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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> XAVIER LUCAS v. FRANCE - 15567/20 (Judgment : Article 6 - Right to a fair trial : Fifth Section) French Text [2022] ECHR 445 (09 June 2022)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2022/445.html
Cite as: [2022] ECHR 445, ECLI:CE:ECHR:2022:0609JUD001556720, CE:ECHR:2022:0609JUD001556720

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CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE XAVIER LUCAS c. FRANCE

(Requête no 15567/20)

 

 

ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Formalisme excessif entachant la décision d’irrecevabilité d’un recours, faute d’avoir été remis par voie électronique, et ce en dépit d’obstacles pratiques • Art 6 § 1 applicable à un recours en annulation d’une sentence arbitrale • Technologies numériques pouvant contribuer à une meilleure administration de la justice • Obligation de saisine électronique prévue par le code de procédure civile ni imprévisible ni arbitraire • Plateforme Internet réservée aux avocats inadaptée à l’introduction de ce type de recours • Recours papier autorisé exceptionnellement par les règles procédurales

 

 

STRASBOURG

9 juin 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Xavier Lucas c. France,


La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

          Síofra O’Leary, présidente,
          Mārtiņš Mits,
          Stéphanie Mourou-Vikström,
          Lado Chanturia,
          Arnfinn Bårdsen,
          Mattias Guyomar,
          Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,


Vu :


la requête (no 15567/20) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Xavier Lucas (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 17 mars 2020,


la décision de porter celle-ci à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),


les observations des parties,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 mai 2022,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  La requête concerne l’obligation de saisir une juridiction par voie électronique et les obstacles pratiques auxquels s’est heurté le requérant lors de sa mise en œuvre. Ayant vu son recours en annulation d’une sentence arbitrale rejeté comme irrecevable faute d’avoir satisfait à cette condition, celui-ci invoque principalement une atteinte au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

EN FAIT


2.  Le requérant est né en 1967 et réside à Tournai. Il a été représenté devant la Cour par Me V. Gollain, avocat à Lille.


3.  Le Gouvernement est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.


4.  À l’époque des faits, le requérant et la société Financière Vauban - dont il est l’associé majoritaire - étaient associés dans la société Édifices de France. Celle-ci exerçait une activité de promotion immobilière à travers un groupe de sociétés.


5.  Confrontés à un important différend financier, les associés de la société Édifices de France eurent recours à l’arbitrage. Ils donnèrent notamment pour mission à l’arbitre de s’assurer de la sincérité des factures émises par le requérant ou par les sociétés qu’il contrôlait.


6.  Par une sentence du 15 novembre 2013, l’arbitre condamna solidairement le requérant et la société Financière Vauban à reverser aux caisses des sociétés du groupe diverses sommes indûment prélevées ou facturées pour un montant total de 1 952 409,80 d’euros (EUR), outre une provision de 750 000 EUR sur le bénéfice net espéré d’un programme immobilier. Au surplus, l’arbitre condamna solidairement le requérant, la société Financière Vauban et la société Duca - qu’il gérait également - à reverser le bénéfice attendu. Il ordonna une expertise comptable afin d’en déterminer le montant.


7.  Le requérant forma un recours en annulation à l’encontre de cette sentence arbitrale auprès de la cour d’appel de Douai. L’acte fut établi sur papier par son avocat et parvint au greffe le 26 novembre 2013.


8.  Ses contradicteurs contestèrent la recevabilité de ce recours, en soutenant qu’il aurait dû être déposé par voie dématérialisée.


9.  Par une ordonnance du 29 janvier 2015, le conseiller de la mise en état jugea que le recours litigieux devait en principe être transmis par voie électronique en application des articles 1495 et 930‑1 alinéa 1er du code de procédure civile (CPC). Il constata cependant que la plateforme e-barreau, qui devait être utilisée à cet effet (paragraphes 2023 ci-dessous), ne permettait pas de saisir un « recours en annulation d’une sentence arbitrale » sous cet intitulé, ni de qualifier les parties en tant que « demandeur » ou « défendeur » au stade de leur identification. Il estima donc que le requérant justifiait d’une « cause étrangère » empêchant une telle transmission au sens de l’article 930-1 alinéa 2 et déclara son recours recevable.


