inséré par une loi du 10 juin 1998, qui prévoit un délai de prescription de cinq ans (et non plus de trente ans) pour toute action en réparation d’un dommage fondée sur une responsabilité extracontractuelle, à compter du jour suivant celui où l’intéressé a eu connaissance du dommage et de l’identité de la personne responsable.
I. JONCTION DES REQUÊTES
31. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE de l’article 6 § 1 De la Convention
32. Les requérants estiment que l’application qui a été faite du délai de prescription et, en particulier, le point de départ qui a été retenu pour le calcul de ce délai a violé leur droit d’accès à un tribunal ainsi que le droit au respect de leurs biens. M. Pissens invoque les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, ainsi que l’article 1 du Protocole no 1. La société Eurometaal invoque l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1.
33. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 104, 15 juin 2021), et tenant compte du fait que les allégations des requérants sur le terrain de ces dispositions se confondent, la Cour estime que ce grief doit être examiné sous le seul angle de l’article 6 § 1 qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
a) Les requérants
35. M. Pissens se plaint que les juridictions internes ont fait courir le délai de prescription avant que le tribunal correctionnel se soit prononcé dans la procédure pénale menée à son encontre ou que les documents contenant les preuves du dommage lui aient été restitués. Il fait valoir que sans ces documents, il ne disposait pas des éléments nécessaires pour introduire une action en indemnisation.
36. La société Eurometaal allègue que les juridictions internes ont appliqué le délai de prescription de manière rigide sans tenir compte des circonstances particulières de l’affaire, en particulier du comportement frauduleux de l’État. Cela lui aurait imposé une charge de la preuve excessive et aurait méconnu le principe de l’égalité des armes dans le but de couvrir une affaire de corruption de l’État. La société requérante indique qu’elle n’a eu accès au dossier pénal concernant les poursuites engagées contre L. qu’en 1998 (paragraphe 13 ci-dessus). Selon elle, ce n’est qu’à partir de cette date qu’elle pouvait déterminer qui étaient les auteurs du délit et de quelle action en dédommagement elle disposait. La société requérante allègue également que la nécessité de produire une créance dans un délai dont le point de départ est incertain et dont le lien avec le début de l’exercice budgétaire n’est pas pertinent ne respecte pas le principe de la prééminence du droit. Enfin, la requérante se plaint de l’absence de réponse de la cour d’appel de Gand à certains arguments qu’elle avait soulevés.
b) Le Gouvernement
37. Le Gouvernement considère que les requérants ont disposé de cinq années à partir du 1er janvier de l’année budgétaire au cours de laquelle leur dommage s’est manifesté pour porter leurs griefs devant les tribunaux internes. Le délai de prescription prévu par la loi était sans équivoque. Il ne pourrait donc pas être conclu qu’il a été porté atteinte à la substance même de leur droit d’accès à un tribunal. Le Gouvernement estime que la conclusion à laquelle sont parvenus les tribunaux n’est ni arbitraire ni manifestement déraisonnable de sorte que la Cour ne pourrait pas remettre en cause les arrêts revêtus de l’autorité de la chose jugée.
38. En ce qui concerne plus particulièrement M. Pissens, le Gouvernement soutient que le préjudice prétendument subi s’est manifesté au moment où l’enquête pénale a été ouverte à son encontre ou, à tout le moins, au moment où sa société a fait faillite, soit au cours de l’année 1996. En ce qui concerne la société Eurometaal, le Gouvernement considère qu’il est clair que le dommage a eu lieu le 29 mars 1985, lors de l’attribution du marché public à la société concurrente. Dès cette date, tous les éléments nécessaires à l’introduction d’une demande d’indemnisation étaient connus de la société requérante.
2. Appréciation de la Cour
39. La Cour rappelle les principes généraux relatifs au droit d’accès à un tribunal en matière civile (Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, §§ 112‑116, 15 mars 2018, et Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, §§ 76‑79, 5 avril 2018), ainsi que ceux concernant les délais de prescription en tant qu’obstacles à l’accès à un tribunal (Sanofi Pasteur c. France, no 25137/16, §§ 50-54, 13 février 2020, Camelia Bogdan c. Roumanie, no 36889/18, §§ 38-40, 20 octobre 2020, et la jurisprudence qui y est citée).
