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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BOYCHEV v. BULGARIA - 59667/14 (Judgment : Article 6 - Right to a fair trial : Fourth Section Committee) French Text [2022] ECHR 997 (15 November 2022) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2022/997.html Cite as: [2022] ECHR 997, CE:ECHR:2022:1115JUD005966714, ECLI:CE:ECHR:2022:1115JUD005966714 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE BOYCHEV c. BULGARIE
(Requête no 59667/14)
ARRÊT
STRASBOURG
15 novembre 2022
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Boychev c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Tim Eicke, président,
Faris Vehabović,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ludmila Milanova, greffière adjointe de section f.f.,
Vu la requête (no 59667/14) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Yasen Borislavov Boychev (« le requérant »), né en 1964 et résidant à Sofia, représenté par Me N. Dobreva, avocate à Sofia, a saisi la Cour le 22 août 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme V. Hristova, du ministère de la Justice,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 octobre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1, la mise à la charge du requérant des frais de représentation de la partie adverse dans une procédure en responsabilité de l’État, que celui-ci juge excessifs. Dans cette procédure, la représentation des deux entités publiques défenderesses était assurée par leurs juristes internes.
2. Dans une action pour dommages qu’il intenta contre la commune de Sofia et le ministère du Développement régional, le requérant soutenait que, du fait d’une carence illégale de ces deux autorités, il avait été victime d’un accident présentant un risque pour sa vie et demandait en conséquence une indemnité de 5 000 levs bulgares (BGN, environ 2 500 euros (EUR)) pour dommage moral, ainsi que 305 BGN (environ 152 EUR) pour préjudice matériel.
3. Par un jugement du 17 décembre 2012, le tribunal de district constata que les autorités avaient manqué à leur obligation légale de sécuriser la circulation routière, et il estima que ce manquement avait causé au requérant un préjudice moral à raison de la peur et de l’angoisse qu’il avait éprouvées. Il ordonna en conséquence aux parties défenderesses de verser à l’intéressé la somme de 1 000 BGN (environ 500 EUR), ainsi que les intérêts y afférents. En outre, il accorda au requérant la totalité du montant qu’il avait demandé pour dommage matériel, ainsi que le remboursement de ses frais et dépens à hauteur de 333,32 BGN (environ 167 EUR). Enfin, se fondant sur l’article 78, alinéa 3 du code de la procédure civile (CPC), qui prévoit que la partie défenderesse se voit rembourser les frais correspondant à la part rejetée des demandes, le tribunal condamna le requérant à verser aux entités publiques défenderesses, pour le travail accompli par leurs juristes internes, un montant total de 459,78 BGN (environ 230 EUR).
4. Le 23 janvier 2013, le requérant contesta le jugement auprès du tribunal de la ville de Sofia. Il considérait que le montant alloué pour dommage moral était insuffisant et, se référant à l’arrêt Stankov c. Bulgarie (no 68490/01, 12 juillet 2007), il estimait que les frais de représentation à rembourser étaient excessifs au regard de la compensation accordée.
5. Par un jugement du 22 octobre 2013, le tribunal de la ville de Sofia confirma dans son intégralité le jugement de la première instance. Il condamna en outre le requérant au remboursement des frais qui avaient été respectivement exposés par les deux entités publiques défenderesses pour leur représentation par ses leurs juristes internes dans la procédure devant lui et qui s’élevaient à 380 BGN (environ 160 EUR) pour chacune de ces entités. En revanche, il ne se prononça pas sur les arguments que le requérant avait avancés pour démontrer le caractère excessif du montant à rembourser relativement à la représentation des parties défenderesses en première instance. Il précisa que son jugement n’était pas susceptible d’examen en cassation.
