BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?
No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!
[Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback] | ||
European Court of Human Rights |
||
You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SCALZO v. ITALY - 8790/21 (Judgment : Article 8 - Right to respect for private and family life : First Section) French Text [2022] ECHR 1055 (06 December 2022) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2022/1055.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2022:1206JUD000879021, [2022] ECHR 1055, CE:ECHR:2022:1206JUD000879021 |
[New search] [Contents list] [Help]
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE SCALZO c. ITALIE
(Requête no 8790/21)
ARRÊT
Art 8 • Obligations positives • Impossibilité prolongée d’introduire une action en recherche de paternité à l’encontre du père biologique du fait de la longueur de la procédure en contestation de paternité du père présumé • Nécessité de défendre les intérêts de la personne cherchant à déterminer sa filiation dans le système où que l’action en contestation de paternité est préjudicielle à l’action en recherche de paternité • Absence de mesures d’accélération de la procédure • Requérante, ayant un intérêt vital à découvrir son identité personnelle, maintenue dans un état d’incertitude prolongé • Atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée
STRASBOURG
6 décembre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Scalzo c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Marko Bošnjak, président,
Péter Paczolay,
Krzysztof Wojtyczek,
Lətif Hüseynov,
Ivana Jelić,
Gilberto Felici,
Raffaele Sabato, juges,
et de Renata Degener, greffière de section,
Vu la requête (no 8790/21) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet État, Mme Maria Scalzo (« la requérante ») a saisi la Cour le 29 janvier 2021 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») les griefs fondés sur les articles 6 et 8 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 novembre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne l’impossibilité pour la requérante d’introduire une action en recherche de paternité à l’encontre du père biologique prétendu, d’une part, en raison du fait que la loi italienne subordonne l’action en recherche de paternité à la condition que le jugement excluant la paternité du père présumé, le mari de sa mère dans la procédure en contestation de paternité, soit devenu définitif et, d’autre part, en raison de la longueur de la procédure en contestation de paternité qui dure en l’espèce depuis plus de douze ans. Invoquant les articles 6 et 8 de la Convention, la requérante allègue que le fait que la décision prononcée dans la procédure en contestation de paternité n’ait pas été définitive l’a laissée dans un état d’incertitude prolongée quant à son identité personnelle et l’empêche d’engager une action en recherche de paternité.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1954 et réside à Sellia Marina. Elle a été représentée par Me E. Tolomeo, avocate.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. D’Ascia, avocat de l’État.
4. À la naissance, la requérante fut enregistrée au registre municipal de l’état civil de Sellia Marina comme étant la fille de M. C. Scalzo et de Mme D. M.
I. L’ACTION EN CONTESTATION DE PATERNITÉ
5. En 2010, la requérante ainsi que son frère, M. G. Scalzo, introduisirent une action en contestation de paternité devant le tribunal de Catanzaro afin de faire déclarer qu’ils n’étaient pas les enfants biologiques de M. C. Scalzo, le mari de leur mère. La requérante faisait valoir que son père biologique était T.M.
6. Le 7 mars 2011, les enfants de T.M., qui entre-temps était décédé, demandèrent à intervenir dans la procédure.
7. Par un jugement non définitif du 26 février 2014, le tribunal de Catanzaro déclara que l’intervention dans la procédure des enfants de T.M. était irrecevable.
8. Entre-temps, le tribunal de Catanzaro avait demandé une expertise biologique.
9. À la suite du résultat de l’expertise, qui avait exclu la paternité biologique de M. C. Scalzo à l’égard de la requérante et de son frère, le 1er juillet 2015, le tribunal de Catanzaro déclara que les intéressés n’étaient pas les enfants biologiques de M. C. Scalzo et ordonna à l’officier d’état civil de Catanzaro de procéder à l’inscription du jugement dans les actes de naissance.
10. L’un des frères de la requérante (M. G. Scalzo) interjeta appel du jugement du tribunal de Catanzaro, estimant que la procédure était entachée de vices de forme. En particulier, M. G. Scalzo arguait de la nullité de l’expertise biologique, considérant que les investigations avaient été effectuées au-delà des limites fixées par le juge.
11. Le 13 octobre 2016, la cour d’appel de Catanzaro rejeta l’appel et confirma le jugement de première instance.
12. M. G. Scalzo réitéra les mêmes griefs devant la Cour de cassation.
13. Par une ordonnance du 16 juin 2021, déposé le 15 septembre 2021, la Cour de cassation après avoir reconnu l’existence d’une divergence jurisprudentielle sur la question de la nullité du rapport d’expertise soulevée par M. G. Scalzo, question qui était pendante devant les chambres réunies de la Cour de cassation, suspendit la procédure en attendant ladite décision (déposée le 1er février 2022).