40. En l’espèce, la restriction qu’a constitué la prescription de la cause des requérants dans leur droit d’accès à un tribunal avait plusieurs finalités importantes, notamment celle de garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions (Sanofi Pasteur, précité, § 50, et Camelia Bogdan, précité, § 38).
41. La Cour observe ensuite qu’au moment des faits, la loi prévoyait que l’action indemnitaire contre l’État se prescrivait par cinq ans à compter du premier janvier de l’année budgétaire au cours de laquelle la créance était née (paragraphe 28 ci-dessus), c’est‑à‑dire à partir du moment où tous les éléments requis par les articles 1382 et 1383 du code civil, à savoir la faute, le dommage et le lien de causalité entre la faute et le dommage, existaient (paragraphe 29 ci-dessus).
42. La Cour estime qu’un délai de prescription de quatre ou cinq ans pour l’introduction d’une action en indemnisation n’est pas, en tant que tel, excessivement bref ou de nature à entraver le droit d’accès à un tribunal dans sa substance même (voir, concernant un délai de prescription de deux ans, Giavi c. Grèce, no 25816/09, § 51, 3 octobre 2013).
43. Dans les causes des requérants, les juridictions internes ont estimé que les requérants disposaient de suffisamment d’éléments pour introduire leurs demandes en réparation respectivement dès le mois d’avril 1996 en ce qui concerne M. Pissens (paragraphe 10 ci-dessus) et dès le mois de mars 1985 s’agissant de la société Eurometaal (paragraphe 26 ci-dessus).
44. Après une analyse des observations des parties et de la jurisprudence pertinente, la Cour n’aperçoit aucun motif pour considérer que ces évaluations de fait sont arbitraires ou manifestement déraisonnables.
45. Eu égard à leurs constats précités, les juridictions internes n’ont pas fait courir le délai de prescription avant que les requérants aient connaissance du dommage qu’ils ont subi et de l’identité du responsable (a contrario, Eşim c. Turquie, no 59601/09, §§ 25-26, 17 septembre 2013, et Howald Moor et autres c. Suisse, nos 52067/10 et 41072/11, §§ 71-79, 11 mars 2014).
47. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’application qui a été faite par les juridictions internes du délai de prescription n’était pas disproportionnée aux buts légitimes poursuivis et qu’elle n’a pas atteint le droit des requérants à un tribunal dans sa substance même.
48. Par ailleurs, en ce qui concerne l’allégation de la société Eurometaal selon laquelle la cour d’appel de Gand n’aurait pas répondu à tous ses arguments, la Cour estime, après avoir examiné le dossier, que la cour d’appel a donné une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs de la requérante, ce qui suffit pour être compatible avec le droit à un procès équitable (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 185, 6 novembre 2018, et Hôpital local Saint-Pierre d’Oléron et autres c. France, nos 18096/12 et 20 autres, § 84, 8 novembre 2018).
49. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR la violation alléguée de l’article 14 combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention
51. Pour les mêmes raisons qu’invoquées ci-dessus (paragraphe 33), la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, estime qu’il y a lieu d’examiner le grief sous l’angle de l’article 14 combiné avec le seul article 6 § 1 de la Convention.
52. L’article 14 de la Convention se lit comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Sur la recevabilité
53. Constatant que ce grief est intrinsèquement lié à celui qu’elle a examiné ci-dessus, la Cour estime qu’il doit donc, lui aussi, être déclaré recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
54. M. Pissens allègue que la fixation de délais de prescription pour l’introduction d’une demande contre l’État plus courts que ceux prévus par le code civil contre les particuliers a anéanti ses créances, sans que cela ne soit justifié par aucun but d’intérêt public.
55. La société Eurometaal soutient que la différence des délais de prescription ne poursuit pas un but légitime. L’intérêt de trésorerie de l’État invoqué par le Gouvernement serait général et abstrait. De plus, la différence serait discriminatoire. Elle ne serait pas fondée sur un critère objectif et le critère retenu ne serait ni pertinent ni proportionné au but de vouloir clôturer les comptes dans un délai raisonnable. Un tel délai imposerait au justiciable une charge procédurale exceptionnelle pour l’obtention de dommages et intérêts.
b) Le Gouvernement
56. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas démontré qu’ils se trouvaient, en leur qualité de débiteurs, dans une situation comparable à celle de l’État qui est un débiteur de nature particulière, notamment en raison de la mission d’intérêt général dont il a la charge. Ces deux catégories de débiteurs ne pourraient pas être considérées comme se trouvant dans une situation analogue ou comparable.
