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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MARIN v. ROMANIA - 31611/18 (Judgment : Fourth Section Committee) French Text [2021] ECHR 937 (16 November 2021)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/937.html
Cite as: CE:ECHR:2021:1116JUD003161118, ECLI:CE:ECHR:2021:1116JUD003161118, [2021] ECHR 937

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QUATRIÈME SECTION

 

AFFAIRE MARIN c. ROUMANIE

(Requête no 31611/18)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

16 novembre 2021

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Marin c. Roumanie,


La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

          Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
          Iulia Antoanella Motoc,
          Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,


Vu la requête (no 31611/18) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Florin Marin (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 juin 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),


Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),


Vu les observations des parties,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 octobre 2021,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  La requête concerne les obligations procédurales pesant sur l’État, en vertu de l’article 2 de la Convention, à la suite du décès par noyade du fils du requérant.

EN FAIT


2.  Le requérant est né en 1971 et réside à Cochinești. Il a été représenté par Me M.R. Popescu, avocat.


3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.


4.  Le 21 mai 2014, C.L. appela la police de Curtea d’Argeş pour signaler la disparition de M.R.C., le fils majeur du requérant, qui était employé par C.L. pour garder ses ruches. Il soupçonna que M.R.C. s’était noyé dans un cours d’eau à proximité d’une hydrocentrale.


5.  En soirée, trois policiers, dont un expert criminaliste, se rendirent aux abords du cours d’eau en présence du requérant. Ils découvrirent des traces de glissement et le corps de M.R.C. dans l’eau. Les policiers dressèrent un procès-verbal et prirent des photos du corps, ils recueillirent également des instruments de pêche et les vêtements de M.R.C. trouvés sur les lieux. Ils ouvrirent d’office une enquête criminelle et en informèrent le parquet près le tribunal d’Argeş. Ce dernier ordonna l’ouverture d’une enquête pour homicide.


6.  Le 21 mai 2014, la police interrogea le requérant et C.L. Ce dernier déclara qu’il avait eu M.R.C. au téléphone et que l’intéressé ne lui avait rien signalé de particulier. Plus tard dans la journée, n’ayant pas trouvé M.R.C. à son poste habituel de travail, il l’avait cherché et avait découvert dans l’eau une canne à pêche et des traces de glissement sur la berge. Il en avait déduit que M.R.C. était tombé accidentellement dans l’eau et avait donc appelé la police.


7.  La police ordonna la réalisation d’une autopsie qui conclut que la noyade était la cause du décès. L’examen médicolégal ne décela aucune trace de violence sur le corps de la victime.


8.  Interrogé à deux reprises par la police et par le parquet d’Argeş, le requérant soutint que la thèse de la noyade accidentelle n’était pas plausible. Il affirma que son fils n’avait jamais pratiqué la pêche et qu’il avait peur de l’eau parce qu’il ne savait pas nager.


9.  Il affirma qu’il supposait que son fils avait été poussé dans l’eau lors d’un conflit avec deux inconnus rencontrés le 21 mai 2014. Il demanda l’identification et l’interrogation de ces personnes ainsi que l’exploitation des images des caméras de surveillance de l’hydrocentrale. Il critiqua également le fait que les enquêteurs avaient omis de conserver et d’analyser les objets retrouvés à proximité du lieu de la noyade. Il se constitua partie civile à la procédure.


10.  Interrogé par le parquet d’Argeş, le 16 novembre 2015, C.L. affirma que M.R.C. l’avait informé par téléphone que deux inconnus étaient venus sur son lieu de travail le 21 mai 2014 et qu’il avait demandé à M.R.C. « de rester calme jusqu’à son arrivée ». Il indiqua qu’il s’agissait de B.V. et de D.D., deux apiculteurs qu’il connaissait. Enfin, il précisa qu’il n’était plus en possession des instruments de pêche que la police lui avait restitués.


11.  Interrogés par la police respectivement les 2 et 15 février 2016, B.V. et D.D. nièrent avoir rencontré M.R.C. Ils affirmèrent qu’ils s’étaient rendus à proximité du cours d’eau le lendemain du décès de ce dernier.