10.  Cette ordonnance fit l’objet d’un déféré.


11.  Par un arrêt du 17 mars 2016, la cour d’appel de Douai conclut également à la recevabilité du recours en annulation du requérant, mais au terme d’un raisonnement distinct. Elle releva que ni l’arrêté du 30 mars 2011, pris pour l’application de l’article 930-1 du CPC, ni la convention conclue le 10 janvier 2013 entre la cour d’appel de Douai et les dix barreaux de son ressort n’avaient prévu d’inclure le recours en annulation d’une sentence arbitrale dans le champ de la communication électronique obligatoire. Elle releva en outre que le formulaire informatique mis en ligne sur la plateforme e‑barreau ne permettait pas de saisir la nature de ce recours et la qualité des parties sous leurs dénominations juridiques exactes. Elle en déduisit qu’il n’y avait pas lieu de reprocher au requérant de n’avoir pas remis son recours par voie électronique.


12.  Par un arrêt du 18 janvier 2018, la cour d’appel de Douai annula la sentence arbitrale, au motif que l’arbitre n’avait pas statué en amiable compositeur et qu’il avait condamné la société Duca sans respecter le principe de la contradiction à son égard.


13.  Saisie d’un pourvoi contre les deux arrêts du 17 mars 2016 et du 18 janvier 2018, la Cour de cassation prononça, par un arrêt du 26 septembre 2019, la cassation sans renvoi du premier et l’annulation du second par voie de conséquence. Son arrêt est motivé de la manière suivante :

« Attendu que, pour déclarer recevable le recours en annulation formé par M. Lucas et par la société Financière Vauban contre la sentence arbitrale rendue (...) le 15 novembre 2013, l’arrêt retient qu’il ne saurait être reproché à M. Lucas (...) de ne pas avoir effectué le recours en annulation par la voie électronique puisque ni l’arrêté du 30 mars 2011 consolidé le 1er janvier 2013 et pris en application de l’article 930-1, alinéa 4, du code de procédure civile ni la convention locale de procédure du 10 janvier 2013, qui donnent une énumération précise des actes de procédure qui doivent faire l’objet d’une remise et d’une transmission par voie électronique à la juridiction, ne mentionnent le recours en annulation en matière d’arbitrage, ainsi que cela ressort de la correspondance du 22 septembre 2014 du président de la commission Intranet et nouvelles technologies du Conseil national des barreaux qui confirme que les tables de la chancellerie en l’état d’utilisation de la plate-forme e-Barreau ne prévoient pas la mention de recours en annulation d’une sentence arbitrale et qu’il n’existe à ce jour aucune mention permettant d’identifier dans le cadre d’un tel recours un demandeur au recours ou un défendeur au recours ;

Qu’en statuant ainsi, alors que la recevabilité du recours en annulation de la sentence arbitrale était conditionnée par sa remise à la juridiction par la voie électronique et que les conventions passées entre une cour d’appel et les barreaux de son ressort, aux fins de préciser les modalités de mise en œuvre de la transmission des actes de procédure par voie électronique, ne peuvent déroger aux dispositions de l’article 930-1 du code de procédure civile, notamment en en restreignant le champ d’application, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; »

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

I.        Droit et pratique internes

A.    Les voies de recours en matière d’arbitrage


14 .  En matière d’arbitrage interne, l’article 1484 alinéa 1er du CPC prévoit que la sentence arbitrale a, dès qu’elle est rendue, l’autorité de la chose jugée relativement à la contestation qu’elle tranche. Son prononcé dessaisit le tribunal arbitral.


15 .  L’article 1489 du même code prévoit que la sentence arbitrale n’est pas susceptible d’appel, sauf volonté contraire des parties. Cette voie de recours tend à la réformation ou à l’annulation de la sentence arbitrale.


16.  Lorsque les parties ne peuvent interjeter appel, l’article 1490 du CPC leur permet de contester la sentence arbitrale dans le cadre d’un recours en annulation. Ce recours n’est ouvert que pour certaines irrégularités limitativement énumérées à l’article 1492 (notamment en cas de non-respect de la mission arbitrale, de contrariété de la sentence arbitrale à l’ordre public ou de défaut de motivation). Lorsque la juridiction saisie annule la sentence arbitrale, elle statue sur le fond dans les limites de la mission de l’arbitre, sauf volonté contraire des parties.


17.  Ces deux voies de recours relèvent de la compétence de la cour d’appel. La représentation est obligatoire dans ces contentieux. Les articles 1494 à 1498 du CPC régissent ces voies de recours par certaines dispositions communes. En particulier, ceux-ci doivent être formés dans le mois de la notification de la sentence et en suspendent l’exécution, à moins qu’elle ait été assortie de l’exécution provisoire.