14. Selon les dernières informations reçues par la Cour, l’affaire est toujours en instance devant la Cour de cassation.
II. L’ACTION EN RECHERCHE DE PATERNITÉ
15. En 2016, alors que la procédure en contestation de paternité devant la cour d’appel de Catanzaro était encore pendante, la requérante et deux de ses frères saisirent le tribunal de Rome d’une action en recherche de paternité contre T.M. Les héritiers de T.M. furent assignés en justice.
16. Par un jugement déposé le 17 juillet 2018, le tribunal de Rome déclara l’action en recherche de paternité irrecevable au motif que la décision par laquelle les juridictions avaient accueilli le recours en contestation de paternité n’était pas encore définitive, condition préalable en droit interne à l’exercice de l’action en recherche de paternité. Il condamna la requérante à payer les frais de procédure.
17. Il rejeta la demande de sursis à statuer en vue d’attendre l’issue de la procédure en contestation de paternité, estimant qu’il n’y avait pas de lien entre les deux affaires.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le code civil
18. Selon la législation italienne, la présomption Pater is est quem nuptiae demonstrant (présomption de paternité) est en principe applicable à l’enfant présumé conçu ou né durant le mariage (article 231 du code civil).
Lorsque l’enfant est présumé enfant du mari de sa mère biologique, la loi prévoit des possibilités de contester la paternité du mari de la mère biologique.
Article 243 bis
Contestation de la paternité
« Une action en contestation de la paternité d’un enfant né pendant le mariage peut être introduite par la mère, son époux ou l’enfant lui-même.
Celui qui engage l’action est en droit de prouver qu’il n’existe pas de lien de filiation entre l’enfant et le père présumé.
La seule déclaration de la mère n’exclut pas la paternité. »
Article 244
Termes de l’action en contestation
« L’action peut être intentée par l’enfant majeur. Elle est imprescriptible à l’égard de l’enfant. »
Article 249
Qualité pour intenter une action en vue de récupérer la qualité d’enfant Imprescriptibilité
« L’action visant à récupérer la qualité d’enfant appartient à celui-ci.
Elle est imprescriptible. »
Article 250
Reconnaissance
« L’enfant né hors mariage peut être reconnu, selon les modalités prévues à l’article 254, par ses père et mère, même s’ils étaient déjà mariés à une autre personne au moment de la conception. La reconnaissance peut avoir lieu soit conjointement, soit séparément.
La reconnaissance d’un enfant ayant atteint l’âge de quatorze ans ne prend pas effet sans son consentement.
La reconnaissance d’un enfant n’ayant pas atteint l’âge de quatorze ans ne peut avoir lieu sans le consentement de l’autre parent qui a déjà fait la reconnaissance.
Le consentement ne peut être refusé s’il est dans l’intérêt de l’enfant. Si le consentement de l’autre parent est refusé, le parent qui souhaite reconnaître l’enfant fait appel devant la juridiction compétente, qui fixe un délai pour notifier l’appel à l’autre parent. Si aucune objection n’est formulée dans les trente jours suivant la notification, le tribunal statue en rendant un jugement qui tient compte du consentement manquant ; si une objection est formulée, le tribunal, après avoir obtenu toutes les informations appropriées, ordonne l’audition de l’enfant s’il est âgé de plus de douze ans, ou même plus jeune s’il est capable de discernement, et prend toutes les mesures provisoires et urgentes pour établir la relation, sauf si l’objection est manifestement non fondée. Dans la décision qui tient lieu de consentement manquant, la juridiction prend les mesures appropriées en ce qui concerne la garde et l’entretien de l’enfant au sens de l’article 315 bis et son nom de famille au sens de l’article 262.
La reconnaissance ne peut être faite par les parents qui n’ont pas atteint l’âge de seize ans, sauf si le tribunal l’autorise, après avoir apprécié les circonstances et en tenant compte de l’intérêt de l’enfant. »
Article 253
Irrecevabilité de la reconnaissance
« En aucun cas, la reconnaissance n’est contraire à la qualité d’enfant dans laquelle se trouve la personne. »
Article 269
Déclaration judiciaire de paternité et de maternité
« La paternité et la maternité peuvent être déclarées judiciairement dans les cas où la reconnaissance est admise.
La preuve de la paternité et de la maternité peut être faite par tout moyen.
(...)
La seule déclaration de la mère et la seule existence de relations entre la mère et le prétendu père au moment de la conception ne constituent pas une preuve de la paternité. »
Article 270
Légitimation active et terme
« L’action en déclaration judiciaire de paternité ou de maternité est imprescriptible à l’égard de l’enfant. »
Article 276
Légitimation passive
« L’action en déclaration judiciaire de paternité ou de maternité est formée contre le parent présumé ou, à défaut, contre ses héritiers. En leur absence, l’action doit être exercée contre le curateur désigné par la juridiction devant laquelle la procédure doit être engagée.
