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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> PENGEZOV v. BULGARIA - 66292/14 (Remainder inadmissible : Third Section) French Text [2023] ECHR 773 (10 October 2023) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2023/773.html Cite as: [2023] ECHR 773 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE PENGEZOV c. BULGARIE
(Requête no 66292/14)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Procès équitable • Juge suspendu de ses fonctions en raison de poursuites pénales engagées contre lui pour des infractions présumées commises dans ses fonctions antérieures afin de préserver l'autorité de l'institution judiciaire • Art 6 applicable • Décision discrétionnaire du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) non entourée de garanties procédurales suffisantes et sans motifs réels quant à la nécessité de cette mesure • Cour administrative suprême ayant formellement examiné les conditions de légalité de la décision du CSM mais contrôle restreint sans une analyse autonome des faits et refus de contrôler la justification de la mise en examen • Mise en examen d'un juge par le parquet non susceptible d'un contrôle juridictionnel indépendant • Effet cumulatif problématique • Étendue insuffisante du contrôle opéré par la haute juridiction
Art 8 • Art 8 applicable • Mesure litigieuse ayant eu des répercussions sérieuses sur la vie privée et professionnelle du requérant • Privation de sa rémunération et impossibilité d'exercer une autre activité professionnelle • Requérant demeuré dans l'incertitude quant à la durée de la suspension eu égard à la durée de la procédure pénale et à l'absence de voies de recours pour demander la levée de la mesure • Risque inhérent pour l'indépendance du juge mis en cause • Absence de garanties adéquates contre les abus • Absence de motifs pertinents et suffisants • En dépit de la marge d'appréciation, mesure non proportionnée
Art 6 § 1 (civil) • Indépendance et impartialité de la Cour administrative suprême ayant contrôlé la décision disciplinaire du CSM • Appréhensions non objectivement justifiées
STRASBOURG
10 octobre 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Pengezov c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Pere Pastor Vilanova, président,
Yonko Grozev,
Georgios A. Serghides,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Oddný Mjöll Arnardóttir, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu la requête (no 66292/14) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Veselin Slavov Pengezov (« le requérant ») a saisi la Cour le 15 septembre 2014 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») les griefs concernant l'indépendance et l'impartialité de la Cour administrative suprême, l'étendue du contrôle juridictionnel opéré par celle-ci et le caractère équitable de la procédure, l'atteinte à la vie privée et au droit au respect des biens du requérant ainsi que l'absence de voies de recours efficaces, et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 13 juin et 5 septembre 2023,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la suspension temporaire des fonctions du requérant, qui était juge et président d'une cour d'appel, en raison de sa mise en examen pour des irrégularités prétendument commises dans le cadre de ses fonctions antérieures. Elle porte principalement sur la compatibilité de cette suspension avec le droit du requérant au respect de sa vie privée, ainsi que sur le respect des exigences du procès équitable, concernant en particulier l'exigence d'indépendance et d'impartialité et l'étendue du contrôle opéré par la Cour administrative suprême au cours de la procédure de contrôle juridictionnel de cette décision.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1959 et réside à Sofia. Il a été représenté par Mes M. Ekimdzhiev, K. Boncheva et S. Stefanova, avocats à Plovdiv.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme I. Nedyalkova, du ministère de la Justice.
4. Le requérant est juge à la cour d'appel de Sofia. Entre 2009 et 2014, il occupait le poste de président (dirigeant administratif) de cette juridiction. Entre 2004 et 2009, il avait été le président de la cour d'appel militaire de Sofia.
5. En 2011, l'Agence de l'inspection publique financière imposa au requérant une amende administrative d'un montant de 5 000 levs (BGN), soit environ 2 500 euros (EUR), pour un manquement à la législation sur les marchés publics. Il lui était reproché d'avoir conclu des contrats de gré à gré pour l'attribution du marché relatif au système informatique de la cour d'appel militaire dans une situation qui exigeait le recours à une procédure d'appel d'offres. Le marché en cause bénéficiait d'un financement de l'Union européenne dans le cadre du programme opérationnel « Capacité administrative ». La cour d'appel militaire, en tant que personne morale, se vit également infliger une amende administrative, d'un montant de 15 000 BGN (environ 7 500 EUR). Les recours exercés contre ces décisions aboutirent, en 2012, à leur annulation au motif de la prescription des infractions.
6. Le mandat du requérant à la présidence de la cour d'appel de Sofia arrivant à son terme, le poste fut déclaré vacant le 18 avril 2014. L'intéressé se porta de nouveau candidat.
7. Par un acte daté du 22 avril 2014, qui fut notifié au requérant le 28 avril 2014, le parquet militaire régional le mit en examen des chefs d'accusation suivants en relation avec la procédure de marché public mentionnée ci-dessus : méconnaissance de ses obligations professionnelles en relation avec l'attribution de marchés publics, ayant causé un préjudice ; complicité de détournements de fonds ; complicité de présentation de fausses informations en vue de recevoir des fonds européens ; et complicité de présentation de fausses informations dans le cadre d'une inspection de l'administration. Selon l'acte de mise en examen, les faits auraient été commis entre 2008 et 2009 lorsque le requérant occupait le poste de président de la cour d'appel militaire, puis en complicité avec le nouveau président de cette juridiction, P.P. L'enquête pénale concernant ces faits était pendante depuis 2010. D'autres personnes furent également mises en examen par la suite.
8. Le 28 avril 2014, le procureur général demanda au Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM ») de suspendre le requérant et le juge P.P. de leurs fonctions pendant la durée de la procédure pénale. Il produisit à cet effet un exposé détaillé des faits reprochés au requérant et des actes d'enquête accomplis. Selon les éléments exposés par le procureur général, une procédure pénale contre X avait été ouverte en relation avec les faits le 21 mai 2010 par le parquet de Sofia. Il était ressorti de l'enquête que deux contrats, pour des montants respectifs de 182 560 et 220 000 BGN (équivalant à environ 93 000 et 112 000 EUR), avaient été conclus pour le système informatique de la cour d'appel militaire sans la tenue d'une procédure d'appel d'offre, avec des prestataires qui avaient été impliqués dans l'élaboration du projet. Après avoir constaté que cette situation contrevenait à la réglementation, des documents avaient été antidatés pour diviser les marchés en lots n'atteignant pas le seuil de 50 000 BGN qui exigeait une procédure d'appel d'offres, puis de nouveaux contrats avaient été signés avec les mêmes prestataires pour plusieurs marchés inférieurs à 50 000 BGN. Le 2 avril 2014, ayant constaté que l'enquête avait révélé que des infractions avaient été commises par des personnes relevant de la compétence des juridictions pénales militaires, le parquet de Sofia avait transmis le dossier au parquet militaire. La saisine du parquet militaire avait abouti à la mise en examen de plusieurs personnes, dont le requérant qui, en tant que président de la cour d'appel militaire, était responsable de la procédure d'attribution des marchés publics et avait ensuite, de l'avis du parquet, facilité la commission d'infractions par son successeur à ce poste, le juge P.P.
9. Le CSM délibéra sur cette proposition lors d'une réunion qui se tint le 15 mai 2014. Il ressort du procès-verbal de cette réunion que les débats portèrent dans une large mesure sur la question de savoir s'il convenait d'appliquer le premier alinéa de l'article 230 de la loi sur le pouvoir judiciaire, selon lequel un magistrat mis en examen pour une infraction commise dans l'exercice de ses fonctions juridictionnelles devait être automatiquement suspendu, ou le second alinéa de cette disposition, qui prévoyait que le CSM pouvait suspendre un magistrat en cas de mise en examen sans lien avec ses fonctions juridictionnelles. Un membre du CSM se prononça contre la suspension du requérant, considérant que celle-ci n'était nécessaire ni pour les besoins de la procédure pénale ni pour préserver l'image de la justice. Le procureur général et deux autres membres du conseil déclarèrent que la suspension s'imposait eu égard aux charges sérieuses soulevées contre le requérant. Par un vote à main levée, le CSM décida que le second alinéa de l'article 230 de la loi sur le pouvoir judiciaire devait être appliqué. Après un second vote à bulletin secret, par seize voix contre une, avec trois abstentions, il ordonna la suspension temporaire du requérant. La suspension du juge P.P. fut votée lors de la même réunion.
10. Le requérant introduisit un recours en annulation, soutenant que la décision du CSM avait été prise en méconnaissance des règles de procédure, en violation de la loi matérielle et du but de celle-ci. Il allégua en particulier que son droit à la défense n'avait pas été respecté et que la décision rendue était insuffisamment motivée. Invoquant le principe général de véracité de la procédure administrative, il argua qu'avant de statuer, le CSM aurait dû examiner le bien-fondé des accusations pénales portées contre lui et l'existence d'un risque pour le bon déroulement de la procédure pénale s'il était maintenu dans ses fonctions. Il fit observer à cet égard que l'enquête pénale sur les faits avait été ouverte plusieurs années auparavant et que les circonstances laissaient à penser que sa mise en examen visait à empêcher sa candidature pour un nouveau mandat de président de la cour d'appel. Invoquant le principe général de proportionnalité, il fit valoir que sa suspension n'était pas justifiée par les besoins de l'enquête pénale alors qu'elle lui imposait des contraintes importantes en le privant de son travail pour une durée indéterminée. Il estimait par ailleurs qu'une telle suspension portait atteinte à la présomption d'innocence et à l'indépendance des juges, garanties par la Constitution bulgare et les conventions internationales.
11. Le requérant demanda également à la Cour administrative suprême de surseoir à l'exécution provisoire de la mesure de suspension, faisant valoir qu'une telle exécution causerait un dommage difficilement réparable à sa santé, à sa réputation et à sa capacité de travailler et de percevoir un revenu.
12. Par une ordonnance du 24 juin 2014, la Cour administrative suprême rejeta la demande de sursis à exécution. Elle considéra que la suspension des fonctions du requérant et les conséquences de cette mesure sur sa vie étaient justifiées par l'impératif de préserver la confiance du public dans le système judiciaire en écartant temporairement les magistrats mis en examen. Elle considéra également qu'une telle suspension était d'autant plus nécessaire lorsque le magistrat en cause occupait, à l'instar du requérant, un poste élevé. Elle observa que dans l'hypothèse où la procédure pénale se terminerait par une relaxe ou un non-lieu, l'intéressé serait réintégré dans son poste et recevrait la totalité de sa rémunération non perçue.