B.    La communication par voie électronique devant les cours d’appel


18.  S’agissant des modalités de présentation du recours en annulation d’une sentence arbitrale, les dispositions pertinentes du code de procédure civile sont les suivantes :

« Article 1495

L’appel et le recours en annulation sont formés, instruits et jugés selon les règles relatives à la procédure en matière contentieuse prévues aux articles 900 à 930-1.

Article 930-1 (dans sa version applicable au litige)

À peine d’irrecevabilité relevée d’office, les actes de procédure sont remis à la juridiction par voie électronique.

Lorsqu’un acte ne peut être transmis par voie électronique pour une cause étrangère à celui qui l’accomplit, il est établi sur support papier et remis au greffe. (...)

(...)

Un arrêté du garde des sceaux définit les modalités des échanges par voie électronique. »


19.  À la date des faits litigieux, l’arrêté du 30 mars 2011, pris pour l’application de l’article 930-1, comprenait les dispositions suivantes :

« Article 1

Le présent arrêté s’applique à la communication par voie électronique aux procédures avec représentation obligatoire devant les cours d’appel.

Article 2

Peuvent être effectués par voie électronique, entre auxiliaires de justice représentant une partie ou entre un tel auxiliaire et la juridiction, les envois et remises des déclarations d’appel et des actes de constitution, avec les pièces qui leur sont associées, ainsi que les conclusions faits en application des articles 901, 903, 908, 909, 910, 911, 960 et 961 du code de procédure civile.

Sont également effectués par voie électronique les envois et remises au greffe de la cour des déclarations d’appel et des conclusions du ministère public en application de l’article 930-1 du code de procédure civile.

(...)

Article 3

Pour les appels formés à compter du 1er septembre 2011, les envois et remises des déclarations d’appel et des actes de constitution ainsi que des pièces qui leur sont associées doivent être effectués par voie électronique. »


20.  Plus largement, l’arrêté du 30 mars 2011 a défini les modalités techniques applicables à la communication électronique devant la cour d’appel. Il a notamment imposé aux auxiliaires de justice l’utilisation d’e‑barreau pour la remise dématérialisée des actes de procédure.


21.  E-barreau est une plateforme de services de communication électronique sécurisée, destinée aux seuls avocats. Financée par le Conseil national des barreaux, elle est mise en œuvre sous sa responsabilité.


22.  En pratique, e‑barreau se présente comme une application web, accessible après une authentification de son utilisateur au moyen d’une clé de certification électronique. Cette interface permet aux avocats de consulter l’état d’avancement des dossiers dans lesquels ils interviennent devant les tribunaux judiciaires, les tribunaux de commerce et les cours d’appel, de saisir des recours en ligne et de transmettre des actes ou des pièces de procédure de manière dématérialisée.


23.  Sur e‑barreau, la saisie en ligne d’un recours devant une cour d’appel s’effectue au moyen de deux formulaires distincts, accessibles par des liens intitulés « Enregistrer une déclaration d’appel » et « Enregistrer une déclaration de saisine ». Ceux-ci invitent d’abord l’utilisateur à identifier des parties en précisant leur qualité dans la procédure, puis à renseigner des données relatives à la décision attaquée. Ensuite celui-ci peut, au besoin, indiquer l’objet ou la portée du recours concerné.

II.     Droit international


24.  Les extraits pertinents de l’avis no 14 (2011) sur la justice et les technologies de l’information (TI) du Conseil consultatif de juges européens (CCJE) sont les suivants :

« 5.  Les TI doivent être des outils ou des moyens pour améliorer l’administration de la justice, pour faciliter l’accès des justiciables aux tribunaux et pour renforcer les garanties offertes par l’article 6 de la CEDH, à savoir l’accès à la justice, l’impartialité, l’indépendance du juge, l’équité et le délai raisonnable des procédures.

(...)

7.  La Magna Carta des Juges confie aux juges la coresponsabilité d’un accès rapide, efficace et à un coût raisonnable, aux moyens de résolution des litiges. Les juges doivent identifier les avantages et les inconvénients des TI et identifier et éliminer tout risque pour une bonne administration de la justice. Les TI ne doivent pas diminuer les droits procéduraux des parties. Les juges doivent être conscients de ces risques en tant que responsables de la protection des droits des parties.