57. En tout état de cause, se référant à l’arrêt de la Cour constitutionnelle sur cette question (paragraphes 21-24 ci-dessus), le Gouvernement indique que le délai de prescription de cinq ans des actions en responsabilité contre l’État poursuit un but légitime en ce qu’il permet de clôturer les comptes de l’État dans un délai raisonnable et donc de sauvegarder l’intérêt général. Aussi, la prescription quinquennale des actions dirigées contre l’État constitue une mesure proportionnée.
2. Appréciation de la Cour
58. Les principes généraux relatifs à l’interdiction de la discrimination ont été exposés dans l’arrêt Fábián c. Hongrie ([GC], no 78117/13, §§ 112‑116, 5 septembre 2017 ; voir aussi, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, §§ 123 et 133-137, 19 décembre 2018).
59. À supposer qu’il puisse être considéré que les requérants, personnes de droit privé, se trouvaient dans une situation comparable à celle de l’État en tant que demandeurs en réparation (voir et comparer, Giavi, précité, § 52), la Cour estime que le grief n’est en tout cas pas fondé pour les motifs suivants.
60. D’abord, la Cour accepte que la différence de traitement entre l’État et les personnes privées quant au délai de prescription applicable visait un but légitime. En effet, comme l’a suggéré la Cour constitutionnelle (paragraphe 21 ci-dessus), le délai de prescription quinquennal permet à l’État, en tant que débiteur de nature particulière qui sert l’intérêt général, de clôturer ses comptes dans un délai raisonnable dans un but d’assurer une bonne comptabilité.
61. Ensuite, la Cour est d’avis, avec la Cour constitutionnelle (paragraphe 24 ci-dessus), que les circonstances de l’espèce ne sont pas comparables à la situation examinée dans l’arrêt Zouboulidis c. Grèce (no 2) (no 36963/06, 25 juin 2009), invoqué par la société Eurometaal. En effet, cette affaire concernait un litige du travail afférent au paiement de majorations sur une allocation d’expatriation à un agent contractuel de l’État. Même si le requérant était affecté à un service public administratif, l’État avait agi comme tout autre employeur privé. En l’espèce, en revanche, l’État a agi, dans les deux affaires, dans l’exercice de la puissance publique.
62. Eu égard aux motifs donnés par la Cour constitutionnelle (paragraphes 21-24 ci-dessus) auxquels elle souscrit, la Cour estime que l’État n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont il disposait en fixant le délai de prescription des créances à sa charge à cinq ans alors que le délai de prescription de droit commun pour les créances contre les particuliers était, à l’époque des faits, de trente ans. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a estimé que le délai de cinq ans n’était pas en tant que tel excessivement bref ou de nature à entraver le droit d’accès à un tribunal dans sa substance même (paragraphe 42 ci-dessus). Le fait que la loi a entretemps été modifiée de sorte que le délai de prescription pour les créances à charge de l’État est désormais le même que celui pour les créances contre les particuliers (paragraphe 30 ci-dessus), ne change rien à la conclusion concernant la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales (voir, mutatis mutandis, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 123, CEDH 2005‑X).
63. Dans ces conditions, à supposer que les requérants se trouvaient dans une situation comparable à celle de l’État en tant que demandeurs en réparation, la différence de traitement en vigueur à l’époque des faits n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi.
64. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 septembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Georgios A. Serghides
Greffier Président
Appendix
Liste des affaires :
No |
No de requête |
Date d’introduction |
Partie requérante Année de naissance ou de création Lieu de résidence ou siège |
Représentants |
|
66107/12 |
10/10/2012 |
Gustaaf PISSENS 1934 Charleroi |
Jean-Marie FLAGOTHIER |
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31500/14 |
15/04/2014 |
EUROMETAAL N.V. 1973 Hengelo (Pays-Bas)
|
Hugo VANDENBERGHE
|
|
54583/15 |
27/10/2015 |
EUROMETAAL N.V. 1973 Hengelo (Pays-Bas)
|
Hugo VANDENBERGHE Caroline DE SCHEEMAECKER Paul DE SCHEEMAECKER |