La demande peut être contestée par toute personne ayant un intérêt. »
Article 277
Effets du jugement
« Le jugement déclarant la filiation a les effets de la reconnaissance.
Le tribunal peut également prendre les mesures qu’il estime utiles pour la garde, l’entretien, l’éducation et l’instruction de l’enfant et pour la protection de ses intérêts patrimoniaux. »
Article 315
Statut juridique de la filiation
« Tous les enfants ont le même statut juridique. »
B. Le code de procédure civile
Article 295
Sursis à statuer nécessaire
« Le juge ordonne un sursis à statuer dans toute affaire dans laquelle lui-même ou un autre juge doit résoudre un litige dont dépend le règlement de l’affaire. »
C. La jurisprudence de la Cour de cassation
19. Par une ordonnance no 17392 du 3 juillet 2018, la Cour de cassation a reconnu qu’entre l’action en contestation de paternité et celle en recherche de paternité il y avait une relation de « nature préjudicielle au sens juridique », qui ne serait pas un obstacle à l’introduction d’une action en recherche de paternité, mais constituerait seulement un obstacle à son acceptation, ce qui nécessiterait une suspension du cours de l’instance dans l’attente de l’issue de la procédure en contestation de paternité.
20. Par une ordonnance no 27560 du 11 octobre 2021, la Cour de cassation a affirmé que celui qui prétend être le père biologique d’un enfant né pendant le mariage ne peut intenter une action en recherche de paternité que si la « qualité » d’enfant né pendant le mariage est préalablement supprimée par une décision ayant un effet « erga omnes », et - bien qu’il n’ait pas le droit d’introduire l’action en contestation de paternité, et qu’il ne puisse pas non plus intervenir dans cette procédure, ni former un recours en tierce opposition contre la décision qui y a été prise - en tant que « autre parent », il peut néanmoins demander, en vertu de l’article 244, alinéa 6, du code civil, la désignation d’un curateur ad hoc chargé d’exercer l’action pertinente dans l’intérêt de l’enfant de moins de quatorze ans.
D. La Cour constitutionnelle
21. Par l’arrêt no 177 du 14 juillet 2022, la Cour constitutionnelle a été appelée à se prononcer sur la constitutionnalité de l’article 269 du code civil dans la partie où cet article prévoit que la déclaration judiciaire de paternité ou de maternité peut être prononcée uniquement dans les cas où la reconnaissance est admise, mais ne peut pas l’être lorsque celle-ci « est contraire à la qualité d’enfant dans laquelle se trouve la personne ». À titre subsidiaire, la juridiction de renvoi soulevait également la question de la constitutionnalité de l’article 269 du code civil dès lors que cet article ne permettait pas au tribunal de prononcer un jugement déclaratif de paternité ou de maternité sans que le statut antérieur de l’enfant ne fût révoqué judiciairement.
Selon la juridiction de renvoi, il en résulterait une atteinte au droit à l’identité personnelle en raison « de l’impossibilité pour celui ayant déjà la qualité d’enfant d’une personne de faire établir sa filiation et [en raison] de la perte irréversible de toute identité biologique dans l’hypothèse où la suppression de celle précédemment acquise ne serait pas suivie de l’obtention de la qualité d’enfant « naturel » à l’issue de la procédure en recherche de paternité ». Cela serait contraire aux articles 2, 29, 30 et 117, paragraphe 1, de la Constitution, ce dernier article mis en relation avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, les articles 7 et 8 de la Convention relative aux droits de l’enfant et l’article 24, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
22. La Cour constitutionnelle a déclaré non fondées les questions soulevées, mais elle s’est prononcée de la manière suivante :
« Tout d’abord, même si la disposition n’est pas exempte de critiques constitutionnelles, notre Cour relève que pour supprimer le préjudice dont se plaint le juge a quo, en éliminant la condition selon laquelle il est nécessaire un jugement supprimant le statut antérieur, il faudrait une réforme du système capable de prendre en compte des profils multiples.
En effet, la nécessité de combiner la protection des droits de ceux qui souhaitent faire constater une nouvelle identité avec la protection de ceux qui, sur la base de l’effectivité certifiante du titre, ont le statut antérieur, rend nécessaire l’intervention du législateur.
En particulier, les situations dans lesquelles l’effet d’enlèvement du statut antérieur se réalise doivent être explicitées afin de permettre au juge de prendre en compte les intérêts affectés par la révocation de cet état.
D’une part, dans toute procédure engagée dans l’intérêt de l’enfant mineur, le juge devrait pouvoir considérer que l’établissement du nouveau statut entraîne également la suppression du lien antérieur.
En revanche, l’intervention nécessaire dans le jugement du parent exposé au mécanisme susmentionné devrait être prévue.