8.   Les juges doivent être impliqués dans l’appréciation des impacts des TI, notamment lorsqu’il peut être exigé ou décidé que la documentation ou la procédure soient mises en œuvre par la voie électronique. (...)

(...)

19.  Des informations complètes, précises et mises à jour concernant la procédure constituent un aspect fondamental garantissant l’accès à la justice tel que mentionné dans l’article 6 de la Convention (CEDH). Les juges doivent donc s’assurer que des informations précises sont à disposition de toute personne engagée dans la procédure. De telles informations devraient en général inclure des précisions ou les exigences nécessaires pour saisir la juridiction. (...)

(...)

23.  Les TI permettent aux usagers d’intenter des actions judiciaires (e-filing) par voie électronique. Le CCJE encourage le développement de cette pratique. »


25.  Par ailleurs, dans les Lignes directrices sur la numérisation des dossiers judiciaires et la digitalisation des tribunaux (CEPEJ (2021) 15) qu’elle a adoptées le 9 décembre 2021, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) s’est prononcée en faveur d’une mise en œuvre progressive du « numérique par défaut ». Elle a précisé que l’imposition d’obligations strictes en la matière n’était opportune que s’il existait déjà des mesures de soutien et une infrastructure pertinentes (pt. 23‑24).


26.  Dans son étude no 24 sur l’utilisation des technologies de l’information dans les tribunaux publiée en octobre 2018, la CEPEJ a par ailleurs relevé que près de trois quarts des États membres mettaient en œuvre des dispositifs de saisine dématérialisée des juridictions et de communication électronique, à un stade plus ou moins avancé.

EN DROIT

I.        SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION


27.  Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit d’accès à un tribunal, au motif que son recours en annulation a été rejeté comme irrecevable faute d’avoir pas été présenté par voie électronique. Il invoque la violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention.


28.  La Cour rappelle que les exigences de l’article 6 § 1, qui impliquent l’ensemble des garanties propres aux procédures judiciaires, sont en principe plus strictes que celles de l’article 13, qui sont absorbées par elles (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000‑XI). Elle examinera donc ces griefs sous l’angle de l’article 6 § 1 aux termes duquel :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »

A.    Sur la recevabilité

1.     Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1


29.  Le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de l’article 6. Pour autant, il incombe à la Cour de s’assurer de sa compétence dans chaque affaire portée devant elle (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 131, CEDH 2010).


30.  La Cour constate d’abord que les contestations soumises à l’arbitrage litigieux portent indiscutablement sur des droits et obligations de caractère civil. Elle relève ensuite que le requérant a librement consenti à leur règlement par la voie de l’arbitrage (Tabbane c. Suisse (déc.), no 41069/12, § 27, 1er mars 2016) : il se plaint uniquement d’avoir été privé d’accès au juge en charge du recours en annulation de la sentence arbitrale.


31.  La Cour observe en outre qu’en droit interne, la sentence arbitrale acquiert l’autorité de chose jugée et dessaisit le tribunal arbitral dès qu’elle est rendue (paragraphe  14 ci-dessus). Par ailleurs, le recours en annulation peut conduire la cour d’appel à statuer à nouveau sur le fond (paragraphe 16 ci-dessus). Or, selon une jurisprudence ancienne et constante, la Convention ne garantit pas un droit à la réouverture d’une procédure terminée. Quant aux procédures extraordinaires permettant de solliciter pareille réouverture en matière civile, elles ne statuent en principe pas sur des « contestations » relatives à des « droits ou obligations de caractère civil », de sorte que l’article 6 § 1 leur est inapplicable (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 44, CEDH 2015, et jurisprudence citée). Il appartient donc à la Cour de déterminer si le recours en annulation d’une sentence arbitrale prévu par le droit français tend à la réouverture d’une affaire définitivement tranchée.


32.  À cet égard, la Cour constate que la sentence arbitrale est en principe insusceptible d’appel et qu’elle peut, dans ce cas, faire l’objet d’un recours en annulation (paragraphes  1517 ci-dessus). Celui‑ci permet que soit exercé un contrôle juridictionnel de la légalité de la sentence arbitrale limité, en première intention, au respect de certaines règles de droit essentielles (voir, pour l’analyse de recours similaires, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, §§ 25 et 40, série A no 301‑B, et Beg S.p.a. c. Italie, no 5312/11, §§ 39 et 99-100, 20 mai 2021). La Cour relève en outre que ce recours est ouvert de plein droit, qu’il doit être exercé dans un délai qui suit la notification de la sentence arbitrale et qu’il a un effet suspensif à moins que l’exécution provisoire ait été ordonnée.


