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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ALFA GLASS ANONYMI EMBORIKI ETAIRIA YALOPINAKON v. GREECE - 74515/13 (Judgment : Protection of property : First Section) French Text [2021] ECHR 86 (28 January 2021) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/86.html Cite as: [2021] ECHR 86, ECLI:CE:ECHR:2021:0128JUD007451513, CE:ECHR:2021:0128JUD007451513 |
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PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE ALFA GLASS ANONYMI EMBORIKI ETAIRIA YALOPINAKON c. GRÈCE
(Requête no 74515/13)
ARRÊT
Art 1 P1 • Respect des biens • Présomption d’avantage apporté au restant (non exproprié) du terrain par les travaux à réaliser sur la partie expropriée • Avantage légalement censé justifier une réduction de l’indemnité d’expropriation • Refus des juridictions civiles compétentes pour fixer l’indemnité d’examiner une contestation de la présomption, au motif de l’existence d’une procédure administrative spécifique, non exercée en l’espèce • Question présentant pourtant un caractère connexe à l’expropriation • Atteinte au principe de la « procédure unique » consacré par la jurisprudence européenne et nationale
STRASBOURG
28 janvier 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Alfa Glass Anonymi Emboriki Etairia Yalopinakon c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Alena Poláčková,
Péter Paczolay,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
la requête (no 74515/13) dirigée contre la République hellénique et dont une société anonyme grecque, Alfa Glass Anonymi Emboriki Etairia Yalopinakon (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20 novembre 2013,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 1 du Protocole no 1 et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 décembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne le refus des juridictions civiles, appelées à fixer une indemnité d’expropriation, d’examiner une demande tendant à contester une présomption selon laquelle la requérante tirait un avantage de la réalisation des travaux liés à l’expropriation et, pour cette raison, une partie des terrains expropriés n’était pas considérée comme indemnisable.
2. La requérante est une société anonyme qui a son siège social à Athènes. Elle est représentée par Me I. Choromidis, avocat.
4. Par une décision du 65 mai 2006, le Secrétaire général de la Région de l’Attique procéda à l’expropriation d’une zone de 33 619 m² en vue de l’extension d’une route. La zone incluait des parties de trois terrains appartenant à la requérante sous les numéros de cadastre 11, 13.1 et 13.2. Conformément aux dispositions de la loi no 653/1977, les parties non expropriées des terrains litigieux furent considérées comme étant avantagées par la réalisation des travaux de sorte que des parties des 511,46 m², 1 404,74 m² et 484,82 m² des terrains expropriés respectivement ne furent pas l’objet d’une indemnisation car elles seraient « auto-indemnisées ».
5. Lors de la procédure de la fixation du montant provisoire de l’indemnité d’expropriation devant le tribunal de première instance d’Athènes, la requérante soutint que les parties non-expropriées de ses terrains n’étaient pas avantagées par la réalisation des travaux et qu’il n’y avait pas lieu à « auto-indemnisation » de certaines parties des terrains expropriés.
6. Toutefois, en fixant le montant provisoire de l’indemnité d’expropriation (jugement no 884/2008), le tribunal de première instance n’inclut pas l’indemnité correspondant aux parties « auto-indemnisées » des terrains. Le tribunal souligna que la présomption que le propriétaire d’un terrain exproprié tirait un avantage de la réalisation des travaux par rapport aux parties non-expropriées de celui-ci n’était pas irréfragable et s’agissait là d’une question qui devait être examinée par la cour d’appel qui devait se prononcer sur la fixation du montant définitif de l’indemnité d’expropriation, conformément à la procédure spéciale de l’article 33 de la loi no 2971/2001.
7. Le 19 avril 2009, la requérante demanda à la cour d’appel d’Athènes de fixer le montant définitif de l’indemnité d’expropriation et de reconnaître qu’elle ne tirait pas un avantage de la réalisation des travaux quant aux parties non-expropriées de ses terrains.