Sans une réforme systémique, l’ensemble des normes actuelles régissant la déclaration judiciaire de paternité ou de maternité laisseraient une très faible protection au parent qui a reconnu l’enfant. Ce parent aurait, en effet, un simple droit d’intervention dans la procédure, de même que « toute personne ayant un intérêt » (article 276, deuxième alinéa, du code civil), ou pourrait former, contre le jugement constatant le nouvel état, une opposition par un tiers, conformément à l’article 404, premier alinéa, du code de procédure civile.
Enfin, il convient également de procéder à une intervention organique, en évaluant les effets sur d’autres dispositions (à commencer par l’article 239 du code civil) et en prévoyant la coordination appropriée.
(...)
En définitive, tant la nécessité pour le législateur de procéder à une « révision organique de la matière en question « (arrêt no 101 de 2022 et, dans un sens similaire, récemment, les arrêts no 143, no 100 et no 22 de 2022, no 151, no 32 et no 33 de 2021 ; no 80 et no 47 de 2020, no 23 de 2013), compte tenu de la complexité des intérêts en jeu, afin de prévoir des « sauvegardes » (arrêt no 143 de 2022) et d’éviter des « dysharmonies » (arrêt no 32 de 2021), ainsi que le caractère générique et ambigu du petitum formulé dans l’affaire au principal (arrêts no 239 et no 237 de 2019) conduisent cette Cour à le déclarer irrecevable.
Il appartiendra donc au législateur, dans le cadre de son pouvoir d’appréciation, d’évaluer, à la lumière de l’évolution des techniques de recherche de la filiation, comment une intervention systémique peut tenir compte de tous les intérêts en jeu, sans restreindre de manière disproportionnée des droits érigés au rang constitutionnel.
La nécessité d’un procès en plusieurs étapes, qui se termine par un jugement définitif supprimant le statut antérieur, constitue, en effet, une lourde charge pour l’enfant qui souhaite faire constater son identité biologique, et risque d’entraîner non seulement une violation du principe de la durée raisonnable du procès (article 111, deuxième alinéa, de la Constitution italienne), mais aussi un obstacle « à l’exercice du droit d’action garanti par l’article 24 de la Constitution italienne », et ce de surcroît en relation avec des actions visant à la protection des droits fondamentaux, relatifs au statut et à l’identité biologiques » (arrêt no 50 de 2006).
En outre, la charge d’un double procès comporte le risque pour l’enfant de se retrouver sans statut : celui qui est maintenant supprimé et celui qui pourrait ne pas émerger à l’issue du procès ultérieur ; un risque particulièrement grave lorsqu’il s’agit d’un mineur, dont l’intérêt pour les liens familiaux mérite - comme on le sait - une protection particulière (voir les arrêts de cette Cour no 127 de 2020 et no 272 de 2017 et, dans le même sens, les arrêts de la Cour de cassation, première chambre civile, ordonnance no 27140 de 2021 et arrêt no 26767 du 22 décembre 2016). »
II. LE DROIT INTERNATIONAL
A. La Convention européenne sur le statut juridique des enfants nés hors mariage
23 . Cette Convention, adoptée le 15 septembre 1975, a été signée par l’Italie le 11 février 1981, mais n’a jamais été ratifiée. Elle se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce :
Article 3
« La filiation paternelle de tout enfant né hors mariage peut être constatée ou établie par reconnaissance volontaire ou par décision juridictionnelle. »
24. Le Rapport explicatif de cette Convention indique à l’égard de son article 3 précité ce qui suit :
« 16. Cet article énonce deux modes de constatation ou d’établissement de la filiation paternelle qui sont exposés ci-après ; il pose également la règle générale selon laquelle l’action en recherche de paternité doit, dans tous les cas, pouvoir être introduite.
(...)
20. La détermination des personnes ou autorités qui peuvent ou doivent agir en vue d’établir la paternité d’un enfant né hors mariage ainsi que celle des délais dans lesquels une telle action peut être intentée est laissée à l’appréciation des législations internes. »
B. Les Lignes directrices sur une justice adaptée aux enfants
25. Les Lignes directrices sur une justice adaptée aux enfants, qui ont été adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 17 novembre 2010 lors de la 1098e réunion des Délégués des Ministres, se lisent ainsi en leur partie pertinente :
4. Éviter les retards injustifiés
« 50. Dans toutes les procédures concernant des enfants, le principe de l’urgence devrait être appliqué afin d’apporter une réponse rapide et de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant, tout en respectant la primauté du droit.
51. Dans les affaires relevant du droit de la famille (filiation, garde, enlèvement par un parent par exemple), les tribunaux devraient faire preuve d’une diligence exceptionnelle afin d’éviter de faire peser des conséquences dommageables sur les relations familiales. »
26. Le comité d’experts sur le droit de la famille (CJ-FA) a préparé un « Livre blanc » sur les principes relatifs à l’établissement et aux conséquences juridiques du lien de filiation adopté par le Comité européen de coopération juridique (CDCJ), lors de sa 79e réunion plénière du 11 au 14 mai 2004. Le principe no 8 était ainsi libellé :
« 1. Si la filiation paternelle n’est établie ni par présomption ni par reconnaissance volontaire, la législation doit prévoir la possibilité d’introduire une action pour qu’elle soit établie par décision judiciaire.