33.  La Cour en conclut que l’article 6 § 1 est applicable ratione materiae.

2.     Sur l’épuisement des voies de recours internes


34.  Le Gouvernement soutient à titre principal que la requête est irrecevable, faute pour le requérant d’avoir épuisé les voies de recours internes. Il lui reproche en particulier de ne pas avoir formulé le grief tiré de la méconnaissance de l’article 6 dans son mémoire en défense devant la Cour de cassation.


35.  Le requérant réplique qu’il a soulevé ce grief en substance. Il souligne à ce titre que la recevabilité de son recours en annulation et les difficultés pratiques auxquelles il a été confronté ont amplement été discutées devant les juridictions internes. Il ajoute qu’il était loisible à la Cour de cassation de relever d’office un moyen de conventionnalité, afin de suppléer les parties au pourvoi.


36.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après épuisement des voies de recours internes. Cette règle doit être appliquée avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Ringeisen c. Autriche, 16 juillet 1971, § 89, série A no 13, et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 76, 25 mars 2014). Le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 32, série A no 236, et Vučković et autres, précité, § 72). Le fait que les juridictions internes auraient pu relever d’office un moyen permettant d’examiner le litige sous l’angle de la Convention ne saurait dispenser le requérant de cette obligation (Van Oosterwijck c. Belgique, 6 novembre 1980, § 39, série A no 40).


37.  La Cour relève, avec le Gouvernement, qu’aucune des parties n’a explicitement invoqué l’article 6 devant la Cour de cassation, qui était saisie d’un litige portant sur l’interprétation des dispositions régissant la communication électronique devant les cours d’appel en droit interne. Elle considère toutefois que ce débat avait une implication directe sur la recevabilité du recours en annulation formé par le requérant. La Cour constate par ailleurs que celui-ci s’est prévalu, dans son mémoire en défense, du manque de clarté des textes applicables à la communication électronique devant les cours d’appel, de l’impossibilité de saisir le recours litigieux en ligne et de la nécessité de garantir la sécurité juridique des échanges procéduraux.


38.  Dans ces conditions, la Cour considère que le droit d’accès à un tribunal était en cause de façon sous-jacente dans l’argumentaire présenté par le requérant devant le juge de cassation, de sorte que le grief tiré de l’atteinte à l’article 6 de la Convention soulevé devant elle doit être regardé comme ayant été invoqué en substance devant les juridictions internes. Il s’ensuit que les voies de recours internes ont été dûment épuisées en l’espèce.


39.  La requête n’était pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35, la Cour la déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Thèses des parties


40.  Le requérant soutient qu’en jugeant que son recours en annulation aurait dû être remis par voie électronique et en prononçant une cassation sans renvoi, alors qu’un tel recours ne pouvait être effectivement saisi sur la plateforme e-barreau, la Cour de cassation a porté une atteinte disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal. Il considère que cette exigence procédurale a reçu une application déraisonnable dans les circonstances de l’espèce. De plus, il en conteste la prévisibilité, en soulignant que ni l’arrêté pris pour l’application de l’article 930-1 du CPC ni la convention locale de procédure du 10 janvier 2013 n’incluaient le recours en annulation dans leur champ d’application.


41.  Le Gouvernement réplique que l’obligation de former le recours en annulation visant une sentence arbitrale par voie électronique s’évinçait de manière claire et précise des dispositions combinées des articles 930-1 et 1495 du CPC. Invitant la Cour à prendre en compte l’ensemble de la procédure menée dans l’ordre interne et les spécificités du recours litigieux, il soutient que cette restriction poursuivait un but légitime et ménageait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Il affirme en particulier que l’interface e‑barreau n’empêchait pas de former le recours litigieux en ligne.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux


42.  La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire » (Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A no 333‑B). Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle par nature une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 120, 23 juin 2016, et Ali Riza c. Suisse, no 74989/11, § 73, 13 juillet 2021). Cette réglementation par l’État peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012). Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018).