13. Le 1er août 2014, sur recours du requérant, cette ordonnance fut confirmée par une formation de cinq juges de la Cour administrative suprême. Les juges en question considérèrent que les préjudices allégués par l'intéressé n'étaient pas « difficilement réparables » dans la mesure où ils étaient de nature à être indemnisés, dans l'hypothèse où la décision du CSM serait annulée, par l'octroi de dommages et intérêts en application de la loi sur la responsabilité de l'État et des communes pour dommage (ci-après « la loi sur la responsabilité de l'État »).
14. Le 26 juin 2014, le CSM examina la candidature du requérant, qui était l'unique candidat pour le poste de président de la cour d'appel de Sofia, et décida, par douze voix contre quatre, avec cinq abstentions, de la rejeter.
15. Dans la procédure judiciaire concernant la suspension des fonctions du requérant, la Cour administrative suprême, statuant en formation de trois juges, rendit un arrêt le 16 janvier 2015. En ce qui concerne le défaut allégué de motivation de la décision du CSM, elle jugea que celle-ci était suffisamment motivée par les arguments développés dans la demande du procureur général et dans les avis exprimés par les membres du CSM au cours des débats, comme le prévoyait l'article 34 de la loi sur le pouvoir judiciaire (paragraphe 30 ci-dessous). Elle releva à cet égard que le procureur général avait indiqué que la suspension était nécessaire pour le bon déroulement de la procédure pénale, que trois membres du CSM avaient déclaré que les accusations formulées étaient incompatibles avec le maintien en fonctions du requérant et que les autres membres, qui s'étaient exprimés sur l'application du premier ou du second alinéa de l'article 230, n'avaient pas exposé d'arguments contre la suspension. S'agissant du respect de la procédure, la Cour administrative suprême considéra que la possibilité de comparaître devant le CSM et de présenter ses arguments n'était pas exigée par la loi, la procédure en cause n'étant pas une procédure disciplinaire. Elle constata que la condition de l'existence d'une procédure pénale dirigée contre le requérant était remplie et que les faits qui lui étaient reprochés avaient été exposés en détail par le procureur général, de sorte que le CSM avait établi les circonstances pertinentes avant de prendre sa décision. Elle ajouta cependant que ni le CSM ni la Cour administrative suprême, dans le cadre du contrôle de légalité, n'avaient à examiner si la mise en examen était dénuée de fondement, le bien-fondé des accusations portées contre le requérant relevant de la compétence des juridictions pénales. La formation de trois juges estima par ailleurs que le CSM s'était correctement fondé sur le deuxième alinéa de l'article 230 de la loi sur le pouvoir judiciaire, qui concernait les poursuites pour des infractions non liées aux fonctions juridictionnelles des magistrats. Elle jugea enfin que le CSM n'avait pas dépassé les limites de son pouvoir discrétionnaire en considérant qu'une mesure de suspension s'imposait au regard de la nature des infractions reprochées au requérant.
16. L'intéressé se pourvut en cassation. Il arguait notamment qu'en refusant d'examiner le bien-fondé des accusations portées contre lui et en rejetant ses demandes de preuves à cet égard, la formation de trois juges avait indûment limité l'étendue de son contrôle juridictionnel et avait omis de répondre à ses arguments.
17. Par un arrêt du 25 février 2016, une formation de cinq juges de la Cour administrative suprême rejeta le pourvoi du requérant et confirma le premier arrêt, reprenant pour l'essentiel la motivation de celui-ci. Dans une opinion dissidente jointe à l'arrêt, un des juges de la formation exprima l'avis que la décision du CSM aurait dû être annulée car elle n'était pas suffisamment motivée sur la question de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure de suspension temporaire.
18. À la suite d'une modification de la loi sur le pouvoir judiciaire en août 2016, qui supprimait la possibilité, prévue à l'article 230 de ladite loi, de suspendre un magistrat pour des infractions sans lien avec ses fonctions juridictionnelles (paragraphe 25 ci-dessous), le requérant demanda sa réintégration. Le CSM fit droit à cette demande au courant du mois de novembre 2016, jugeant que la suspension de l'intéressé n'avait plus de base légale compte tenu de la modification législative. Le requérant fut réintégré dans son poste de juge le 29 novembre 2016. Le parquet demanda alors la suspension des fonctions du requérant en application des dispositions du code de procédure pénale, au motif que l'intéressé pouvait influencer un témoin. Le 22 décembre 2016, le tribunal compétent pour examiner l'affaire pénale rejeta cette demande, jugeant que la suspension du requérant n'était pas justifiée par les besoins de la procédure pénale et que le parquet aurait pu interroger le témoin en question plus tôt.
19. Par un jugement du 21 juin 2019, le tribunal de la ville de Sofia reconnut le requérant coupable de manquement à ses obligations professionnelles, ayant provoqué un préjudice, pour avoir omis d'engager une procédure de marché public au détriment de la cour d'appel militaire qui n'avait pas reçu le financement prévu en application du programme opérationnel « Capacité administrative », et de présentation de fausses informations en vue de recevoir des fonds européens, et le condamna à un an d'emprisonnement avec sursis. L'intéressé fut relaxé du chef de détournement de fonds.
20. Par un arrêt du 4 décembre 2020, la cour d'appel de Sofia annula ce jugement et prononça la relaxe du requérant, ainsi que celle des autres prévenus, de tous les chefs d'accusation. La cour d'appel considéra en particulier que l'infraction de méconnaissance de la réglementation relative aux marchés publics n'était pas constituée en l'absence de préjudice pour la cour d'appel militaire et que l'intention de présenter des fausses informations n'était pas établie. En l'absence de pourvoi, l'arrêt devint définitif le 22 décembre 2020.
21. À la suite de cette décision, le requérant sollicita auprès du CSM la réintégration dans ses fonctions de manière « rétroactive », pour la période allant de 2014 à 2016. Sa demande fut rejetée le 30 mars 2021. La décision du CSM fut confirmée par la Cour administrative suprême le 30 juin 2021.
22. Le requérant demanda par ailleurs le versement des salaires non perçus pendant la période de suspension temporaire, en application de l'article 231, alinéa 1, dе la loi sur le pouvoir judiciaire. Le 21 mai 2021, la présidente de la cour d'appel ordonna le paiement de 120 305 BGN (environ 60 000 EUR) au titre d'arriéré de salaires pour la période de suspension et demanda au CSM l'augmentation correspondante du budget de la cour d'appel. Le 10 juin 2021, le CSM fit droit à cette demande. Le montant fut versé au requérant le 25 juin 2021.
23. Le 17 mars 2022, l'intéressé saisit le tribunal de la ville de Sofia d'une action sur le fondement de l'article 2, alinéa 1, point 3, de la loi sur la responsabilité de l'État, pour demander réparation du préjudice causé par les poursuites pénales engagées à tort contre lui. Il demanda réparation du préjudice moral résultant de ces poursuites, notamment de la suspension de ses fonctions, ainsi que de divers préjudices matériels, parmi lesquels des primes auxquelles il n'avait pas eu droit en raison de la procédure pénale pendante contre lui. Cette procédure est toujours pendante selon les dernières informations fournies par les parties.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
24. Aux termes de l'article 230 de la loi sur le pouvoir judiciaire, dans sa version applicable au moment des faits de l'espèce en 2014, un juge, un procureur ou un enquêteur mis en examen pour une infraction commise dans l'exercice de leurs fonctions juridictionnelles devaient être suspendus par le CSM jusqu'à la fin de la procédure pénale sans pouvoir percevoir leur traitement. Dans l'hypothèse d'une mise en examen pour des infractions sans lien avec les fonctions juridictionnelles, le CSM pouvait suspendre le magistrat à la demande d'un cinquième de ses membres ou du procureur général. À l'époque des faits de l'espèce, cette compétence relevait de la formation plénière du CSM. À la suite d'une réforme de la composition de cet organe mise en œuvre en avril 2016, la suspension d'un juge relève désormais du collège des juges du CSM.
25. La possibilité de suspendre un magistrat de ses fonctions pour des infractions sans lien avec ses fonctions juridictionnelles fut abrogée à l'occasion d'une modification de la loi sur le pouvoir judiciaire, entrée en vigueur le 9 août 2016. En août 2017, cette possibilité fut de nouveau introduite dans la loi, la suspension devenant automatique dans tous les cas où un magistrat était mis en examen pour une infraction intentionnelle. L'article 230 fut de nouveau modifié en novembre 2017 pour distinguer les deux hypothèses - la suspension était obligatoire en cas de mise en examen pour des infractions commises dans l'exercice des fonctions juridictionnelles et elle était facultative dans les autres cas. La loi modificative d'août 2016 a par ailleurs prévu un délai maximum pour toute suspension des fonctions, qui ne peut désormais dépasser dix-huit mois si le magistrat concerné n'a pas été renvoyé en jugement dans ce délai, ainsi que le maintien d'une rémunération à hauteur du salaire minimum pendant la durée de la suspension.
26. Par une décision du 21 février 2019, la Cour constitutionnelle déclara contraire à la Constitution et abrogea pour l'avenir la disposition de l'article 230, alinéa 1, de la loi sur le pouvoir judiciaire, qui prévoyait la suspension automatique des magistrats mis en examen pour des infractions en lien avec leurs fonctions juridictionnelles, au motif que le caractère automatique de la suspension, sans possibilité pour le CSM d'en apprécier la nécessité, portait atteinte à l'indépendance de l'institution judiciaire. La Cour constitutionnelle observa à cette occasion que l'objectif de l'article 230 n'était pas de garantir le bon déroulement de la procédure pénale mais de préserver l'autorité de la justice. Il appartenait dès lors au CSM d'examiner, dans chaque cas, si la suspension du magistrat mis en cause était nécessaire à l'atteinte de cet objectif.
27. L'article 231 de la loi sur le pouvoir judiciaire dispose par ailleurs que dans les cas où la procédure pénale engagée se termine par un non-lieu ou une relaxe, le magistrat suspendu est réintégré dans ses fonctions et a droit au versement de la totalité des salaires non perçus.