2. L’enfant ou son représentant ont le droit d’introduire une action en vue d’établir la filiation paternelle. Ce droit peut également être accordé à l’une ou à plusieurs des personnes suivantes :
– la mère ;
– la personne prétendant être le père ;
– toute personne justifiant d’un intérêt spécifique ;
– l’autorité publique ;
3. Les États peuvent fixer des délais à l’engagement d’une action visant à établir la filiation paternelle. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
27. Invoquant les articles 6 et 8 de la Convention, la requérante se plaint de l’impossibilité pour elle d’obtenir la reconnaissance de son statut de fille à raison de la longueur de la procédure en contestation de paternité qui est pendante depuis plus de douze ans. Elle rappelle que pour pouvoir obtenir la reconnaissance en question, l’arrêt prononcé dans la procédure en contestation de paternité doit passer en force de chose jugée.
28. La Cour rappelle qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
29. La Cour relève en outre que tandis que l’article 6 offre une garantie procédurale, à savoir le « droit à un tribunal » qui connaîtra des « droits et obligations de caractère civil », l’article 8 répond à l’objectif plus large de garantir le respect de la vie privée et familiale. À cet égard, elle rappelle que si l’article 8 ne renferme aucune condition explicite de procédure, le processus décisionnel lié aux mesures d’ingérence doit être équitable et propre à respecter les intérêts protégés par cette disposition (A.T. c. Italie, no 40910/19, § 49, 24 juin 2021).
Compte tenu du lien étroit entre les griefs, la Cour examinera la requête uniquement sous l’angle de l’article 8, qui est libellé comme suit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
30. Le Gouvernement plaide que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes, expliquant qu’elle aurait dû contester le jugement du tribunal de Rome devant la cour d’appel, laquelle aurait pu, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation, suspendre la procédure en recherche de paternité dans l’attente de l’issue de celle en contestation de paternité. De plus, il soutient que l’intéressée n’a pas respecté le délai de six mois car le jugement du tribunal de Rome serait devenu définitif le 17 février 2019, alors que la requête a été introduite devant la Cour le 29 janvier 2021.
31. Il se réfère en particulier à l’arrêt de la Cour de cassation no 17392 du 3 juillet 2018 et à celui no 19956 du 13 juillet 2021, qui étaient selon lui favorables à la requérante et qui précisaient que l’action en recherche de paternité n’était pas subordonnée à celle en contestation de paternité.
32. Il soutient que la requérante aurait dû faire appel et ensuite se pourvoir en cassation pour obtenir un jugement favorable et qu’elle aurait pu également demander la suspension du cours de l’instance devant le tribunal de Rome dans la partie où elle était condamnée à payer les frais de procédure.
33. À titre préliminaire, il rappelle que, selon la jurisprudence récente de la Cour de cassation, il existe un lien préjudiciel entre l’action en contestation de paternité et celle en recherche de paternité, ce qui n’empêche toutefois pas le même demandeur de saisir simultanément ou séparément l’autorité judiciaire des deux actions.
34. Dans l’hypothèse d’une introduction simultanée des deux actions dans la même procédure ou d’une introduction successive de celles-ci dans des procédures différentes, l’ordre juridique italien permettrait au juge d’ordonner la suspension du cours de l’instance en contestation de paternité, conformément à l’article 295 du code de procédure civile.
35. Les deux actions en question peuvent être introduites également simultanément devant le même tribunal.
36. Par ailleurs, selon le Gouvernement, la requérante n’aurait pas introduit de recours, tel que le prévoit la loi Pinto, pour se plaindre de la durée de la procédure.
b) La requérante
37. La requérante s’oppose à la thèse du Gouvernement et fait valoir tout d’abord que celui-ci fait référence à une jurisprudence isolée qui se limite à établir, pour la première fois, la possibilité pour le juge saisi d’une action en recherche de paternité de suspendre l’instance en cours dans l’attente du prononcé de la décision définitive à l’issue de la procédure en contestation de paternité.
38. Ensuite, elle rappelle que la suspension de l’instance en cours ne revient pas à permettre de constater la paternité. Elle note à cet égard que l’action en contestation de paternité est toujours pendante, et cela depuis douze ans, et que l’action en recherche de paternité a été déclarée irrecevable par le tribunal de Rome au motif que le jugement prononcé dans la procédure en contestation de paternité n’était pas encore définitif.