8. Par son arrêt no 5317/2010, la cour d’appel d’Athènes fixa le montant définitif de l’indemnité et rejeta comme irrecevable la demande susmentionnée de la requérante.
9. La cour d’appel releva que l’expropriation litigieuse était soumise aux dispositions de l’article 33 de la loi no 2971/2001. Par conséquent, pour que la demande de la requérante soit recevable, celle-ci aurait dû respecter la procédure prévue par l’article 33 §§ 1, 2, 3, 4 et 6 de la loi, en introduisant une requête à l’organisme chargé des travaux dans un délai de deux mois à compter de la publication du jugement fixant le montant provisoire de l’indemnité d’expropriation. Or, la requérante n’avait pas introduit une telle requête. Une demande introduite par la requérante auprès du Secrétaire général de la Région de l’Attique le 14 janvier 2008 ne saurait être assimilée à la requête exigée par l’article 33 §§ 2 et 3 car elle ne contenait aucune prétention relative à la présomption selon laquelle le propriétaire d’un terrain exproprié tirait un avantage de la construction d’une route.
10. La requérante se pourvut en cassation contre cet arrêt. Elle invoquait l’article 1 du Protocole no 1 et se prévalait de la jurisprudence de la Cour et de celle de la Cour de cassation (arrêts no 10 et 11/2004, 851/2004, 1014/2004, 152/2007 et 1060/2008). Elle soutenait que la procédure relative à la fixation de l’indemnité d’expropriation devait avoir pour objet l’indemnité dans sa globalité et inclure toute question y afférente. Par conséquent, dans le cadre de la fixation du montant définitif de cette indemnité, il était possible d’introduire une demande tendant à faire admettre que le propriétaire dont le bien acquiert une façade sur une route ne tirait pas un avantage de l’expropriation et ne devait pas être obligé à « auto-indemnisation ».
11. Par un arrêt no 1275/2013, du 17 juin 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle considéra que la cour d’appel avait correctement appliqué les dispositions de l’article 33 de la loi no 2971/2001 qui prévoyait une procédure spéciale pour contester la présomption selon laquelle le propriétaire d’un bien exproprié tirait un avantage de la réalisation de travaux.
12. Le 25 juillet 2012, le tribunal de première instance d’Athènes reconnut la requérante comme ayant-droit de l’indemnité fixée provisoirement puis définitivement par le jugement no 884/2008 et l’arrêt no 5317/2010 suite à l’expropriation de ses propriétés. Dans le cadre de cette procédure, le tribunal exclut toute possibilité d’existence des droits de propriété de l’État sur les terrains de la requérante (jugement no 533/2012).
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
13. La loi no 653/1977 a prévu la participation du propriétaire d’un bien exproprié aux coûts de l’expropriation, sous la forme de l’ « auto‑indemnisation » et des obligations envers des propriétés de tiers, au motif que mis à part le dommage résultant de la scission d’une partie du bien, le propriétaire tire en même temps un avantage car son bien acquiert une façade sur la route qui sera construite.
14. L’article 33 (présomption selon laquelle les propriétaires des biens expropriés tirent un avantage de l’expropriation) de la loi no 2971/2001 dispose :
« 1. La présomption selon laquelle les propriétaires des biens expropriés tirent un avantage de l’expropriation (...) n’est pas irréfragable et est examinée, après la décision de l’expropriation, par la cour d’appel compétente pour fixer l’indemnité d’expropriation définitive, conformément à la procédure prévue par le présent article.
2. Le prétendu propriétaire ou celui qui invoque des droits sur le bien exproprié, lorsqu’il considère qu’il n’est pas avantagé, peut demander à l’organisme chargé de la réalisation de l’ouvrage de modifier le tableau cadastral de la décision d’expropriation. (...)