43.  Les critères relatifs à l’examen des restrictions d’accès à un degré supérieur de juridiction ont été résumés par la Cour dans l’affaire Zubac (précitée, §§ 80-99). Afin d’apprécier la proportionnalité de la restriction en cause, la Cour prend en considération les facteurs suivants : i) sa prévisibilité aux yeux du justiciable (Henrioud c. France, no 21444/11, §§ 60‑66, 5 novembre 2015, Zubac, précité, §§ 85 et 87‑89, et C.N. c. Luxembourg, no 59649/18, §§ 44-50, 12 octobre 2021), ii) le point de savoir si le requérant a dû supporter une charge excessive en raison des erreurs éventuellement commises en cours de procédure (Zubac, précité, §§ 90-95 et jurisprudence citée) et iii) celui de savoir si cette restriction est empreinte d’un formalisme excessif (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, §§ 50-51, CEDH 2002‑IX, Henrioud, précité, § 67, et Zubac, précité, §§ 96-99). En effet, en appliquant les règles de procédure, les tribunaux doivent éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, no 35787/03, § 29, 26 juillet 2007).

 

b)      Application en l’espèce


45.  En l’espèce, la Cour de cassation a jugé que le recours en annulation formé par le requérant aurait dû être remis par voie électronique en application des articles 1495 et 930-1 du CPC. En conséquence, elle a prononcé une cassation sans renvoi de l’arrêt du 17 mars 2016 par lequel la cour d’appel avait admis la recevabilité du recours en annulation et annulé, par voie de conséquence, l’arrêt du 18 janvier 2018 ayant statué sur le bien-fondé de ce recours. La Cour considère que, ce faisant, le requérant a été privé de la possibilité d’obtenir que soit exercé par le juge en charge du recours en annulation un contrôle de la légalité de la sentence arbitrale litigieuse.

 


47.  Il lui reste cependant à déterminer s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, au regard des facteurs précités (paragraphe 43 ci-dessus).

i.        Sur la prévisibilité de la restriction


48.  La Cour relève que l’article 1495 du CPC est une disposition propre aux recours ouverts contre une sentence arbitrale. Elle prévoit que ceux-ci doivent être formés conformément aux exigences de l’article 930-1 du même code, qui est une disposition commune à l’ensemble des procédures avec représentation obligatoire devant la cour d’appel (paragraphe 18 ci-dessus). Or celle-ci impose explicitement une transmission des actes de procédure par voie électronique.


49.  Il est vrai, ainsi que le fait valoir le requérant, que ni l’arrêté du 30 mars 2011 ni la convention locale de procédure du 10 janvier 2013 n’ont expressément prévu l’application de la communication électronique au recours en annulation contre une sentence arbitrale. La Cour relève cependant que l’article 930‑1 alinéa 5 ne renvoie à un arrêté d’application que pour la définition des modalités techniques des échanges électroniques. Elle souligne en outre qu’en tout état de cause, ni cet arrêté d’application ni la convention locale de procédure précitée ne pouvaient compétemment modifier le champ d’application de la communication électronique devant les cours d’appel tel qu’il est défini par les dispositions du CPC.


50.  Dans ces conditions, la Cour ne voit pas de raison sérieuse de s’écarter de la conclusion à laquelle est parvenue la Cour de cassation selon laquelle l’arrêté et la convention ne pouvaient, contrairement à ce que soutenait le requérant et avaient admis les juges d’appel, déroger au CPC en en restreignant le champ d’application. Elle note que la Cour de cassation a motivé son raisonnement avec clarté. La circonstance qu’il s’agisse de la première application, par la Cour de cassation, de cette combinaison de textes n’entache la restriction litigieuse d’aucune imprévisibilité ni d’aucun arbitraire à l’égard du requérant, dont la Cour rappelle qu’il était représenté par un avocat (C.N. c. Luxembourg, précité, § 46, et jurisprudence citée).

ii.      Sur la détermination de la personne à la charge de laquelle doivent être mises les erreurs commises en cours de procédure


51.  La Cour relève d’emblée que l’obligation de recourir à la communication électronique en cause concerne des procédures avec représentation obligatoire. En pratique, elle s’exerce au moyen d’un service numérique commun aux juridictions judiciaires et commerciales du premier et du second degré, accessible aux seuls avocats (paragraphe 21 ci-dessus). Or il n’est ni irréaliste ni déraisonnable d’exiger l’utilisation d’un tel service par les professionnels du droit, qui utilisent largement et de longue date l’outil informatique (voir, mutatis mutandis, Stichting Landgoed Steenbergen et autres, précité, § 52 et jurisprudence citée).


52.  En l’espèce, il est vrai que le requérant n’a pas présenté son recours en annulation contre la sentence arbitrale litigieuse par voie électronique.