39. Elle indique que ses griefs portent sur l’absence d’instruments utiles de nature à lui permettre d’agir en justice pour établir sa filiation paternelle, alors que l’action en contestation de paternité est pendante depuis douze ans et qu’en l’espèce l’action en recherche de paternité est subordonnée à une condition imposée par le droit interne.
40. Elle estime que le Gouvernement se contredit dans la mesure où, d’une part, il soutient que l’intéressée aurait dû attaquer le jugement du tribunal de Rome pour peut-être en obtenir le sursis à statuer, et, d’autre part, il admet que, selon la législation interne, il est interdit de reconnaître la paternité lorsque celle-ci est en conflit avec la qualité d’enfant d’une autre personne.
41. Quant au recours prévu par la loi Pinto, elle souligne qu’il s’agit d’un recours de nature indemnitaire et non d’un recours tendant à accélérer une procédure.
2. Appréciation de la Cour
42. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes inscrite à l’article 35 § 1 de la Convention vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que celles-ci ne lui soient soumises. Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention - et avec lequel elle présente d’étroites affinités - que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. De la sorte, elle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014).
43. La Cour rappelle en outre que, en vertu de la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue, étant entendu qu’il incombe au Gouvernement excipant du non‑épuisement de la convaincre que le recours évoqué était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible et susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II). De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l’obligation d’épuiser les recours internes qui s’offrent à lui.
44. En l’occurrence, la Cour note que le grief de la requérante porte sur l’impossibilité pour elle d’obtenir l’établissement du lien de filiation, alors que l’action en contestation est pendante depuis plus de douze ans. Elle note que l’intéressée a saisi le tribunal de Rome d’une action en recherche de paternité, mais que celui-ci a rejeté sa demande au motif que la procédure en contestation était encore pendante. Le Gouvernement argue que la requérante aurait dû attaquer en appel le jugement du tribunal de Rome et qu’elle aurait pu obtenir la suspension du cours de l’instance en attendant que la procédure en contestation se termine et que le jugement en cause devienne définitif.
45. Or la Cour note qu’un appel formé contre le jugement du tribunal de Rome n’aurait pas remédié à la situation dont la requérante se plaint, car une éventuelle suspension du cours de l’instance dans l’attente de l’issue de la procédure en contestation de paternité aurait placé l’intéressée dans la même position d’incertitude juridique dans laquelle elle se trouve actuellement. Par ailleurs, la Cour note que, la procédure en contestation de paternité étant encore pendante et que le recours en appel n’étant pas un remède à exercer, la requérante a saisi la Cour dans le délai de six mois.
46. Quant au fait que l’intéressée n’aurait pas fait usage du recours prévu par la loi Pinto pour se plaindre de la longueur de la procédure, la Cour rappelle que, dans les procédures dont la durée produit un impact évident sur la vie familiale du requérant (et qui relèvent donc de l’article 8 de la Convention), elle a estimé qu’une approche plus rigide s’impose, qui oblige les États à mettre en place un recours à la fois préventif et compensatoire (Kuppinger c. Allemagne, no 62198/11, § 143, 15 janvier 2015, et Macready c. République tchèque, nos 4824/06 et 15512/08, § 48, 22 avril 2010). Elle a observé à cet égard que l’obligation positive incombant à l’État de prendre des mesures appropriées pour assurer le droit du requérant au respect de sa vie familiale risquait de devenir illusoire si l’intéressé n’avait à sa disposition qu’un recours compensatoire ne pouvant aboutir qu’à l’octroi a posteriori d’une compensation pécuniaire (ibidem).
47. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter les exceptions de non-épuisement des voies de recours internes et de non-respect du délai de six mois, soulevées par le Gouvernement.
48. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La requérante
49. La requérante, âgée de soixante-huit ans, argue que la loi la laisse depuis douze ans dans l’incertitude quant à son identité personnelle faute de remède effectif de nature à lui permettre d’accélérer la procédure et de recours disponible propre à établir sa filiation paternelle en raison du fait que l’arrêt prononcé dans la procédure en contestation de paternité n’est toujours pas définitif.
50. Elle affirme que tant que la recherche des origines biologiques sera soumise à la suppression préalable de l’ancien statut, cela sera contraire à la Convention. Les juridictions italiennes la maintiennent depuis plus de douze ans dans un état d’incertitude quant à son identité personnelle et ont failli selon elle à garantir le « respect » de sa vie privée.
51. Elle souligne qu’il n’y a pas de procédure spéciale pour les affaires de filiation et que cela entraîne des longueurs de procédures excessives sans que l’intérêt de l’enfant ne soit pris en considération ni que celui-ci ne soit protégé.
52. Elle estime que la durée excessive du procès est illégale, déraisonnable et lui est préjudiciable et que cette durée porte atteinte à sa vie privée. Elle soutient qu’à partir du moment où une décision est rendue dans la procédure en contestation de paternité, l’enfant perd l’usage du nom du père, ce qui le prive d’un nom jusqu’au moment où la décision prononcée dans la procédure en recherche de paternité passe en force de chose jugée. Cela peut prendre de nombreuses années. Elle y voit donc une violation de l’article 8 de la Convention.