3. La demande est introduite dans un délai de deux mois à compter de la publication du jugement fixant l’indemnité d’expropriation provisoire (...) et soumise pour examen, après la fin du délai, à une commission de trois membres (...).
4. La Commission est réunie par le président de celle-ci, et, après une inspection de lieux et le contrôle de tous les éléments disponibles, elle procède au plus tard dans trois mois, à la rédaction d’un rapport portant sur la question de savoir si le bien tire un avantage de la réalisation de travaux. Elle motive pleinement sa décision, notamment en vérifiant si le bien a accès à l’ouvrage réalisé dans la zone d’expropriation, les incidences sur l’utilisation du bien, ainsi que (...) la constructibilité de celui-ci.
(...)
6. L’autorité qui a décidé l’expropriation transfère la demande du propriétaire, le rapport de la commission et les éléments relatifs à l’expropriation à la juridiction mentionnée au paragraphe 1.
Le président de cette juridiction fixe l’audience dans un délai qui n’est pas inférieur de trente jours ni supérieur à quarante jours, à compter du transfert à lui de tous les éléments susmentionnés (...). La juridiction apprécie librement les éléments de preuve (...) doit statuer de manière définitive dans un délai de trente jours à compter de l’audience.
La seule voie de recours contre l’arrêt de la cour d’appel est celle de la cassation. (...) »
15. La requérante a déposé à la Cour un arrêt (no 143/2005) de la cour d’appel de Larissa, dans lequel celle-ci a estimé que l’article 33 de la loi no 2971/2001 rendait d’office impossible toute procédure unique pour trancher toutes les questions relatives à l’indemnisation en cas d’expropriation, comme l’exige la Constitution et la Convention. La cour d’appel de Larissa considérait ainsi que la procédure se compliquait outre mesure et que l’équilibre était rompu au détriment de l’individu. Pour cette raison, une telle absence de procédure unique serait contraire à l’article 17 de la Constitution ainsi qu’à l’article 1 du Protocole no 1.
16. En outre, la requérante précise que dans ses arrêts no 152/2007, 1060/2008, 1119/2010 et 1747/2011, la même chambre de la Cour de cassation que celle qui a rendu l’arrêt en l’espèce, avait admis que la présomption de l’avantage tiré par un propriétaire exproprié pouvait être réfutée soit au moyen de la procédure prévue à l’article 33 de la loi no 2971/2001, soit lors de la procédure de fixation de l’indemnité définitive. Ces arrêts précisaient que dans le cas où la demande tendant à réfuter la présomption était examinée en même temps que la fixation de l’indemnité il n’était pas nécessaire d’avoir recours à la procédure de la loi no 2971/2001.
17. De même, dans ses arrêts no 34/2015 et 145/20018, postérieurs à celui de l’espèce, la même chambre de la Cour de cassation a réitéré sa jurisprudence précitée.
18. Le Gouvernement note que la Cour de cassation a précisé que la procédure prévue à l’article 33 de la loi no 2971/2001 s’applique seulement en cas d’introduction d’une demande autonome tendant à réfuter la présomption selon laquelle le propriétaire exproprié tire un avantage de la réalisation de l’ouvrage pour laquelle l’expropriation a lieu. En revanche, si une telle demande est combinée avec une demande de fixation de l’indemnité définitive d’expropriation, les deux demandes sont examinées en même temps par la cour d’appel et la procédure spéciale de l’article 33 ne s’applique pas (arrêts no 1119/2010, 1091/2011, 34/2015).
19. Pour le droit et la pratique internes pertinents, voir aussi, en dernier lieu, l’arrêt Moustakidis c. Grèce (no 58999/13, §§ 28-31, 3 octobre 2019).
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
1. Non-épuisement des voies de recours internes
21. Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes, faute d’avoir utilisé l’action en dommages-intérêts contre l’État, prévue par l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil. Or, si la requérante avait introduit une telle action, elle aurait pu invoquer la violation de l’article 1 du Protocole no 1 et alléguer qu’en interprétant l’article 33 de la loi no 2971/2001, les juridictions nationales n’ont pas pris en considération la jurisprudence de la Cour et de la Cour de cassation relative à la procédure unique.