12.  Le 10 mars 2016, le parquet près le tribunal d’Argeş classa l’enquête au motif que M.R.C. s’était noyé accidentellement en pratiquant la pêche.


13.  Le 6 octobre 2016, le tribunal d’Argeş accueillit la plainte du requérant. Il estima que l’enquête avait été « extrêmement superficielle » et que de « nombreuses zones d’ombre demeuraient à l’issue de celle-ci ».


14.  En particulier, le tribunal constata que les déclarations de B.V. et de D.D. contredisaient celles de C.L. et qu’elles étaient formulées dans des termes identiques bien qu’elles aient été prises à des dates différentes.


15.  Par conséquent, le tribunal estima qu’une nouvelle audition de B.V. et de D.D, ainsi qu’une confrontation avec C.L. étaient nécessaires. Il ordonna également la prise de mesures pour identifier d’autres témoins et la vérification des enregistrements des caméras de surveillance de l’hydrocentrale.


16.  Le 20 avril 2017, les policiers interrogèrent une nouvelle fois C.L. qui maintint ses déclarations.


17.  Ils interrogèrent également une personne qui connaissait les lieux, mais celle-ci déclara n’avoir jamais rencontré le fils du requérant. Ils se rendirent à l’hydrocentrale, mais constatèrent que les caméras étaient trop éloignées et qu’en tout état de cause le délai de conservation des images ayant été dépassé, elles avaient été effacées. Enfin, une nouvelle audition de B.V. et de D.D. et une confrontation avec C.L. furent jugées inutiles au motif « qu’il n’y avait pas de différences essentielles entre leurs déclarations ».


18.  Au vu de l’enquête menée par la police, par une ordonnance du 24 juillet 2017, le parquet classa à nouveau l’enquête. Le requérant contesta le classement sans suite et réitéra ses critiques.


19.  Par un jugement définitif du 27 décembre 2017, le tribunal d’Argeş confirma le classement sans suite, estimant qu’il n’y avait pas d’indices selon lesquels la noyade était imputable à autrui.

EN DROIT

I.         SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION


20.  Le requérant se plaint des manquements des autorités internes à leur devoir d’enquêter sur les circonstances du décès de son fils. Il invoque l’article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »

A.    Sur la recevabilité


21.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B.    Sur le fond


22.  Le requérant affirme que l’enquête a été superficielle et incomplète et qu’elle n’aurait pas permis de faire la lumière sur toutes les circonstances du décès. Il émet l’hypothèse que son fils aurait pu être poussé dans l’eau au cours d’un conflit avec des tiers.


23.  Le Gouvernement soutient que les autorités internes ont mené une enquête effective sur les circonstances du décès du fils du requérant. Elles auraient pris toutes les mesures raisonnables dont elles disposaient pour permettre d’établir les circonstances du décès : une enquête a été aussitôt ouverte d’office ; les enquêteurs se sont déplacés sur les lieux et ont dressé un procès-verbal consignant les premiers constats ; ils ont ordonné la réalisation d’une autopsie, identifié et interrogé les témoins, et enfin vérifié les caméras de surveillance de l’hydrocentrale.


24.  Au vu de l’ensemble des éléments du dossier, le Gouvernement estime que le classement ordonné par le parquet et confirmé par le tribunal d’Argeş dans le jugement du 27 décembre 2017 était dûment motivé.


25.  La Cour rappelle que les principes généraux développés par elle en matière d’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention ont été résumés dans l’affaire Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie ([GC], no 41720/13, §§ 157-171, 25 juin 2019).


26.  Ces principes impliquent, dans les cas de décès, lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès est résulté d’un accident ou d’un autre acte involontaire et lorsque la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée qui vise à faire la lumière sur les circonstances du décès (ibidem, § 161).


27.  En l’espèce, la Cour note que, le jour même de la découverte du corps, le 21 mai 2014, une enquête criminelle a été aussitôt ouverte, que trois policiers, dont un expert criminaliste, se sont rendus sur les lieux de la noyade, et qu’ils ont dressé un procès-verbal et entendu les premiers témoins (paragraphe 5 ci-dessus).