53. La requérante rappelle en outre que lorsque son statut de fille naturelle sera établi, les héritiers de son père biologique auront déjà dissipé tout le patrimoine et vendu tous les biens qui lui seraient dus. Aucune règle ne permet à l’enfant, pendant la procédure en recherche de paternité, d’obtenir une forme de protection patrimoniale et héréditaire.
b) Le Gouvernement
54. Après avoir rappelé les principes juridiques applicables, le Gouvernement souligne que la déclaration judiciaire de paternité - tout comme la reconnaissance volontaire spontanée - n’est pas admise lorsqu’elle est en contradiction avec le statut actuel de l’enfant. En particulier, il est nécessaire que le statut de l’enfant, résultant de l’acte de naissance, soit préalablement supprimé par l’action en contestation de paternité. Dans l’ordre juridique, personne ne peut donc revendiquer la qualité d’enfant qui serait contraire à la qualité telle qu’elle figure dans l’acte de naissance, si celle-ci n’a pas d’abord été supprimée par un jugement devenu définitif et produisant des effets ex tunc et erga omnes. Le système juridique vise donc à empêcher la superposition de statuts de filiation contradictoires.
55. Dans l’hypothèse de l’introduction simultanée de deux actions dans la même procédure ou d’une introduction successive de celles-ci dans des procédures différentes, l’ordre juridique italien permet au juge d’ordonner la suspension du cours de l’instance en vertu de l’article 295 du code de procédure civile.
56. D’un point de vue procédural et civil, et donc compte tenu du lien préjudiciable existant entre les deux procédures, l’action en contestation et celle en recherche de paternité peuvent être introduites simultanément, également devant le même juge (même en dérogeant aux règles générales relatives à la compétence des tribunaux).
Le Gouvernement rappelle que la suppression préalable de la qualité d’enfant résultant de l’acte de naissance par l’exercice de l’action en contestation de paternité n’est pas contraire à l’article 8 de la Convention.
57. Il souligne que l’ordre juridique est pleinement compatible avec l’article 8 de la Convention, puisqu’il reconnaît, en tant que composante essentielle du droit à l’identité personnelle, conformément à l’article 8 de la Convention, la plus grande importance à la protection du droit à la reconnaissance de la qualité d’enfant en ce qui concerne la vérité biologique. Selon le Gouvernement, l’ingérence alléguée subie par la requérante était prévue par la loi et nécessaire dans une société démocratique pour protéger les droits et libertés d’autrui.
2. Appréciation de la Cour
58. La Cour note d’emblée que les faits de la cause, ayant trait à une procédure relative à la paternité, tombent incontestablement sous l’empire de l’article 8 de la Convention, qui reconnaît à chacun le droit de connaître ses origines et de les voir légalement établies (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, §§ 51 et 54, CEDH 2002-I, Pascaud c. France, no 19535/08, § 49, 16 juin 2011).
59. Elle rappelle que la « vie privée », au sens de l’article 8 de la Convention, peut intégrer des aspects de l’identité non seulement physique mais aussi sociale de l’individu (voir, par exemple, Mennesson c. France, no 65192/11, § 46, CEDH 2014). Cela inclut la filiation dans laquelle s’inscrit chaque individu (ibidem), la Cour ayant du reste plus précisément jugé que la reconnaissance comme l’annulation d’un lien de filiation touche directement à l’identité de l’homme ou de la femme dont la parenté est en question (voir, par exemple, Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 33, série A no 87, I.L.V. c. Roumanie (déc.), no 4901/04, § 33, 24 août 2010, Krušković c. Croatie, no 46185/08, § 18, 21 juin 2011, et Canonne c. France (déc.), no 22037/13, § 25, 2 juin 2015).
60. La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics et qu’à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Ces obligations positives peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée dans les relations des individus entre eux. La frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de l’article 8 de la Convention ne se prête toutefois pas à une définition précise, même si les principes applicables en sont comparables. Pour déterminer si une obligation positive existe, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu ; de même, tant pour les obligations positives que pour les obligations négatives, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (Mikulić, précité, §§ 57-58).
61. La Cour rappelle également qu’elle n’a pas vocation à se substituer aux autorités internes compétentes pour trancher les litiges nationaux en matière de paternité ; son rôle est d’examiner sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Mikulić, précité, § 59, et Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299-A). Plus particulièrement, la Cour doit examiner si l’État défendeur, eu égard à l’action de la requérante, a agi en méconnaissance de son obligation positive découlant de l’article 8 de la Convention. Pour ce faire, elle doit rechercher si un juste équilibre a été ménagé dans la pondération des intérêts concurrents, à savoir, d’un côté, le droit de la requérante à établir sa filiation civile à l’égard de son père naturel et, de l’autre, la nécessité de respecter l’intérêt général à la protection de la sécurité juridique.