22. La requérante soutient que le recours prévu à l’article 105 précité n’est pas effectif. Elle souligne que cet article n’a jamais été utilisé en matière d’actes prétendument illégaux des juges dans l’exercice de leurs fonctions dans le cadre des procédures relatives à la fixation des indemnités d’expropriation.
23. La Cour rappelle que la Convention ne prescrit l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. En outre, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, §§ 45-46, CEDH 2006-II et Vučković et autres c. Serbie (objection préliminaire) [GC], nos 17153/11et suiv., §§ 69-77, CEDH 2014).
24. En l’espèce, la Cour estime que l’action prévue à l’article 105 précité n’aurait eu, selon toute probabilité, de chances d’aboutir. Pour que cet article s’applique, il faudrait qu’une autorité étatique ait commis un acte illégal. Or, la manière dont un juge a interprété et appliqué une disposition légale dans une affaire donnée ne saurait s’assimiler à un tel acte. La légalité des motifs par lesquels un tribunal civil a abouti à sa décision, font normalement l’objet d’un contrôle par les tribunaux supérieurs du même ordre de juridiction et ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle incident par le tribunal administratif dans le cadre d’une action fondée sur l’article 105 précité. D’autre part, et dans le cadre de l’ordre juridique grec, à supposer même qu’on puisse considérer que l’action précitée était une action à tenter, elle aurait donné lieu à une procédure pouvant se terminer devant le Conseil d’État, ce qui rallongerait encore de plusieurs années la procédure qui s’est déroulée devant les juridictions civiles pour la fixation de l’indemnité d’expropriation. Dans ces circonstances, elle ne saurait être considérée comme un recours effectif. Enfin, la Cour considère que la requérante qui était partie à une procédure d’expropriation et qu’elle a formulé ses réserves et objections concernant le mode de calcul et le montant de l’indemnité fixée au cours de cette procédure n’était pas obligée d’instituer une nouvelle procédure en indemnisation à cet égard (voir, mutatis mutandis, Bistrović c. Croatie, no 25774/05, § 28, 31 mai 2007).
25. Par conséquent, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.
2. Défaut de qualité de victime
26. Le Gouvernement excipe ensuite du défaut de qualité de victime de la requérante. Il souligne que celle-ci ne fournit aucun élément qui permettrait d’établir qu’elle est effectivement la propriétaire des terrains expropriés. La requérante n’établit pas non plus qu’elle a introduit, dans le cadre de la procédure de fixation de l’indemnité d’expropriation, une demande de reconnaissance de sa qualité d’ayant-droit de l’indemnité, ce qui est la seule façon pour l’intéressé d’établir son droit de propriété sur un bien faisant l’objet d’une expropriation et de percevoir l’indemnité.
27. La requérante souligne que les autorités qui ont engagé la procédure d’expropriation ont traité la requérante comme étant la propriétaire de ses terrains expropriés et l’ont invitée à participer à la procédure de la fixation de l’indemnité. Elle affirme que sa qualité de propriétaire était une condition préalable de sa participation à la procédure d’indemnisation. En outre, tant la cour d’appel que la Cour de cassation qui se sont prononcées dans le cas de la requérante ont examiné ses titres de propriété et à aucun moment elles n’ont contesté l’authenticité de ceux-ci.
28. La Cour rappelle que pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, un requérant doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention ; la notion de « victime », selon la jurisprudence constante de la Cour, doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (Nencheva et autres c. Bulgarie (no 48609/06, § 88, 18 juin 2013). L’intéressé doit pouvoir démontrer qu’il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie ([GC], no 47848/08, § 96, CEDH 2014, et la jurisprudence citée).