28. Même en l'absence de disposition expresse dans la loi, il est de jurisprudence constante que la décision par laquelle le CSM ordonne la suspension des fonctions d'un magistrat en application de l'article 230 de la loi sur le pouvoir judiciaire porte atteinte aux droits du magistrat en cause et peut faire l'objet d'un recours en annulation devant la Cour administrative suprême en vertu de la loi sur le pouvoir judiciaire (article 36) et du code de procédure administrative (article 145) (реш. № 5681 от 23.04.2013 г. по адм. д. № 315/2013, ВАС, VI отд.). En vertu de l'article 146 du code de procédure administrative, les moyens d'annulation des actes administratifs sont l'incompétence de l'auteur de l'acte, le vice de forme, la violation substantielle des règles de procédure, la violation de la loi matérielle et le non-respect du but de la loi. Aux termes de l'article 169 de ce code, pour les actes pris par l'administration dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, le contrôle juridictionnel consiste à vérifier si l'autorité administrative disposait bien d'un pouvoir discrétionnaire et si les conditions de légalité de l'acte ont été respectées. Lorsqu'elle constate l'illégalité d'un tel acte, la Cour administrative suprême l'annule et renvoie le dossier à l'autorité administrative afin que celle-ci se prononce de nouveau conformément à ses directives concernant l'application et l'interprétation de la loi (article 172 du code).
29. Selon la jurisprudence de la Cour administrative suprême, dans le cadre du contrôle de légalité, la juridiction administrative doit notamment vérifier le respect des principes généraux de la procédure administrative visés aux articles 4 à 14 du code, qui encadrent l'exercice par l'administration du pouvoir discrétionnaire qui lui a été conféré (реш. № 4128 от 29.03.2010 г. по адм. д. № 1255/2010, ВАС, 5-чл. с-в ; реш. № 4149 от 26.03.2013 г. по адм. д. № 8105/2012 г., ВАС, III отд.). Parmi ces principes, le principe de proportionnalité visé à l'article 6 du code commande que l'administration exerce ses compétences de manière raisonnable, de bonne foi et équitablement ; son action ne doit pas porter atteinte aux droits et intérêts légitimes des administrés au-delà de ce qui est nécessaire pour parvenir au but fixé par la loi.
30. S'agissant du contrôle juridictionnel des décisions prises en application de l'article 230, alinéa 2, de la loi sur le pouvoir judiciaire, la Cour administrative suprême laisse au CSM une marge d'appréciation très large pour décider de la nécessité de suspendre un magistrat mis en examen et ne contrôle pas l'opportunité d'une telle décision. Elle vérifie néanmoins que le magistrat en cause a bien été mis en examen pour une infraction poursuivie par voie d'action publique (elle a ainsi annulé une décision de suspension lorsqu'il s'est avéré que le magistrat en cause n'avait pas été formellement mis en examen - реш. № 3528 от 13.03.2014 г. по адм. д. № 502/2014, ВАС, 5-чл. с-в). Elle vérifie par ailleurs que la nécessité d'ordonner la suspension a été débattue par le CSM et que la proposition du procureur général de suspendre le magistrat concerné et/ou les déclarations des membres au cours des débats, qui sont réputées contenir les motifs de la décision selon l'article 34 de la loi sur le pouvoir judiciaire, exposent, ne fût-ce que de manière succincte, les raisons ayant motivé la suspension en question (реш. № 9895 от 28.09.2015 г. по адм. д. № 6590/2015, ВАС, VI отд. ; реш. № 749 от 25.01.2016 г. по адм. д. № 11716/2015, ВАС, 5-чл. с-в ; elle a ainsi annulé une décision prise, sans débat, par le CSM sur la nécessité de suspendre un magistrat - реш. № 3528 от 13.03.2014 г. по адм. д. № 502/2014, ВАС, 5-чл. с-в). Cependant, le CSM et la Cour administrative suprême elle-même, dans le cadre du contrôle de légalité, se doivent de respecter l'indépendance du parquet et des juridictions pénales et n'ont pas à contrôler la régularité ou le bien-fondé de la mise en examen (реш. № 5681 от 23.04.2013 г. по адм. д. № 315/2013, ВАС, VI отд.).
31. La législation interne pertinente régissant le statut des juges ainsi que la composition et les pouvoirs du CSM a été exposée dans l'arrêt Donev c. Bulgarie (no 72437/11, §§ 30-37, 26 octobre 2021). Par ailleurs, en vertu de l'article 129, alinéa 3, point 3, de la Constitution et de l'article 165, alinéa 1, point 3, de la loi sur le pouvoir judiciaire, une personne condamnée à une peine d'emprisonnement pour une infraction intentionnelle ne peut exercer les fonctions de juge, procureur ou enquêteur, et tout magistrat condamné à une telle peine doit être démis de ses fonctions. Les infractions pour lesquelles le requérant a été mis en examen en l'espèce (paragraphe 7 ci-dessus) étaient passibles de peines pouvant aller jusqu'à dix ans d'emprisonnement.
32. Aux termes de l'article 1 de cette loi, l'État et les communes sont responsables du préjudice matériel et moral causé par les actes, actions ou inactions illégaux de leurs organes ou agents à l'occasion de l'accomplissement de leurs fonctions en matière administrative.
33. L'article 2 de la loi dispose par ailleurs :
« 1) L'État est responsable du dommage causé aux particuliers par les organes d'enquête pénale, le parquet et les tribunaux du fait :
(...)
3. d'une accusation en matière pénale, lorsque l'intéressé est ensuite relaxé ou que les poursuites sont clôturées au motif qu'il n'est pas l'auteur des faits, que les faits ne sont pas constitutifs d'une infraction (...) »
34. En vertu de l'article 4 de la loi, la responsabilité de l'État est engagée même en l'absence de faute et l'indemnité accordée peut couvrir l'ensemble des préjudices moral et matériel causés du fait des poursuites pénales. Il ressort de la jurisprudence existante en application de ces textes que les juridictions internes prennent en compte divers préjudices tels que les souffrances psychiques, l'atteinte à la réputation, les salaires non perçus etc. La disposition de l'article 2, alinéa 1, point 3, a été notamment appliquée pour accorder une indemnité pour le préjudice résultant d'une suspension des fonctions motivée par l'engagement de poursuites pénales sur le fondement de l'article 230 de la loi sur le pouvoir judiciaire.
35. Dans son avis no 855/2016 sur la loi sur le pouvoir judiciaire (CDL-AD(2017)018), adopté lors de sa 112e session plénière (6-7 octobre 2017), la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a fait les observations suivantes au sujet de la suspension des fonctions d'un magistrat mis en examen, telle qu'elle était prévue par l'article 230 de la loi sur le pouvoir judiciaire dans sa rédaction applicable à l'époque pertinente (paragraphe 25 ci-dessus) :
«
44. Enfin, la Commission de Venise est particulièrement préoccupée par la modification de la loi sur le pouvoir judiciaire adoptée en juillet 2017 qui, de manière indirecte, confère au parquet un pouvoir important sur les juges. (...)
45. (...) En vertu de l'article 230, le collège des juges du CSM est dans l'obligation de suspendre un juge mis en examen par un procureur (« doit suspendre »). Les procureurs ont ainsi indirectement le pouvoir de provoquer la suspension d'un juge pour une période relativement longue sur la base de (relativement) peu de preuves. Cette situation peut s'avérer dangereuse pour l'indépendance des juges. (...)
46. La Commission de Venise accepte qu'un juge contre lequel pèsent de graves chefs d'accusations puisse être suspendu de ses fonctions. Le collège des juges doit cependant être en mesure de vérifier le sérieux et le bien-fondé de ces accusations. En vertu de la version actuelle de l'article 230, le collège des juges du CSM ne semble avoir que le rôle formel d'approuver la suspension dès lors que le parquet a engagé le mécanisme prévu à l'article 230. (...) »
EN DROIT
36. Le requérant se plaint du caractère inéquitable de la procédure relative à la suspension de ses fonctions. Il soutient que le CSM et la Cour administrative suprême n'ont pas satisfait aux exigences d'indépendance et d'impartialité énoncées à l'article 6 § 1 de la Convention et n'ont pas suffisamment motivé leurs décisions. Il estime par ailleurs que la Cour administrative suprême n'a pas opéré un contrôle juridictionnel d'une étendue suffisante sur la décision du CSM de le suspendre de ses fonctions. L'article 6 § 1 est libellé comme suit en ses parties pertinentes :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal indépendant et impartial, (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
37. Les parties s'accordent à considérer que l'article 6 de la Convention est applicable sous son volet civil. La Cour se réfère aux principes généraux de sa jurisprudence concernant l'applicabilité de l'article 6 aux litiges professionnels des agents de la fonction publique et des magistrats en particulier, tels que résumés dans l'arrêt Grzęda c. Pologne ([GC], no 43572/18, §§ 257-264, 15 mars 2022). Elle rappelle qu'elle a déjà estimé cette disposition applicable sous son volet civil à des procédures relatives à la suspension des fonctions de magistrats dans le cadre de procédures disciplinaires pendantes (Camelia Bogdan c. Roumanie, no 36889/18, § 70, 20 octobre 2020, et Juszczyszyn c. Pologne, no 35599/20, § 137, 22 octobre 2022). Elle ne voit aucune raison d'en juger autrement dans la présente espèce où la suspension temporaire du requérant a été ordonnée en raison des poursuites pénales engagées contre lui.
38. En l'espèce, la Cour relève que le CSM a statué sur la suspension temporaire du requérant sans que ce dernier n'ait pu comparaître devant cet organe ou présenter des arguments en sa défense, circonstances qui sont de nature à remettre en cause la conformité de la procédure à l'article 6 de la Convention dans l'hypothèse où cette disposition serait considérée applicable à ce stade. La Cour ne juge cependant pas nécessaire d'examiner plus avant la question de savoir si l'article 6 était applicable au stade de la prise de décision par le CSM, ni si la procédure suivie devant cet organe était conforme à cette disposition. Elle rappelle en effet que lorsqu'une autorité chargée d'examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas toutes les exigences de l'article 6 § 1, il n'y a pas violation de la Convention si la procédure devant cet organe peut faire l'objet du contrôle ultérieur d'un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article, c'est-à-dire si des défauts structurels ou de nature procédurale identifiés dans la procédure sont corrigés dans le cadre du contrôle ultérieur par un organe judiciaire doté de la pleine juridiction (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal, nos 55391/13, 57728/13, et 74041/13, § 132, 6 novembre 2018, et les affaires qui y sont citées, et Donev c. Bulgarie, no 72437/11, § 86, 26 octobre 2021). En l'espèce, la Cour se penchera donc uniquement sur les arguments du requérant pour autant qu'ils concernent la procédure de contrôle juridictionnel de la décision du CSM par la Cour administrative suprême.
39. Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement fait valoir que le requérant a présenté, dans ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête datées du 13 juin 2022, de nouveaux griefs et arguments concernant le défaut d'indépendance du CSM vis-à-vis de diverses autres autorités, en raison de sa composition. Selon le Gouvernement, ces griefs n'avaient été exposés ni dans la requête initiale devant la Cour, ni dans le cadre des procédures internes, et seraient donc irrecevables pour non-respect du délai de six mois ou, alternativement, pour défaut d'épuisement des voies de recours internes. La Cour relève que ces exceptions ont trait à la procédure devant le CSM et, pour les raisons exposées au paragraphe précédent, elle ne juge pas non plus nécessaire de les examiner. Cette conclusion ne l'empêchera cependant pas de prendre en considération les éléments pertinents concernant le CSM pour l'examen des autres griefs du requérant (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 106-107).
40. Constatant par ailleurs que ce grief n'est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
41. La Cour examinera successivement les deux aspects du grief du requérant concernant, premièrement, l'étendue du contrôle juridictionnel opéré par la Cour administrative suprême sur la décision du CSM et, deuxièmement, le respect des exigences d'indépendance et d'impartialité dans la procédure devant la Cour administrative suprême.
a) Thèses des parties
42. Renvoyant aux critères développés dans la jurisprudence de la Cour concernant l'étendue du contrôle juridictionnel exigé par l'article 6 de la Convention (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 179), le requérant soutient que rien ne justifie d'accepter comme suffisant le contrôle juridictionnel restreint opéré en l'espèce. Il souligne à cet égard que l'objet de l'affaire ne concernait ni une matière spécifique exigeant des connaissances spécialisées, ni un domaine où le CSM devrait bénéficier d'une grande latitude, tel que les nominations ou les promotions de magistrats. En ce qui concerne les garanties entourant la prise de décision par le CSM, il soutient que celles-ci étaient inexistantes, dans la mesure où il n'a pas été informé de cette procédure et n'a pas pu comparaître devant le CSM ni présenter ses arguments. Il rappelle en outre que la loi ne prévoit pas expressément un droit de recours contre la décision du CSM de suspendre un magistrat. Il se plaint par ailleurs du refus par la Cour administrative suprême d'examiner le bien-fondé des accusations pénales qui ont servi de motif pour la suspension de ses fonctions, ainsi que de la motivation insuffisante des décisions de la haute juridiction.
43. Le Gouvernement expose que la Cour administrative suprême était dotée d'une pleine juridiction pour contrôler toute question de fait pertinente ou la base légale de la décision du CSM et qu'elle avait le pouvoir, le cas échant, d'annuler cette décision. Il soutient que si la haute juridiction n'a pas opéré un plein contrôle sur la décision prise par le CSM, elle a néanmoins vérifié que celui-ci n'avait pas outrepassé son pouvoir discrétionnaire. Il fait par ailleurs valoir que le CSM et la Cour administrative suprême disposaient d'éléments suffisants concernant les accusations portées contre le requérant et qu'ils pouvaient vérifier que celles-ci n'étaient pas arbitraires ou totalement dénuées de fondement, même s'ils ne pouvaient en examiner le bien-fondé, eu égard à la nécessité de préserver l'indépendance institutionnelle du parquet et des juridictions pénales, seuls compétents pour statuer sur la responsabilité pénale du requérant.
b) Appréciation de la Cour
44. La Cour renvoie aux principes généraux de sa jurisprudence concernant l'étendue du contrôle juridictionnel et la motivation des décisions judiciaires, qui ont été résumés dans l'arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité, §§ 176-185). Elle y a rappelé en particulier que pour évaluer si, dans un cas donné, les juridictions internes ont effectué un contrôle d'une étendue suffisante, elle doit prendre en considération les compétences attribuées à la juridiction en question et des éléments tels que : a) l'objet de la décision attaquée, plus particulièrement le point de savoir si celle-ci a trait à une question spécialisée exigeant des connaissances ou une expérience professionnelles ou si, et dans quelle mesure, elle implique l'exercice du pouvoir discrétionnaire de l'administration ; b) la méthode suivie pour parvenir à cette décision et, en particulier, les garanties procédurales existant dans le cadre de la procédure devant l'autorité administrative ; et c) la teneur du litige, y compris les moyens de recours, tant souhaités que réellement développés (ibidem, § 179). Le point de savoir si un contrôle juridictionnel d'une étendue suffisante a été effectué dépend donc des circonstances de chaque affaire : la Cour doit dès lors se borner autant que possible à examiner la question soulevée par la requête dont elle est saisie et à déterminer si, dans les circonstances de l'espèce, le contrôle opéré était adéquat (ibidem, § 181).
45. En ce qui concerne l'étendue du contrôle opéré par la Cour administrative suprême bulgare sur les décisions du CSM, la Cour rappelle qu'elle s'est déjà penchée sur cette question dans les arrêts Donev (précité) et Miroslava Todorova c. Bulgarie (no 40072/13, 19 octobre 2021), s'agissant d'une sanction disciplinaire, ainsi que dans l'arrêt Tsanova-Gecheva c. Bulgarie (no 43800/12, 15 septembre 2015), s'agissant d'une décision relative à la promotion interne des juges. Dans ces affaires, la Cour a examiné les pouvoirs dont disposait la Cour administrative suprême et l'étendue du contrôle opéré par celle-ci et elle a conclu, en prenant en considération en particulier l'objet des procédures en cause et les motifs exposés en réponse aux arguments soulevés par les requérants respectifs, que le contrôle exercé par la haute juridiction satisfaisait aux exigences de l'article 6 (Donev, §§ 87-90, Miroslava Todorova, §§ 110-112, et Tsanova-Gecheva, §§ 90-105, tous précités).
46. En l'espèce, à l'instar des arrêts précités, la Cour constate que la Cour administrative suprême était compétente pour contrôler la légalité, en fait et en droit, de la décision par laquelle le CSM avait suspendu le requérant et qu'elle a examiné les principaux moyens soulevés par l'intéressé à cet égard (paragraphe 15 ci-dessus). Si elle avait jugé, sur le fondement des moyens soulevés par le requérant ou dans le cadre d'un contrôle d'office, que cette décision était illégale en droit interne, cette juridiction avait le pouvoir d'annuler la décision du CSM et de renvoyer l'affaire devant le même organe pour un nouvel examen (paragraphe 28 ci-dessus et Tsanova-Gecheva, précité, § 54).
47. En ce qui concerne l'objet de la décision litigieuse, la Cour note que celle-ci portait sur la nécessité de suspendre le requérant de ses fonctions de juge et de président de juridiction à la suite de sa mise en examen, afin de préserver l'autorité de l'institution judiciaire. Il est indéniable que cette question impliquait l'exercice du pouvoir discrétionnaire du CSM, autorité spécialement chargée, en vertu de la Constitution bulgare, d'assurer la gestion autonome de l'institution judiciaire, dans l'objectif plus général de garantir le bon fonctionnement et l'indépendance de la justice. La Cour a déjà reconnu l'importance des responsabilités que la Constitution confie au CSM, dans un domaine primordial du point de vue de l'état de droit et de la séparation des pouvoirs, et le respect dû à ses décisions (voir, mutatis mutandis, Tsanova-Gecheva, précité, § 100, et Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 195). Elle observe cependant qu'en l'espèce, l'objet de l'affaire ne concernait pas la nomination ou la promotion d'un juge, domaine dans lequel un pouvoir discrétionnaire très large doit manifestement être laissé à l'autorité assurant la gestion du service de la justice (Tsanova-Gecheva, précité, § 100), mais la suspension temporaire d'un juge, décision qui peut potentiellement avoir de lourdes conséquences sur la vie et la carrière de l'intéressé.
48. À cet égard, la Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour que les juges puissent mener à bien leur mission (Grzęda, précité, § 302, et la jurisprudence qui y est citée). Cette considération, exposée notamment dans des affaires relatives au droit des juges à la liberté d'expression (voir, par exemple, Guz c. Pologne, no 965/12, § 86, 15 octobre 2020), a été jugée tout aussi pertinente pour ce qui est de l'adoption de mesures restreignant le droit à la liberté de membres du corps judiciaire (Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 102, 16 avril 2019, et Baş c. Turquie, no 66448/17, § 144, 3 mars 2020) ou encore du droit des juges à accéder à un tribunal pour les questions relatives à leur statut ou à leur carrière (Gumenyuk et autres, no 11423/19, § 52, 22 juillet 2021, et Bilgen c. Turquie, no 1571/07, § 58, 9 mars 2021). Compte tenu de la place éminente qu'occupe la magistrature parmi les organes de l'État dans une société démocratique et de l'importance qui s'attache à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l'indépendance de la justice, la Cour doit être particulièrement attentive à la protection des membres du corps judiciaire contre des mesures touchant à leur statut ou à leur carrière qui sont susceptibles de menacer leur indépendance et leur autonomie (Gumenyuk et autres, § 52, et Bilgen, § 58, tous deux précités).
49. En ce qui concerne la méthode suivie pour parvenir à la décision litigieuse, la Cour note que le droit interne ne prévoit pas que le juge en cause soit informé de la requête du procureur général ni qu'il puisse comparaître ou présenter ses arguments devant le CSM. De plus, compte tenu du mode de prise de décision du CSM, par vote à bulletin secret, les motifs d'une telle décision ne sont pas clairement exposés mais doivent être déduits de la proposition du procureur de suspendre le juge concerné et des débats se déroulant devant le CSM (paragraphe 30 ci-dessus). S'agissant de la présente espèce, force est de constater que les débats ont porté principalement sur la question de savoir si la suspension devait être automatiquement ordonnée en application de l'article 230, alinéa 1 de la loi sur le pouvoir judiciaire, ou si le CSM disposait d'un pouvoir d'appréciation à cet égard, sans que de réels motifs justifiant la suspension du requérant dans le cas d'espèce n'aient été évoqués (paragraphe 9 ci-dessus). Le requérant n'ayant ainsi bénéficié d'aucune garantie procédurale au moment où la décision litigieuse a été prise, il était d'autant plus important que les juridictions se penchent sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige porté devant elles afin d'offrir à l'intéressé un contrôle juridictionnel effectif de la décision litigieuse (voir, mutatis mutandis, Pişkin c. Turquie, no 33399/18, § 139, 15 décembre 2020).