62. À cet égard, la Cour observe que la requérante se trouve depuis douze ans dans l’incertitude quant à son identité personnelle en raison de l’impossibilité pour elle d’introduire une action en recherche de paternité dès lors que l’arrêt prononcé dans la procédure en contestation de paternité n’est toujours pas définitif.
63. S’il est vrai que la requérante était majeure lorsqu’elle a entamé la procédure interne, cela n’atténue pas le droit que celle-ci tirait de l’article 8 de connaître ses origines et de les voir reconnues, lequel droit ne cesse pas avec l’âge, bien au contraire (Pascaud, précité, § 65, et Jäggi c. Suisse, no 58757/00, § 40, CEDH 2006-X, et Zaieţ c. Roumanie, no 44958/05, 24 mars 2015). La naissance, et singulièrement les circonstances de celle-ci, relève de la vie privée de l’enfant, puis de l’adulte, garantie par cette disposition (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 29, CEDH 2003-III, et Godelli c. Italie, no 33783/09, § 46, 25 septembre 2012).
64. Selon la Cour, les personnes qui se trouvent dans la situation de celle de la requérante ont un intérêt vital, défendu par la Convention, à obtenir les informations qui leur sont indispensables pour découvrir la vérité sur un aspect important de leur identité personnelle.
65 . La Cour relève qu’un système tel que celui de l’Italie, qui prévoit que l’action en contestation de paternité est préjudicielle à l’action en recherche de paternité peut en principe être jugé compatible avec les obligations découlant de l’article 8, eu égard à la marge d’appréciation de l’ État. Elle estime toutefois que, dans le cadre d’un tel système, les intérêts de la personne qui cherche à déterminer sa filiation doivent être défendus, ce qui n’est pas le cas lorsque les procédures durent plusieurs années et empêchent l’introduction d’une action en recherche de paternité.
66. La Cour constate également l’absence de mesures d’accélération de la procédure de nature à permettre à la requérante d’introduire l’action en recherche de paternité même si l’arrêt prononcé dans la procédure en contestation de paternité n’est toujours pas définitif. Or aucune procédure de ce type n’est prévue en l’espèce. Dans la présente affaire, l’action en recherche de paternité introduite par la requérante devant le tribunal de Rome a été déclarée irrecevable, conformément à la pratique judiciaire applicable à l’époque des faits, sans aucun examen de son cas particulier (paragraphes 10 et 13 ci-dessus).
67. À cet égard, la Cour note également que, dans son arrêt du 14 juillet 2022 (paragraphes 21-22 ci-dessus), la Cour constitutionnelle italienne a invité le législateur à intervenir pour réglementer les questions relatives à l’établissement de la vérité biologique, sans restreindre de manière disproportionnée des autres droits érigés au rang constitutionnel. Elle a reconnu que le procès se déroulant comme en l’espèce constitue une lourde charge pour la personne qui souhaite faire constater son identité biologique, et risque d’entraîner non seulement une violation du principe de la durée raisonnable du procès mais aussi un obstacle « à l’exercice du droit d’action garanti par l’article 24 de la Constitution italienne », et ce de surcroît en relation avec des actions visant à la protection des droits fondamentaux, relatifs au statut et à l’identité biologiques.
68. La Cour, à l’instar de la Cour Constitutionnelle (voir paragraphe 22 ci-dessus), ne perd pas de vue que la requérante risque également, après plusieurs années de procédure, une fois son ancien statut de fille supprimé, de se retrouver sans statut et qu’elle devra engager une nouvelle procédure en recherche de paternité pendant laquelle elle restera dans l’incertitude quant à la filiation.
69. En conséquence, elle estime qu’en l’espèce, l’intéressée est maintenue dans un état d’incertitude prolongée quant à son identité personnelle. Le déroulement de la procédure porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée. Elle considère dans les circonstances de la cause que les autorités italiennes ont donc failli à l’obligation positive de garantir le droit de la requérante au « respect » de sa vie privée auquel elle a droit en vertu de la Convention.
Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
70. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
71. La requérante demande 100 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.
72. Le Gouvernement s’oppose à ces prétentions.
73. La Cour accorde à la requérante 10 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
B. Frais et dépens
74. La requérante réclame 46 714,76 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes, 17 909,44 EUR pour les frais de procédure auxquels elle a été condamnée à payer à la suite du rejet de son recours devant le tribunal de Rome ainsi que 11 864,32 EUR au titre de ceux qu’elle a engagés dans la procédure menée devant la Cour.
75. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
76. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 20 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
ii. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 décembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata Degener Marko Bošnjak
Greffière Président