29. En l’espèce, la Cour observe que la requérante a été visée par la décision d’expropriation et a participé en tant que personne morale lésée à tous les stades de la procédure tendant à la fixation de l’indemnité d’expropriation de ses terrains. En outre, le tribunal de première instance a reconnu, le 25 juillet 2012, la requérante comme ayant-droit de l’indemnité et a rejeté les prétentions de l’État concernant les droits de propriété sur les terrains litigieux.
30. Dès lors, la requérante peut se prétendre victime d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1.
3. Conclusion
32. La requérante soutient que les juridictions de fond, qui ont fixé l’indemnité d’expropriation provisoire et définitive et ont refusé d’examiner sa demande tendant à réfuter la présomption de l’avantage tiré par le propriétaire de la réalisation des travaux, ont méconnu la jurisprudence de la Cour et de la Cour de cassation.
33. Le Gouvernement souligne que dans le cadre de la procédure relative à la fixation de l’indemnité définitive d’expropriation, la cour d’appel, se conformant à la jurisprudence de la Cour de cassation (paragraphe 18 ci‑dessus) a examiné, dans une procédure unique, toutes les demandes de la requérante relatives à la fixation de l’indemnité définitive, de l’indemnité spéciale prévue à l’article 13 § 4 de la loi no 2882/2001 et enfin à celle tendant à réfuter la présomption en question (article 33 de la loi no 2971/2001).
34. Le Gouvernement rajoute que la Cour de cassation a rejeté le moyen de cassation de la requérante, qui alléguait que la cour d’appel avait rejeté sa demande pour défaut de compétence, comme étant fondé sur une prémisse erronée. Le Gouvernement précise que la cour d’appel a effectivement examiné la demande de la requérante mais elle l’a déclaré irrecevable au motif que la requérante n’avait pas respecté l’obligation procédurale posée par l’article 33 : l’introduction préalable de la demande à l’organisme chargé de la réalisation de l’ouvrage pour lequel l’expropriation a eu lieu. Or, l’obligation faite à l’intéressé de respecter une certaine procédure administrative afin de réfuter la présomption d’un avantage tiré par un propriétaire exproprié, avant de saisir les juridictions, est une question distincte de celle du respect de la procédure unique devant les juridictions aux fins de la fixation de l’indemnité d’expropriation.
35. Enfin, le Gouvernement affirme que dans le cadre de la procédure devant la cour d’appel, la requérante avait aussi demandé le versement d’une indemnité spéciale (article 13 § 4 de la loi no 2882/2001) et, dans ce cas, elle avait respecté à cet égard l’obligation du dépôt préalable de sa demande à l’autorité compétente.
36. La Cour rappelle que dans l’arrêt Azas précité, elle a considéré que lorsque les biens d’un individu font l’objet d’une expropriation, il doit exister une procédure qui assure une appréciation globale des conséquences de l’expropriation, incluant l’octroi d’une indemnité en relation avec la valeur du bien exproprié, la détermination des titulaires du droit à indemnité et toute autre question afférente à l’expropriation, y compris les frais de procédure.
37. La Cour a aussi souligné, dans l’arrêt Bibi c. Grèce (no 15643/10, 13 novembre 2014), que la procédure appelée à assurer, au sens de l’arrêt Azas, l’appréciation globale des conséquences de l’expropriation ne saurait se limiter à la reconnaissance des titulaires du droit à indemnité, à la détermination de l’indemnité spéciale, à l’appréciation de l’existence d’un avantage tiré par le propriétaire et à la fixation des frais de justice. Elle doit aussi englober d’autres questions, comme, par exemple, celles relevant de la réévaluation éventuelle de l’indemnité.