50. Pour ce qui est de la teneur du litige et des moyens de recours, la Cour note que, de manière générale, lorsqu'elle contrôle un acte administratif pris par l'administration dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation, la Cour administrative suprême est non seulement tenue de contrôler la régularité formelle de l'acte mais également de vérifier que l'administration n'a pas outrepassé les limites de son pouvoir discrétionnaire. À cet effet, la haute juridiction doit examiner le respect des exigences spécifiques prévues par la loi ou le règlement, lorsque de telles exigences sont prévues, ainsi que le respect des principes généraux de la procédure administrative (paragraphes 28-29 ci-dessus). S'agissant des décisions du CSM prises en application de l'article 230, alinéa 2, de la loi sur le pouvoir judiciaire, la Cour note que ni la loi ni les directives internes au CSM ne prévoyaient des critères spécifiques sur la nécessité de suspendre un magistrat mis en examen. De plus, la Cour administrative suprême semble laisser un pouvoir d'appréciation très large au CSM à cet égard et se contente de vérifier que le magistrat en cause a fait l'objet d'une mise en examen et que le CSM a exposé des motifs, même succincts, à sa décision (paragraphes 15 et 30 ci-dessus).
51. En l'espèce, même si la Cour administrative suprême a constaté dans son arrêt que le CSM n'avait pas outrepassé les limites de son pouvoir discrétionnaire, cette conclusion apparaît uniquement fondée sur la nature des charges soulevées contre le requérant - la haute juridiction ne semble pas avoir procédé à sa propre analyse des faits pertinents ou à un véritable contrôle de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure de suspension, mais s'est contentée de renvoyer à la décision du CSM (paragraphe 15 ci-dessus). Pourtant, le requérant avait invoqué dans son recours des arguments dans le sens que sa suspension n'était nécessaire ni pour préserver l'image ou l'indépendance de la justice ni pour garantir le bon déroulement de la procédure pénale, que la mesure était disproportionnée eu égard aux conséquences sur sa vie privée et à la durée potentielle de la procédure pénale, ou encore que la suspension de ses fonctions au seul poste de président aurait pu être envisagée (paragraphe 10 ci-dessus). La Cour administrative suprême n'a pas expressément répondu à ces arguments.
52. La haute juridiction a par ailleurs refusé de contrôler le bien-fondé des accusations portées contre le requérant. À cet égard, la Cour prend en compte les motifs invoqués par le Gouvernement et par la Cour administrative suprême elle-même pour justifier cette approche, à savoir le respect dû à l'indépendance et à la compétence exclusive des juridictions pénales pour décider de la responsabilité pénale dans un cas donné. Elle observe cependant qu'en droit bulgare les décisions du parquet de mettre un juge en examen ne sont pas susceptibles d'un contrôle juridictionnel indépendant. Eu égard au rôle particulier des juges dans la défense de l'État de droit (voir le paragraphe 48 ci-dessus et les références de jurisprudence qui y sont citées), ainsi qu'aux conséquences très graves qu'une suspension de fonctions motivée par la mise en examen d'un juge peut avoir sur la carrière et la vie privée de l'intéressé, la Cour estime que l'absence de tout contrôle de la part de la Cour administrative suprême, qui n'est pas compétente pour vérifier, au minimum, que les poursuites ayant justifié la suspension n'étaient pas arbitraires, abusives ou dénuées de tout fondement factuel, risque de placer les juges à la merci de mises en examen abusives de la part du parquet. Une telle situation comporte un risque inhérent pour l'indépendance des juges (voir le paragraphe 48 ci-dessus et les références de jurisprudence citées). La nécessité de parer un tel risque au moyen d'un contrôle juridictionnel de la décision de suspendre un juge a été soulignée par la Commission de Venise dans son opinion sur l'article 230 de la loi sur le pouvoir judiciaire (paragraphe 35 ci-dessus). Un argument en ce sens a été soulevé en l'espèce par le requérant, qui a notamment soutenu que l'enquête sur les faits était pendante depuis plusieurs années et que sa mise en examen tardive, au moment où devait intervenir la nomination du président de la cour d'appel, était abusive et visait en réalité à empêcher sa réélection à ce poste (paragraphe 10 ci-dessus). Force est de constater que la Cour administrative suprême n'a pas prêté attention à cet argument.
53. Il ressort des considérations qui précèdent que le requérant a été suspendu de ses fonctions de juge en raison des poursuites pénales engagées contre lui, pour une durée indéterminée et sans maintien de son salaire, par une décision du CSM qui n'avait pas été entourée de garanties procédurales suffisantes et qui ne contenait que des motifs succincts quant à la nécessité de cette mesure, et sans que la mise en examen d'un juge par le parquet ne soit susceptible d'un contrôle juridictionnel indépendant. La Cour administrative suprême, dans le cadre du recours juridictionnel contre la mesure de suspension, a procédé à un contrôle restreint de la décision du CSM, n'a pas réalisé une analyse autonome des faits et a refusé de contrôler la justification de la mise en examen. De l'avis de la Cour, si aucun de ces éléments - l'absence de garanties procédurales et de réelle motivation de la décision du CSM, le contrôle restreint opéré par la Cour administrative suprême et l'absence de contrôle juridictionnel de la mise en examen effectuée par le parquet - ne permettrait à lui seul de conclure à une violation de l'article 6 de la Convention, leur effet cumulatif apparaît problématique dans les circonstances de l'espèce, eu égard à l'objet de la mesure litigieuse qui concernait la suspension du requérant de ses fonctions de juge.
54. En conclusion, la Cour considère que, bien qu'ayant formellement examiné les conditions de légalité de la décision du CSM, la Cour administrative suprême n'a pas procédé en l'espèce à un contrôle d'une étendue suffisante eu égard à l'objet de la décision litigieuse et aux arguments soulevés par le requérant. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention sur ce point.
a) Thèses des parties
55. Le requérant soutient que l'indépendance et l'impartialité de la Cour administrative suprême sont sujettes à caution en l'espèce dans la mesure où l'autre partie à la procédure, le CSM, dispose de pouvoirs concernant la discipline des juges, notamment ceux de la haute juridiction, l'organisation et le budget de l'ensemble des juridictions. Au regard des défauts structurels que le CSM présentait, selon lui, à l'époque pertinente, il argue que les juges de la Cour administrative suprême ne pouvaient statuer avec impartialité sur les décisions du CSM.
56. Se référant à la solution adoptée par la Cour dans l'arrêt Donev, précité, le Gouvernement soutient que la Cour administrative suprême était suffisamment indépendante et impartiale et que ni les pouvoirs dont dispose le CSM vis-à-vis des juges, ni les défauts allégués dans la composition de cet organe ne permettent de conclure autrement.
57. Constatant que les griefs formulés par le requérant et les observations présentées par le Gouvernement en réponse sont quasiment identiques à ceux qui ont fait l'objet de l'arrêt Donev précité, la Cour renvoie à l'exposé détaillé des observations des parties qui figure dans cet arrêt (précité, §§ 57-58, 63 et 71-78).
b) Appréciation de la Cour
58. La Cour se réfère aux principes généraux de sa jurisprudence concernant les garanties d'indépendance et d'impartialité, tels que résumés dans l'arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá (précité, §§ 144-150). En ce qui concerne l'indépendance et l'impartialité de la Cour administrative suprême, elle a examiné dans l'arrêt Donev, précité, un grief similaire à celui que soulève le requérant en l'espèce. Dans cet arrêt, elle s'est penchée sur les garanties prévues par le droit interne pour assurer l'indépendance et l'impartialité des juges, sur les défaillances structurelles de la composition du CSM alléguées par le requérant et sur les pouvoirs de cet organe ou de certains de ses membres à l'égard des juges de la Cour administrative suprême et elle a jugé, à la lumière des principes établis dans les arrêts Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, et Denisov c. Ukraine ([GC], no 76639/11, §§ 60-80, 25 septembre 2018), que les craintes du requérant à cet égard ne pouvaient passer pour objectivement justifiées. Elle a conclu à l'absence de violation de l'article 6 de la Convention concernant ce grief (Donev, précité, §§ 91-99).
59. Eu égard à la similitude des griefs formulés par le requérant dans la présente espèce, la Cour ne voit pas de raison de parvenir à une autre conclusion. Comme dans l'arrêt Donev, la Cour n'estime pas que les pouvoirs du CSM en matière disciplinaire, budgétaire et administrative permettent de conclure à un manque d'indépendance et d'impartialité des juges de la Cour administrative suprême, eu égard aux garanties institutionnelles prévues par le droit interne, à l'absence de déficiences structurelles graves dans la composition du CSM et à un défaut d'éléments concrets faisant ressortir un manque d'impartialité des juges ayant statué en l'espèce. Le requérant n'ayant au demeurant pas remis en cause l'impartialité subjective des juges ayant statué dans son affaire, la Cour considère que ses appréhensions quant à l'indépendance et à l'impartialité de la Cour administrative suprême ne peuvent passer pour objectivement justifiées.
60. L'article 6 § 1 de la Convention n'a donc pas été méconnu à cet égard.
61. Invoquant les articles 8 et 13 de la Convention, le requérant soutient que la suspension de ses fonctions a porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée et qu'il ne disposait pas de voies de recours efficace à cet égard. La Cour considère qu'il y a lieu d'examiner ce grief uniquement sous l'angle de l'article 8 de la Convention (Donev, précité, § 107), qui est ainsi libellé :
«
1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
a) Arguments des parties
62. Le Gouvernement conteste l'applicabilité de l'article 8 de la Convention au cas d'espèce au regard des critères définis par la Cour dans l'arrêt Denisov (précité). Il soutient tout d'abord que la suspension du requérant n'était pas motivée par des considérations liées à sa vie privée. Concernant ensuite les conséquences de cette mesure, il rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour, une telle mesure n'entraîne pas automatiquement l'applicabilité de l'article 8 et que le requérant doit apporter la preuve que les répercussions sur sa vie privée et sa réputation ont atteint un certain seuil de gravité. Or, selon le Gouvernement, le requérant n'a présenté dans le formulaire de requête que des allégations générales et non étayées et n'a pas non plus soulevé de tels arguments dans le cadre des procédures internes. L'intéressé n'aurait en particulier pas soumis d'éléments circonstanciés prouvant que sa suspension l'aurait placé dans une situation financière difficile, qu'elle aurait entravé ses relations professionnelles et sociales ou qu'elle aurait nui à sa réputation de manière significative. Le Gouvernement fait valoir que, contrairement à une révocation, la mesure de suspension avait un caractère temporaire et que le requérant a été réintégré dans ses fonctions. Il considère dès lors que le grief est irrecevable pour incompatibilité ratione materiae ou, alternativement, pour défaut d'épuisement des voies de recours internes ou pour défaut manifeste de fondement.