53.  Le requérant fait néanmoins valoir qu’il lui était matériellement impossible de saisir le recours litigieux sur la plateforme e‑barreau. Le Gouvernement conteste ce point. Il expose qu’une telle saisie pouvait être effectuée en ligne en accédant au formulaire intitulé « déclaration de saisine », puis en identifiant les parties en les présentant comme étant « appelant » et « intimé », avant d’indiquer la décision attaquée en sélectionnant les champs « décision » et « tribunal arbitral ». Il précise qu’il était loisible au requérant d’annexer une copie numérisée de l’acte, en l’intitulant de manière adaptée. La Cour note que le requérant a admis que ce mode opératoire fonctionnait dans son mémoire en défense devant la Cour de cassation (p. 15).


54.  Pour autant, la Cour constate que la remise par voie électronique de son recours en annulation sur e-barreau supposait que l’avocat du requérant complète un formulaire en utilisant des notions juridiques impropres. En effet, il n’existe d’« appelant » et d’« intimé » qu’en matière d’appel. Si le Gouvernement soutient qu’un message d’avertissement invitait les utilisateurs d’e-barreau à procéder ainsi, il ne l’établit pas, alors même que le constat d’huissier fourni par le requérant tend à démontrer le contraire.


55.  Plus largement, le Gouvernement ne démontre pas que des informations précises relatives aux modalités d’introduction du recours litigieux se trouvaient à la disposition des utilisateurs. De plus, le requérant indique sans être démenti que la jurisprudence était alors inexistante, y compris devant les cours d’appel.


56.  Au vu de ces éléments, la Cour considère que le conseil du requérant n’a pas agi avec une particulière imprudence en présentant son recours sur papier alors même que l’article 930-1 alinéa 2 du CPC pouvait sembler l’autoriser à titre exceptionnel. Le conseiller de la mise en état a d’ailleurs suivi ce raisonnement en cours d’instance (paragraphe 9 ci-dessus). En conséquence, il n’apparaît pas, aux yeux de la Cour, que le requérant puisse être tenu pour responsable de l’erreur procédurale en cause. Il serait donc excessif de la mettre à sa charge.

iii.    Sur l’excès de formalisme


57.  S’il ne lui appartient pas de remettre pas en cause le raisonnement juridique suivi par la Cour de cassation pour infirmer la solution retenue par la Cour d’appel de Douai (paragraphes 4950 ci-dessus), la Cour rappelle toutefois que les tribunaux doivent éviter, dans l’application des règles de procédure, un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité du procès. Or, elle considère, dans les circonstances de l’espèce, que les conséquences concrètes qui s’attachent au raisonnement ainsi tenu apparaissent particulièrement rigoureuses. En faisant prévaloir le principe de l’obligation de communiquer par voie électronique pour saisir la cour d’appel sans prendre en compte les obstacles pratiques auxquels s’était heurté le requérant pour la respecter, la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif.

iv.     Conclusion sur la proportionnalité


58.  Au vu de l’ensemble de ce qui précède, la Cour conclut que le requérant s’est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge.


59.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II.     SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


60.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage


61.  Le requérant demande 2 930 935,33 d’euros (EUR) en réparation de son dommage matériel. La somme réclamée correspond aux versements dont lui et la société Financière Vauban se seraient acquittés en exécution de la sentence arbitrale du 15 novembre 2013. Il sollicite par ailleurs 3 000 EUR au titre de son préjudice moral.


62.  Le Gouvernement soutient que le préjudice matériel invoqué n’a pas été causé par une violation de l’article 6 § 1. Il conteste subsidiairement son montant. Il estime par ailleurs qu’un constat de violation suffirait à indemniser le préjudice moral du requérant.


63.  La Cour ne relève l’existence d’aucun lien de causalité manifeste entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. Par ailleurs, elle octroie 3 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.

B.    Frais et dépens


64.  Le requérant réclame 249 988,72 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de diverses procédures menées devant les juridictions internes. Il sollicite en outre la somme de 12 675 EUR au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.


65.  Le Gouvernement estime ces demandes déraisonnables et indique que la somme allouée ne saurait excéder 5 000 EUR.

 

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3.      Dit

a)     que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 1 170 EUR (mille cent soixante-dix euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

                       

        Victor Soloveytchik                                               Síofra O’Leary
                 Greffier                                                             Présidente


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