38. Par la suite, dans l’arrêt Koutsokostas c. Grèce (no 64732/12, 13 juin 2019), la Cour a estimé que le refus d’examiner l’action en recouvrement des requérants introduite devant la juridiction qui allait se prononcer sur le montant de l’indemnité d’expropriation définitive et la sollicitation faite aux requérants de saisir à nouveau les juridictions civiles avaient porté atteinte aux principes de l’économie et de la célérité de la procédure ainsi qu’au principe de la procédure unique consacré par l’arrêt Azas précité.
39. Enfin, dans l’arrêt Moustakidis c. Grèce (no 58999/13, 3 octobre 2019), la Cour a considéré que certaines demandes du requérant (tendant à ce qu’il soit examiné la question du prétendu avantage tiré par lui du fait de la réalisation des travaux et qu’une indemnité soit fixée pour la partie ayant été considéré auto-indemnisée, à ce qu’il soit reconnu qu’en raison de l’expropriation et de la nature de l’ouvrage, la propriété non expropriée avait été dévalorisée et devait alors être indemnisée, et à ce qu’il se voit accorder certaines sommes pour frais de transfert de son entreprise et pour perte des chances due à l’interruption du fonctionnement de l’entreprise) constituaient des questions connexes relatives à l’expropriation et auraient dû faire l’objet d’un examen par les juridictions civiles lors de la fixation de l’indemnité d’expropriation.
40. En l’espèce, la Cour considère que la question de savoir si le propriétaire d’un terrain exproprié tire un avantage de la réalisation des travaux, ce qui justifierait, selon les termes de la loi no 653/1977, qu’une partie de ce terrain ne soit pas indemnisée, constitue à n’en pas douter une question connexe relative à l’expropriation.
41. La Cour note que cette question est effectivement examinée par les juridictions civiles, notamment au stade de la fixation de l’indemnité d’expropriation définitive par la cour d’appel. Toutefois, en l’espèce, la cour d’appel a refusé de procéder à l’examen de cette question car la requérante n’avait pas fait usage de la procédure administrative préalable prévue par l’article 33 de la loi no 2971/2001. Or, la Cour note que cette procédure qui se déroule devant des organes administratifs comporte plusieurs étapes qui s’étalent sur plusieurs mois et que la loi ne prévoit aucune garantie quant au respect des délais qu’elle pose pour la réalisation de chaque étape. Cette procédure contribue alors à rallonger la procédure se déroulant devant les juridictions civiles et constitue un écart par rapport à la procédure unique devant les juridictions civiles pour l’examen de toutes les questions relatives à la fixation de l’indemnité d’expropriation.
42. À cet égard, la Cour note aussi que selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, dans le cas où la demande tendant à réfuter la présomption selon laquelle le propriétaire tire avantage de la réalisation des travaux était examinée en même temps que la fixation de l’indemnité il n’était pas nécessaire d’avoir recours à la procédure de la loi no 2971/2001 (paragraphes 16-18 ci-dessus).
43. Par conséquent, en refusant d’examiner la question de la présomption précitée, faute pour la requérante d’avoir fait usage de la procédure prévue à l’article 33 de la loi no 2971/2001, les autorités de l’État défendeur ont porté atteinte au principe de la procédure unique en la matière, consacré par la jurisprudence susmentionnée de la Cour ainsi que par celle de la Cour de cassation.
44. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
45. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
A. Dommage
46. Pour dommage matériel, la requérante demande une somme de 400 131,40 euros (EUR) correspondant à la valeur des parties des terrains expropriées mais non indemnisées et qui se décompose comme suit : 94 162,50 EUR pour la partie du terrain sous le numéro 11, 223 549,50 EUR pour la partie du terrain sous le numéro 13.1 et 82 419,40 EUR pour la partie du terrain sous le numéro 13.2. Ces sommes ont été calculées sur la base du montant de l’indemnité fixé au m² par la cour d’appel.