63. Le Gouvernement soutient par ailleurs qu'à la suite du prononcé d'une relaxe dans son affaire pénale, le requérant pouvait, en vertu de l'article 2, alinéa 1, point 3, de la loi sur la responsabilité de l'État, demander réparation du préjudice subi en raison de l'engagement des poursuites pénales dirigées contre lui et qu'il n'a, dès lors, pas épuisé les voies de recours qu'il avait à sa disposition. Le Gouvernement précise qu'il ressort de la jurisprudence existante en application de ces textes que les juridictions internes prennent en compte le préjudice résultant de la suspension des fonctions du mis en examen ou de l'exposition de l'affaire dans la presse.
64. En réponse, le requérant maintient que l'article 8 est applicable eu égard aux critères définis dans l'arrêt Denisov (précité). En suivant l'approche fondée sur les conséquences de la mesure litigieuse, il soutient que les poursuites pénales engagées contre lui et la suspension de ses fonctions qui en a résulté, étant de notoriété publique et largement commentées dans les médias, ont eu des répercussions graves sur son estime de lui-même, sa réputation et ses relations tant personnelles que professionnelles. Il fait valoir que pendant la période durant laquelle il a été suspendu, soit environ deux ans et demi, il ne percevait aucun salaire, ne pouvait exercer une autre profession juridique et s'inquiétait de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de sa famille. Il produit à l'appui de sa thèse les déclarations de trois de ses collègues magistrats, aux termes desquelles les poursuites pénales et sa suspension ont causé un stress considérable à lui-même et à ses proches. S'agissant de la motivation de la mesure, le requérant fait valoir que sa suspension a été demandée par le procureur général et ordonnée par le CSM juste au moment où devait avoir lieu sa nomination au poste de président de la cour d'appel, ce qui révèle selon lui qu'elle visait en réalité à l'empêcher d'être reconduit dans ce poste.
65. En ce qui concerne la possibilité de demander une indemnité en application de l'article 2, alinéa 1, point 3, de la loi sur la responsabilité de l'État à la suite de sa relaxe, tout en admettant l'efficacité de principe de cette voie de recours, le requérant soutient que sa mise en œuvre ne peut donner lieu à un examen de la conformité de la suspension de ses fonctions avec l'article 8 de la Convention et, de ce fait, ne peut aboutir à une reconnaissance de la violation qu'il allègue devant la Cour.
b) Appréciation de la Cour
66. La Cour rappelle que les critères à prendre en considération pour déterminer si l'article 8 de la Convention s'applique à un litige d'ordre professionnel ont été établis dans l'arrêt Denisov (précité, §§ 92-117), auquel elle renvoie. Les principes guidant l'applicabilité de l'article 8 y ont été synthétisés de la manière suivante :
«
115. La Cour conclut de la jurisprudence ci-dessus que les litiges professionnels ne sont pas par nature exclus du champ d'application de la notion de « vie privée » au sens de l'article 8 de la Convention. Dans de tels litiges, un licenciement, une rétrogradation, un refus d'accès à une profession ou d'autres mesures tout aussi défavorables peuvent avoir des répercussions sur certains aspects typiques de la vie privée. Parmi ces aspects figurent i) le « cercle intime » du requérant, ii) la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui, et iii) sa réputation sociale et professionnelle. Un problème se pose généralement au regard de la vie privée de deux manières dans le cadre de litiges de ce type : soit du fait des motifs à l'origine de la mesure en cause (auquel cas la Cour retient l'approche fondée sur les motifs), soit - dans certains cas - du fait des conséquences sur la vie privée (auquel cas la Cour retient l'approche fondée sur les conséquences).
116. Si l'approche fondée sur les conséquences est suivie, le seuil de gravité à atteindre pour chacun des aspects susmentionnés revêt une importance cruciale. C'est au requérant qu'il incombe d'établir de manière convaincante que ce seuil a été atteint dans son cas. Il doit produire des éléments prouvant les conséquences de la mesure en cause. La Cour ne reconnaîtra l'applicabilité de l'article 8 que si ces conséquences sont très graves et touchent sa vie privée de manière particulièrement notable.
117. La Cour a énoncé des critères permettant d'apprécier le sérieux ou la gravité des violations alléguées dans le cadre de différents régimes. Le préjudice subi par le requérant s'apprécie par rapport à sa vie avant et après la mesure en question. La Cour estime en outre que, pour déterminer la gravité des conséquences dans un litige professionnel, il convient d'analyser au regard des circonstances objectives de l'espèce la perception subjective que le requérant dit être la sienne. Pareille analyse englobe les conséquences tant matérielles que non matérielles de la mesure en cause. Il reste toutefois que c'est au requérant de définir et préciser la nature et l'étendue de son préjudice, lequel doit avoir un lien de causalité avec la mesure en cause. La règle de l'épuisement des voies de recours internes veut que les éléments essentiels des allégations de ce type doivent avoir été suffisamment exposés devant les autorités internes saisies du litige. »
67. S'agissant de la présente espèce, la Cour rappelle que le requérant s'est vu suspendre de ses fonctions de juge pour une durée d'environ deux ans et demi en raison des poursuites pénales engagées contre lui. Elle relève que cette mesure n'était pas motivée par des considérations touchant à la vie privée de l'intéressé mais par le fait que, de l'avis des autorités internes compétentes, la poursuite de ses fonctions alors qu'il avait été mis en examen était susceptible de compromettre l'image de la justice. Conformément à sa jurisprudence mentionnée ci-dessus, la Cour va donc rechercher si la mesure en question a eu des conséquences graves sur des éléments constitutifs de la vie privée du requérant, de nature à entraîner l'application de l'article 8 de la Convention.
68. Tout d'abord, en ce qui concerne les conséquences de la mesure de suspension sur le « cercle intime » du requérant, la Cour relève que celle-ci a eu pour effet de priver l'intéressé de rémunération pendant la durée de sa suspension, soit environ deux ans et demi. Même si l'élément pécuniaire du litige ne rend pas l'article 8 de la Convention automatiquement applicable (Denisov, précité, § 122, et Camelia Bogdan, précité, § 86), la Cour considère que compte tenu de sa durée dans le temps, la privation de rémunération du requérant a nécessairement eu une incidence sur sa vie privée. De surcroît, tant qu'il était suspendu, le requérant gardait son statut de magistrat et ne pouvait exercer presque aucune activité rémunérée dans le secteur public ou privé en raison des incompatibilités liées à cette fonction (comparer avec Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 47, CEDH 2004-VIII, D.M.T. et D.K.I. c. Bulgarie, no 29476/06, § 103, 24 juillet 2012, Platini c. Suisse (déc.), no 526/18, § 57, 11 février 2020, et Miroslava Todorova, précité, § 140).
69. Certes, le droit interne prévoyait que, en cas de relaxe, le magistrat suspendu pouvait obtenir le paiement des salaires non versés pendant la période de suspension et le requérant a effectivement perçu son arriéré de salaires en 2021 (paragraphes 20-22 et 27 ci-dessus). La Cour note néanmoins que cette possibilité dépendait de l'issue et de la durée de la procédure pénale. En l'espèce, eu égard à la durée de la procédure pénale, cette possibilité n'est apparue que près de sept ans après la suspension des fonctions du requérant (paragraphes 20-22 ci-dessus ; comparer avec Camelia Bogdan, précité, § 87, et Miroslava Todorova, précité, § 139, qui concernaient des durées plus courtes, et avec D.M.T. et D.K.I. c. Bulgarie, précité, § 103).
70. Pour ce qui est des possibilités de nouer et de maintenir des relations avec autrui, la Cour relève que la suspension du requérant l'a empêché, pendant une période assez longue, d'exercer ses fonctions de juge, d'évoluer dans son environnement professionnel et de poursuivre ses ambitions de développement professionnel et personnel (voir Juszczyszyn, précité, § 235, et, mutatis mutandis, Gumenyuk et autres, précité, § 88). En particulier, eu égard à la concomitance de la mesure de suspension avec la fin de son mandat de président de la cour d'appel de Sofia, il n'a pas été en mesure de briguer le renouvellement de ce mandat (paragraphes 6 et 14 ci-dessus).
71. S'agissant de la réputation professionnelle du requérant, la Cour observe que la publicité dont il se plaint concerne principalement les accusations pénales dont il a fait l'objet et non la mesure de suspension en cause dans la présente requête. Néanmoins, la décision du CSM de le suspendre au motif que, en raison des accusations portées contre lui, son maintien en fonction était susceptible d'affecter l'image d'intégrité de la justice permet de penser que cette mesure a également pu porter atteinte à sa réputation professionnelle (comparer avec Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 166 in fine, CEDH 2013, et Denisov, précité, §§ 125-126).
72. En conclusion, eu égard à la nature et à la durée de la mesure de suspension imposée au requérant et aux conséquences négatives sur divers aspects de sa vie privée mentionnés ci-dessus, la Cour considère que le seuil de gravité exigé pour faire entrer en jeu l'article 8 de la Convention a été atteint. Il s'ensuit que l'article 8 trouve à s'appliquer en l'espèce et que l'exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.
73. La Cour se réfère aux principes rappelés dans l'arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014) pour ce qui est de la règle de l'épuisement des voies de recours internes.
74. En l'espèce, le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes en deux branches. Dans la mesure où le Gouvernement soutient, tout d'abord, que le requérant n'a pas soulevé, dans le cadre des procédures internes, ses allégations d'atteinte à sa vie privée, la Cour relève que l'intéressé a invoqué, dans son recours en annulation de la décision du CSM et dans sa requête en sursis à l'exécution de cette décision, plusieurs éléments qui relèvent de la notion de vie privée, au sens de sa jurisprudence (paragraphes 10 et 11 ci-dessus). Elle estime, dans ces circonstances, que le requérant a exposé ses allégations de violation de l'article 8 de la Convention devant les juridictions internes de manière suffisante (Denisov, précité, § 117). Partant, elle rejette la première branche de l'exception du Gouvernement.