28.  Ainsi, les autorités d’enquête peuvent passer pour avoir agi d’office aussitôt l’affaire portée à leur attention. Reste à savoir si elles ont pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour permettre l’établissement des circonstances ayant entouré le décès du fils du requérant, et l’identification et la sanction des éventuels responsables.


29.  La Cour note que, dans le premier stade de l’enquête, s’appuyant sur les conclusions de l’autopsie (paragraphe 7 ci-dessus) et sur les déclarations de C.L. (paragraphes 6 et 10 ci-dessus) et de deux autres témoins (paragraphe 11 ci-dessus), le parquet a classé l’enquête au motif que la noyade n’était pas imputable à autrui (paragraphe 12 ci-dessus).


30.  La Cour constate qu’en procédant ainsi les autorités d’enquête ont fourni une explication sur les circonstances ayant mené au décès du fils du requérant. Pour autant, la Cour estime qu’il ne suffit pas d’avancer une hypothèse sur les raisons de la mort. Encore faut-il qu’une telle hypothèse soit suffisamment étayée par des preuves, de sorte que le décès ne puisse plus être considéré comme étant survenu dans des conditions suspectes (voir, mutatis mutandis, Pleşca c. Roumanie, no 2158/08, § 47, 18 juin 2013).


31.  La Cour note que le tribunal d’Argeş a considéré que l’enquête qui a abouti au classement de l’affaire le 10 mars 2016 avait été « extrêmement superficielle » (paragraphe 13 ci-dessus). Bien que le tribunal ait indiqué les mesures d’enquête nécessaires pour parvenir à faire toute la lumière sur les circonstances du décès de M.R.C. (paragraphe 15 ci-dessus), les autorités d’enquête ne se sont pas conformées à l’ensemble de ces instructions (paragraphe 17 ci-dessus). Les témoins B.V. et D.D. n’ont pas été interrogés à nouveau et ils n’ont pas été confrontés à C.L. alors même qu’il y avait des contradictions notables entre leurs déclarations et des doutes quant aux circonstances dans lesquelles ils avaient été entendus par la police (paragraphe 14 ci-dessus).


32.  La Cour estime qu’une nouvelle audition de ces témoins et leur confrontation avec C.L. étaient des mesures d’enquête essentielles qui auraient pu permettre d’établir la succession des principaux événements de la journée du 21 mai 2014.


33.  De surcroît, elle constate que l’enquête a pâti des manquements à son stade initial. À cet égard, elle note que, malgré la présence parmi les enquêteurs d’un expert criminaliste et de la découverte sur les lieux de la noyade de plusieurs objets (paragraphe 5 ci-dessus), les autorités d’enquête n’ont ni analysé ni conservé les vêtements du fils du requérant et les instruments de pêche censés avoir été utilisés par l’intéressé le jour du décès. Or l’exploitation d’éventuels indices aurait pu accréditer ou infirmer la thèse de la noyade accidentelle contestée par le requérant (paragraphe 8 ci-dessus).


34.  Au vu de ces éléments, la Cour estime que les autorités d’enquête n’ont pas clarifié les zones d’ombre qui subsistaient dans le dossier à l’issue de l’enquête. Les autorités internes ne sauraient ainsi passer pour avoir permis d’établir de manière suffisamment précise les circonstances qui ont mené au décès du fils du requérant.


35.  Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


36.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »


37.  Le requérant sollicite l’octroi de 200 000 euros (EUR) en réparation du préjudice moral. Il affirme qu’il est toujours profondément affecté par le caractère superficiel de l’enquête. Il ne demande pas le remboursement des frais et dépens.


38.  Le Gouvernement considère que la somme réclamée est excessive. Il se réfère à cet égard à la jurisprudence de la Cour en la matière.


39.  La Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral que le simple constat de violation ne saurait suffisamment compenser. Compte tenu de la nature de la violation constatée et des circonstances en l’espèce, elle considère, statuant en équité, qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 20 000 EUR pour dommage moral.


40.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;

3.      Dit,

a)     que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour préjudice moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                                                    Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe                                                               Président


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