47. Au titre du dommage moral, la requérante réclame 10 000 EUR.
48. En ce qui concerne le dommage matériel, le Gouvernement invite la Cour à rejeter la prétention de la requérante dans son intégralité. À supposer même que les juridictions nationales eussent examiné la demande de la requérante pour réfuter la présomption de l’avantage tiré de l’expropriation, il n’est pas du tout certain qu’elles l’auraient accueillie même si elles l’avaient déclarée recevable : devant la cour d’appel, l’État avait en fait contesté comme vague la demande de la requérante et avait soutenu qu’elle était aussi infondée car la requérante n’apportait pas la preuve de ses allégations. Par conséquent, l’existence d’un dommage matériel de la requérante présuppose une appréciation de fond pour laquelle seules les juridictions internes sont compétentes.
49. En ce qui concerne le dommage moral, le Gouvernement soutient que la requérante n’y a pas droit car elle n’a pas suivi la procédure requise pour l’examen de sa demande. En cas de constat de violation, celui-ci constituerait une satisfaction suffisante.
50. La Cour rappelle que, conformément aux principes dégagés par sa jurisprudence constante, la forme et le montant de la satisfaction équitable tendant à la réparation d’un préjudice matériel diffèrent selon les cas et dépendent directement de la nature de la violation constatée. Celle-ci se répercute par la force des choses sur les critères à employer pour déterminer la réparation due par l’État défendeur (voir Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 55, 2 octobre 2003).
51. Force est de constater que la Cour a conclu en l’espèce à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 en raison du fait que l’impossibilité pour la requérante de faire examiner la question de la présomption de l’avantage tiré par le propriétaire exproprié a porté atteinte au principe de la procédure unique en matière d’indemnité à accorder en cas d’expropriation.
52. La Cour ne saurait spéculer sur ce qu’eût été le montant que la requérante aurait reçu si les tribunaux internes avaient statué sur cette question. Aussi, cela empêche la Cour de procéder au dédommagement de la société requérante comme elle l’aurait fait si la possibilité d’une indemnité pour les mètres carrés non indemnisés de son terrain était exclue en droit interne (Organochimika Lipasmata Makedonias A.E. c. Grèce, no 73836/01, § 31, 18 janvier 2005). D’un autre côté, la Cour estime que la requérante a subi une perte de chances réelles de voir statuer sur ses prétentions par un tribunal. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour alloue à la requérante 50 000 EUR tous chefs de préjudice confondus.
B. Frais et dépens
53. La requérante réclame 3% de la somme de 400 131,40 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 3 000 EUR au titre de ceux qu’elle a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.
54. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la prétention concernant les frais devant les juridictions internes : il est très contestable que la requérante aurait reçu la somme qu’elle indique compte tenu du caractère vague de ses griefs concernant la réfutation de la présomption litigieuse. En outre, la requérante a déjà perçu, dans l’ordre interne et pour frais et dépens, une somme correspondant à 3% de l’indemnité d’expropriation. Quant aux frais réclamés pour la procédure devant la Cour, leur montant est excessif et il ne ressort d’aucun élément du dossier que la requérante a réellement engagé ces frais.
55. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI).
56. La Cour note que les frais exposés par la société requérante devant les juridictions helléniques se rapportaient au fond du litige. Elle estime donc que la requérante doit se voir rembourser un certain montant des frais correspondants à cet égard, qu’elle évalue à 3% du montant qu’elle lui a alloué au titre du dommage. La Cour accorde à la société requérante 1 500 EUR pour les frais encourus devant les instances nationales, plus tout montant pouvant être dû par elle à titre d’impôt.
57. En ce qui concerne les frais exposés pour les besoins de la représentation de la requérante devant elle, la Cour observe que les prétentions de cette dernière ne sont ni détaillées ni accompagnées des justificatifs nécessaires. Il convient donc d’écarter la demande sur ce point.
C. Intérêts moratoires
58. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 50 000 EUR (cinquante mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, tous chefs de préjudice confondus ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 janvier 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata Degener Ksenija Turković
Greffière adjointe Présidente