75. S'agissant, ensuite, de la possibilité pour le requérant de recevoir une indemnisation en vertu de l'article 2, alinéa 1, point 3, de la loi sur la responsabilité de l'État, la Cour observe que, à la suite du prononcé d'une relaxe dans son affaire pénale en décembre 2020, le requérant avait la possibilité de demander réparation du préjudice subi en raison des poursuites pénales engagées contre lui, et qu'il a effectivement introduit une telle action en 2022, qui est actuellement pendante devant les juridictions internes (paragraphe 23 ci-dessus).
76. Le requérant ne conteste pas le caractère accessible et l'efficacité de principe d'un tel recours. Sur la question de savoir si ce recours est adéquat en l'espèce, c'est-à-dire en mesure d'apporter un redressement approprié au grief que le requérant tire de l'article 8 de la Convention, la Cour rappelle que, lorsque la méconnaissance alléguée de la Convention a pris fin, un tel redressement implique en principe une reconnaissance de la violation alléguée et l'octroi d'une indemnité (voir, mutatis mutandis, Kolev c. Bulgarie (déc.), no 69591/14, § 35, 30 mai 2017). Il ressort des éléments de droit interne dont la Cour dispose que, dans le cadre d'une action sur le fondement de l'article 2, alinéa 1, point 3, de la loi sur la responsabilité de l'État, cette responsabilité est engagée même en l'absence de faute et que l'indemnité accordée peut couvrir l'ensemble des préjudices moral et matériel causés du fait des poursuites pénales, notamment des souffrances morales relatives aux poursuites engagées ou à l'atteinte à la réputation (paragraphe 34 ci-dessus).
77. La Cour relève cependant que cette voie de recours a pour objectif de fournir une compensation à une personne qui, après avoir été mise en examen, a bénéficié d'une relaxe ou d'un abandon des poursuites pénales, alors que le grief que le requérant tire en l'espèce de l'article 8 de la Convention porte sur l'atteinte à sa vie privée en raison de la mesure de suspension de ses fonctions prise par le CSM ainsi que de l'absence de garanties procédurales suffisantes dans la loi. Dès lors, même s'il n'est pas exclu que la mise en œuvre de cette action puisse fournir une compensation au titre de la suspension des fonctions du requérant, force est de constater que ce recours n'a pas été mis en place dans un tel but et que les juridictions ne sont dès lors pas tenues d'examiner et de se prononcer sur le respect des droits protégés par l'article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Nikolova et Vandova c. Bulgarie, no 20688/04, § 57, 17 décembre 2013, Kolev, décision précitée, §§, 46-47, et S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, § 34, 3 mars 2015).
78. Au vu des observations qui précèdent, la Cour n'est pas convaincue que, dans les circonstances de l'espèce, l'action en réparation évoquée par le Gouvernement apparaît comme un recours effectif susceptible de fournir un redressement approprié au grief spécifique formulé par le requérant sous l'angle de l'article 8 de la Convention et dont l'épuisement était requis au titre de l'article 35 § 1 de la Convention. Partant, il convient également de rejeter la deuxième branche de l'exception soulevée par le Gouvernement.
79. Constatant par ailleurs que le grief fondé sur l'article 8 n'est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
80. Le requérant soutient que la suspension de ses fonctions a porté une atteinte grave à sa vie privée, à sa réputation et à sa carrière professionnelle. Il estime que le droit interne ne répondait pas aux critères relatifs à la qualité de la loi en ce qu'il ne comportait pas de garanties suffisantes contre l'arbitraire, eu égard, notamment, à l'absence de limitation temporelle de telles mesures et au caractère déficient du contrôle juridictionnel effectué. De plus, selon le requérant, la mesure de suspension ne poursuivait pas un objectif légitime clair et était en tout état de cause disproportionnée.
81. Le Gouvernement soutient que la suspension en question avait une base légale suffisamment claire et prévisible en droit interne et qu'elle poursuivait l'objectif légitime d'assurer l'intégrité de la justice et de préserver la confiance du public dans l'institution judiciaire. Il estime qu'il est nécessaire, dans cet objectif, d'écarter temporairement les magistrats soupçonnés d'avoir commis des actes délictueux et que la prise de cette mesure en l'espèce était entourée de garanties procédurales et soumise à un contrôle juridictionnel. Il en conclut que la suspension du requérant était proportionnée au but poursuivi.
82. Eu égard aux observations ci-dessus concernant les conséquences de la mesure de suspension des fonctions du requérant sur sa vie privée (paragraphes 68-72 ci-dessus), la Cour considère que cette mesure était constitutive d'une ingérence dans le droit de l'intéressé au respect de sa vie privée. Pareille ingérence ne peut se justifier au regard de l'article 8 § 2 de la Convention que si elle est prévue par la loi, vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans ce paragraphe et est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce ou ces buts.
83. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l'article 8 § 2 de la Convention, veulent non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi ont trait à la qualité de la loi en cause : ils exigent l'accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui, de surcroît, doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (voir, parmi d'autres, Pişkin, précité, § 206). En l'espèce, la suspension du requérant avait une base légale, à savoir l'article 230 de la loi sur le pouvoir judiciaire. Le requérant a eu accès à un recours juridictionnel pour en contester la légalité et les juridictions internes ont considéré que la suspension en question répondait aux conditions prévues par le droit interne. La Cour admet dès lors que l'ingérence en cause peut être considérée comme « prévue par la loi » au sens de l'article 8 § 2 de la Convention. Dans la mesure où le requérant se plaint à cet égard que la mesure de suspension n'avait aucune limitation temporelle et que l'étendue du contrôle juridictionnel a été insuffisante, ces points pourront être examinés dans le cadre de la proportionnalité de l'ingérence.
84. La Cour accepte par ailleurs que la mesure de suspension visait, comme le soutient le Gouvernement, à garantir l'intégrité de la justice et à préserver la confiance du public dans l'institution judiciaire. La Cour admet qu'il s'agit d'un objectif légitime important, qui pourrait constituer un argument de poids pour justifier la suspension des fonctions d'un juge. La mesure litigieuse peut donc être considérée comme ayant poursuivi les buts légitimes, prévus à l'article 8 § 2, que sont la défense de l'ordre et la protection des droits et libertés d'autrui.
85. Pour déterminer si la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », il convient de considérer l'affaire dans son ensemble et d'examiner si les motifs invoqués pour la justifier étaient pertinents et suffisants et si ladite mesure était proportionnée aux buts légitimes visés. À cet égard, la Cour rappelle qu'il appartient aux autorités nationales de juger les premières de la nécessité de l'ingérence et que les États contractants gardent dans le cadre de cette évaluation une marge d'appréciation qui dépend de la nature des activités en jeu et du but poursuivi par les restrictions. Il incombe néanmoins à la Cour de vérifier si leurs décisions se concilient avec les dispositions de la Convention (Özpınar c. Turquie, no 20999/04, § 68, 19 octobre 2010, Pişkin, précité, § 215, et Xhoxhaj c. Albanie, no 15227/19, § 402, 9 février 2021). Les garanties procédurales dont dispose l'individu sont particulièrement importantes pour déterminer si l'État défendeur est resté dans les limites de sa marge d'appréciation. En particulier, la Cour doit examiner si le processus décisionnel ayant conduit à des mesures d'ingérence était équitable et de nature à respecter les intérêts garantis à l'individu par l'article 8 et si l'intéressé a bénéficié d'un contrôle juridictionnel adéquat (Pişkin, précité, §§ 214 et 216). Elle doit procéder à son évaluation sans perdre de vue les fonctions occupées par le requérant (Donev, précité, § 119) et la nécessité de protéger les membres du corps judiciaire contre des mesures susceptibles de menacer leur indépendance et leur autonomie (paragraphe 48 ci-dessus et les références de jurisprudence qui y sont citées).
86. En ce qui concerne la qualité du processus décisionnel en l'espèce, la Cour a déjà constaté sous l'angle de l'article 6 de la Convention que le requérant n'a pas bénéficié de garanties procédurales au stade de la prise de décision par le CSM, dans la mesure où il n'a pas été en mesure de comparaître ou de présenter des arguments devant cette autorité et que la décision rendue contenait des motifs lacunaires (paragraphe 49 ci-dessus). Le requérant a certes eu la possibilité de contester la légalité de cette décision devant la Cour administrative suprême, qui a examiné les moyens qu'il avait soulevés concernant le respect des normes procédurales et matérielles du droit interne relatives à la légalité de la décision du CSM. La Cour a néanmoins considéré que le contrôle opéré par la Cour administrative suprême n'était pas d'une étendue suffisante eu égard à l'objet de la décision en cause et aux arguments développés par le requérant - la haute juridiction a en effet refusé de se pencher sur les charges formulées contre le requérant et n'a pas non plus procédé à un véritable contrôle de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure de suspension (paragraphes 50-54 ci-dessus).
87. La Cour observe par ailleurs que la mesure litigieuse a eu des répercussions sérieuses sur la vie privée et professionnelle du requérant (paragraphes 68-72 ci-dessus). Elle relève en particulier que la suspension de ses fonctions a duré deux ans et demi durant lesquels il a été privé de sa rémunération et ne pouvait, du fait des incompatibilités liées à la fonction de juge, exercer une autre activité professionnelle. De plus, au moment où la suspension du requérant a été décidée par le CSM en mai 2014, le droit interne ne contenait aucune limitation d'une telle mesure dans le temps, ni aucune possibilité d'en contester la justification prolongée devant un organe indépendant (paragraphes 24 et 25 ci-dessus). La poursuite de la procédure pénale était une condition suffisante au maintien de la suspension des fonctions du magistrat en cause. Or il est indéniable qu'une procédure pénale peut se prolonger pendant une très longue période, comme cela a été effectivement le cas en l'espèce, où le requérant a obtenu une relaxe près de sept ans après l'engagement des poursuites et, dans pareil cas, les conséquences négatives sur la vie privée du magistrat suspendu sont significatives et ne peuvent que s'aggraver avec l'écoulement du temps. En l'espèce, eu égard à la durée de la procédure pénale et à l'absence de voies de recours pour demander la levée de la mesure de suspension, le requérant est demeuré dans l'incertitude quant à la durée de cette mesure. Une telle situation comporte également un risque inhérent pour l'indépendance du juge mis en cause dont la Cour doit également tenir compte (paragraphe 85 ci-dessus, in fine).