6. Le requérant introduisit alors une demande visant à faire compléter et à modifier le jugement quant aux frais et dépens (articles 248 et 250 du CPC prévoyant qu’un jugement sur le fond peut être complété ou modifié s’agissant des frais et dépens, ou lorsque le tribunal ne s’est pas prononcé sur une partie des demandes). Le 26 février 2014, le tribunal de la ville de Sofia rejeta cette demande. Il estima qu’il n’était pas compétent pour se prononcer sur les frais et dépens mis à la charge du requérant en première instance, considérant que ce grief, qui avait déjà été formulé à l’appui du recours porté devant la deuxième instance, relevait du jugement sur le fond. Par ailleurs, le tribunal confirma que le requérant devait rembourser les frais de représentation qui avaient été engagés par la partie adverse en deuxième instance et correspondaient aux demandes de l’intéressé qui avaient été écartées. Il précisa en outre que sa décision était susceptible d’un examen par la Cour suprême de cassation (CSC).
7. Saisie du pourvoi formé par le requérant contre cette décision, la CSC, statuant en une formation de trois juges, le déclara irrecevable le 13 juin 2014. Elle estima, d’abord, qu’il convenait de retenir que le requérant avait engagé deux actions distinctes - l’une concernant une demande à hauteur de 5 000 BGN pour dommage moral, et l’autre relative à une demande pour préjudice matériel. Elle conclut ensuite qu’aucune des deux ne dépassait le seuil légal de 5 000 BGN requis pour que le recours en cassation fût recevable. Le 22 décembre 2014, la CSC, statuant en une formation distincte de trois juges, confirma cette décision.
APPRÉCIATION DE LA COUR
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
8. Le requérant se plaint, au regard de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, des montants, selon lui excessifs, qu’il a été condamné à verser au titre du remboursement des frais de représentation des parties défenderesses. La Cour estime approprié d’examiner ce grief uniquement sous l’angle de l’article 6 (Chorbadzhiyski et Krasteva c. Bulgarie, no 54991/10, § 44, 2 avril 2020, avec les références qui y sont citées).
9. Le Gouvernement soutient que la règle des six mois n’a pas été respectée. En effet, il estime que la décision définitive à retenir en l’espèce est celle qui a été rendue le 22 octobre 2013 par le tribunal de la ville de Sofia, jugeant que cette décision n’était pas susceptible d’examen en cassation et que sa partie relative aux frais et dépens devait être considérée comme étant devenue définitive à cette date. La Cour relève à cet égard qu’elle a déjà eu l’occasion de noter qu’en droit interne bulgare la procédure de demande visant à faire compléter et modifier un jugement concernant les frais et dépens offrait aux justiciables une chance d’obtenir une révision des frais de justice imposés par un tribunal (Chorbadzhiyski et Krasteva, précité, § 50). Elle observe aussi qu’en l’espèce le tribunal de la ville de Sofia a statué sur le fond en ce qui concerne la partie des demandes relatives au remboursement des frais de représentation exposés en deuxième instance (paragraphe 6 ci‑dessus). Dans ces conditions, la Cour ne peut reprocher au requérant d’avoir emprunté cette voie de droit.
10. Par ailleurs, une question pourrait se poser quant au point de départ du délai de six mois eu égard aux conclusions de la CSC selon lesquelles les demandes du requérant étaient irrecevables en cassation (paragraphe 7 ci‑dessus). Toutefois, même en admettant que la date à retenir pour ce calcul est celle de la décision rendue le 26 février 2014 par le tribunal de la ville de Sofia, il suffit de constater que la requête a été introduite le 22 août 2014, soit moins de six mois après la décision en question. La Cour rejette dès lors l’exception de tardiveté formulée par le Gouvernement.
11. Constatant que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
12. Les principes généraux concernant l’obligation de paiement, dans le cadre de procédures judiciaires, de taxes judiciaires et/ou des frais de représentation de la partie adverse, y compris de représentation de l’État par un de ses agents, ainsi que l’impact d’une telle obligation sur le droit d’accès à un tribunal sont énoncés dans les arrêts Stankov c. Bulgarie (no 68490/01, §§ 50, 52, 54 et 55, 12 juillet 2007), Klauz c. Croatie (no 28963/10, §§ 77, 81‑84, 86 et 88, 18 juillet 2013), et Čolić c. Croatie (no 49083/18, §§ 42-44, 18 novembre 2021). En particulier, la Cour a déjà jugé que le fait d’imposer aux justiciables une charge financière considérable à l’issue d’une procédure peut avoir pour effet de limiter leur droit d’accès à un tribunal (Stankov, précité, § 54, Klauz, précité, § 77, 18 juillet 2013, Cindrić et Bešlić c. Croatie, no 72152/13, §§ 118 et suivants, 6 septembre 2016, Čolić, précité, § 53, 18 novembre 2021, et Benghezal, précité, § 43, 24 mars 2022). Des frais de procédure déraisonnables peuvent soulever un problème d’accès à un tribunal principalement dans les cas où une partie a obtenu gain de cause sur les motifs fondant son action civile, mais non sur l’intégralité du montant de sa demande. Dans de tels cas, des raisons sérieuses doivent être avancées pour justifier le fait que les frais de procédure étaient égaux ou supérieurs à l’indemnité pécuniaire octroyée au plaignant dans une affaire donnée (Čolić, précité, § 46).