88. Au vu de l'ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime que la mesure de suspension des fonctions du requérant n'était pas entourée de garanties adéquates contre les abus et n'était pas fondée sur des motifs pertinents et suffisants pour la justifier. Dans ces circonstances, et en dépit de la marge d'appréciation dont bénéficient les autorités internes en pareil domaine, la Cour considère que la mesure imposée au requérant n'était pas proportionnée à l'objectif légitime poursuivi et qu'elle a dès lors emporté violation de l'article 8 de la Convention.
89. Sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1, seul et combiné avec l'article 13 de la Convention, le requérant se plaint d'avoir été privé de sa rémunération pendant la durée de sa suspension. Se référant aux arguments qu'il a développés sous l'angle des articles 6 et 8 de la Convention, il estime que cette mesure n'a pas été réalisée « dans les conditions prévues par la loi » et qu'il n'a pas bénéficié d'un recours effectif concernant ce grief.
90. Le Gouvernement soutient qu'il n'y a pas eu en l'espèce de privation de propriété et que le requérant a reçu le paiement de ses arriérés de salaires après la relaxe prononcée dans son affaire pénale. Il ajoute que concernant ce grief l'intéressé pouvait également demander une indemnité de tout préjudice matériel résultant des poursuites pénales sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l'État (paragraphe 63 ci-dessus).
91. La Cour rappelle que l'article 1 du Protocole no 1 ne vaut que pour les biens actuels et ne crée aucun droit d'en acquérir (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 82, CEDH 2011). Un revenu futur ne peut ainsi être qualifié de « bien » que s'il a déjà été gagné ou s'il fait l'objet d'une créance certaine (Erkan c. Turquie (déc.), no 29840/03, 24 mars 2005, et Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 64, CEDH 2007-I).
92. En l'espèce, pendant la durée de la suspension de ses fonctions, le requérant n'avait pas droit à son traitement de magistrat (paragraphe 24 ci-dessus). Il ne peut dès lors être soutenu que les revenus auxquels il prétend ont été « gagnés » ou faisaient l'objet d'une créance certaine. Dans ces conditions, l'intéressé n'était pas titulaire d'un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 et son grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et de ses Protocoles (voir, mutatis mutandis, Denisov, précité, § 137, et Juszczyszyn, précité, § 344). Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
93. En l'absence d'un grief défendable sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1, le grief fondé sur l'article 13 de la Convention, lié à celui-ci, est manifestement mal fondé et doit également être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
94. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
95. Le requérant demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu'il estime avoir subi.
96. Le Gouvernement juge ces prétentions excessives.
97. La Cour, statuant en équité, octroie au requérant 4 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme.
98. Le requérant réclame le remboursement des honoraires qu'il a versés à ses avocats pour la procédure devant la Cour, s'élevant à un montant de 2 400 levs bulgares (BGN), toutes taxes comprises (1 226,62 EUR), ainsi que de 399,57 EUR correspondant aux frais de poste et de traduction avancés par la société d'avocats Ekimdzhiev et associés. Il demande que le montant alloué au titre des frais soit directement versé à la société d'avocats.
99. Le Gouvernement ne conteste pas les montants réclamés.
100. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d'allouer au requérant la totalité des sommes demandées, soit 1 626,19 EUR, dont 1 226,62 EUR seront à verser au requérant et 399,57 EUR directement à ses avocats.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 octobre 2023, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Pere Pastor Vilanova
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée de la juge Arnardóttir, à laquelle se rallie le juge Pavli.
P.P.V.
M.B.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE ARNARDÓTTIR, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE PAVLI
(Traduction)
1. La présente affaire concerne la suspension des fonctions juridictionnelles du requérant, à la demande du procureur général bulgare, en raison de sa mise en examen. Si l'intéressé avait été reconnu coupable, il aurait en application du droit interne perdu le droit d'exercer les fonctions de juge. L'espèce porte sur une question nouvelle, qui n'est pas traitée dans la jurisprudence récente de la Cour relative aux garanties procédurales dans les affaires civiles concernant le statut ou la carrière des juges.
2. J'ai voté avec la majorité pour un constat de violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne l'étendue insuffisante du contrôle juridictionnel exercé par la Cour administrative suprême dans la cause du requérant. Je ne puis toutefois souscrire à tous les postulats sur lesquels la majorité fait reposer ses conclusions. Dans la présente opinion séparée, je développerai les motifs sur lesquels je fonde ma position, y compris quant au constat de violation de l'article 8 de la Convention.
3. Je souscris bien sûr à l'avis de la majorité selon lequel les critères énoncés dans l'arrêt Ramos Nunes, qui permettent d'apprécier si un contrôle juridictionnel a été suffisant, s'appliquent en l'espèce. Afin d'évaluer si un contrôle d'une étendue suffisante a été effectué, la Cour doit ainsi prendre en considération les compétences attribuées à la juridiction en question, l'objet de la décision attaquée, la méthode suivie pour parvenir à cette décision et la teneur du litige, y compris les moyens de recours, tant souhaités que réellement développés (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 179, 6 novembre 2018). J'estime cependant que la majorité se borne, dans son analyse fondée sur l'article 6 § 1 de la Convention, à appliquer les critères susmentionnés au cas du requérant sans tenir suffisamment compte du fait que, lorsqu'elle recherche si le dispositif législatif en question, pris dans son ensemble, prévoit un contrôle suffisant, la Cour doit également prendre en considération la nature du dispositif en cause. L'appréciation de la Cour peut donc dépendre non seulement des éléments susmentionnés, y compris des aspects particuliers que le requérant entend présenter comme étant les points centraux pour lui mais aussi, plus généralement, de la nature des droits et obligations de caractère civil en jeu et de la nature des objectifs de la politique poursuivie par la législation sous-jacente (Ramos Nunes, précité, § 180).
4. La Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour que les juges puissent mener à bien leur mission (voir, par exemple, Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 302, 15 mars 2022). Ce qui est en jeu dans la cause du requérant, c'est donc non seulement l'indépendance du pouvoir judiciaire, comme l'a fait remarquer la majorité, mais aussi l'autorité du pouvoir judiciaire, deux conditions préalables à l'existence même de l'État de droit. Dès lors, à mon sens, le raisonnement de la majorité sur le terrain de l'article 6 § 1 de la Convention ne tient suffisamment compte ni du fait que le requérant était mis en examen pour des infractions qui, si elles avaient été démontrées, l'auraient privé du droit d'exercer les fonctions de juge, ni de l'important objectif de la politique poursuivie par le dispositif législatif interne en question, à savoir la préservation de la confiance des citoyens dans le pouvoir judiciaire.
5. À la lumière des considérations qui précèdent, j'estime qu'au regard de l'article 6 § 1 de la Convention, les États contractants doivent en principe être libres d'adopter un dispositif législatif prévoyant la suspension des juges se trouvant dans la situation du requérant en attendant l'issue des poursuites pénales déclenchées contre eux. À cet égard, je note également qu'au regard de l'article 6 de la Convention, les États contractants sont en principe libres de délimiter les compétences entre différents types de juridictions (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 68, 20 octobre 2011). De plus, une procédure civile visant à la suspension d'un juge ne saurait, en dépassant les limites ainsi établies, violer dans une procédure pénale parallèle le droit à la présomption d'innocence, au sens de l'article 6 § 2 (comparer avec Erkol c. Turquie, no 50172/06, § 41, 19 avril 2011). En même temps, il importe que le dispositif législatif en question offre suffisamment de garanties pour protéger le corps judiciaire contre les mesures qui menacent son indépendance et son autonomie.
6. Compte tenu de ce qui précède, je souscris à l'avis de la majorité selon lequel la Cour administrative suprême aurait dû, au regard de l'article 6 § 1 de la Convention, vérifier le bien-fondé des accusations portées contre le requérant. Je tiens toutefois à préciser qu'à mon sens cette obligation ne pouvait pas impliquer de faire davantage que vérifier si la décision du parquet de mettre en examen le requérant n'était pas arbitraire, abusive ou dénuée de base factuelle. En l'espèce, je note que la Cour administrative suprême n'a nullement examiné la question de savoir s'il y avait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d'avoir commis les infractions en cause et qu'elle n'a pas non plus répondu à l'argument qu'il avait présenté pour sa défense, selon lequel sa mise en examen visait à empêcher sa réélection au poste de président de la cour d'appel et était dès lors abusive. Eu égard à ces éléments ainsi qu'à l'absence, relevée par la majorité, de garanties procédurales offertes par le Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM »), je partage l'avis qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne l'étendue insuffisante du contrôle juridictionnel opéré par la Cour administrative suprême.
7. S'agissant d'autre part du contrôle opéré par la Cour administrative suprême dans la cause du requérant, je note que le CSM s'est penché sur la sévérité des infractions dont l'intéressé était soupçonné et que la haute juridiction administrative a conclu que cet organe n'avait pas outrepassé les limites de son pouvoir discrétionnaire en considérant que la suspension s'imposait au regard de la gravité des infractions en question (paragraphe 15 de l'arrêt). Eu égard à l'important objectif que constitue la préservation de l'autorité du corps judiciaire, j'estime que l'usage fait par le CSM de son pouvoir d'appréciation dans le cadre du dispositif législatif en question a fait l'objet d'un contrôle suffisant de la Cour administrative suprême. C'est pourquoi je suis en désaccord avec les parties du raisonnement où la majorité avance que l'article 6 § 1 de la Convention appelait la Cour administrative suprême, lorsque le requérant a été suspendu de ses fonctions juridictionnelles, à effectuer en outre un contrôle plus approfondi de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure de suspension litigieuse (voir en particulier le paragraphe 51 de l'arrêt).
8. Au regard de l'article 8 de la Convention, l'absence de garanties procédurales relevée ci-dessus est un élément à prendre en compte pour évaluer l'exercice de la marge d'appréciation. La conséquence directe de la législation interne applicable à l'époque est que le requérant a été suspendu de ses fonctions et privé de rémunération pendant deux ans et demi, période pendant laquelle il est demeuré dans l'incertitude quant à la durée de cette mesure. Eu égard à ce qui précède, je souscris également au constat de la majorité selon lequel la mesure imposée au requérant n'était pas proportionnée au but légitime poursuivi et a dès lors emporté violation de l'article 8 de la Convention.