13. Se tournant vers la présente espèce, la Cour note d’abord que la demande du requérant a été jugée fondée, la responsabilité des entités publiques ayant été établie, tout comme la survenue de l’accident et son lien de causalité avec le préjudice subi (paragraphes 3 et 5 ci-dessus). S’il est vrai que le requérant s’est vu accorder 20 % du montant de sa demande initiale, rien dans le dossier et les arguments du Gouvernement ne permet de considérer que le montant de cette dernière (environ 2 500 EUR) était « grossièrement exagéré et irréaliste » (voir, a contrario, Kupiec c. Pologne, no 16828/02, § 49, 3 février 2009, pour une demande jugée « grossièrement exagérée et irréaliste », Kuczera c. Pologne, no 275/02, § 46, 14 septembre 2010, où la Cour a considéré que le montant de l’indemnisation réclamée par le requérant était « exagéré », et Chorbadzhiyski et Krasteva, précité, § 62, où la Cour a estimé que le montant demandé en dommages et intérêts était plutôt excessif quant à son quantum). La Cour note que le requérant s’est vu accorder des dommages et intérêts d’un montant de 500 EUR pour préjudice moral, et a été condamné concomitamment à payer les frais de représentation de la partie défenderesse à hauteur de 550 EUR, soit une somme supérieure à l’indemnité octroyée pour préjudice moral. La Cour estime que seules des raisons sérieuses peuvent justifier cette situation (paragraphe 12 ci-dessus).
14. Elle observe d’emblée que les tribunaux comme le Gouvernement se sont bornés à justifier ladite situation par le caractère automatique de l’application de la loi relative au remboursement des frais de procédure de la partie adverse, sans présenter d’arguments convaincants quant à la proportionnalité de ces frais.
15. En résumé, d’une part, l’application de l’article 78, alinéa 3 du CPC a conduit à la condamnation du requérant au remboursement des frais exposés par les entités publiques défenderesses pour leur représentation par des juristes internes d’un montant plus élevé que l’indemnité qui lui avait été octroyée en réparation du préjudice moral subi. D’autre part, les tribunaux internes n’ont procédé à aucune évaluation de proportionnalité alors qu’ils y étaient invités, sur le fondement de considérations d’équité, par l’argument du requérant tiré de l’arrêt Stankov (précité, voir aussi Benghezal, précité, § 47). La Cour estime que ces circonstances ont eu pour effet d’imposer à l’intéressé une restriction à son droit d’accès à un tribunal qui était disproportionnée au but légitime poursuivi.
16. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
17. Le requérant demande 1 446 BGN (environ 723 EUR) pour le dommage matériel qu’il estime avoir subi à raison de sa condamnation dans la procédure interne au remboursement des frais de la partie adverse, 5 000 EUR pour dommage moral et 3 640 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Il demande par ailleurs que le montant octroyé par la Cour au titre des frais et dépens soit versé directement sur le compte bancaire de sa représentante.
18. Le Gouvernement estime que ces prétentions sont excessives.
19. La Cour octroie au requérant une somme forfaitaire de 1 500 EUR pour dommage matériel et moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
20. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, elle juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 2 000 EUR tous frais confondus pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel et moral ;
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte de la représentante du requérant ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ludmila Milanova Tim Eicke
Greffière adjointe f.f. Président