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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MIRON v. ROMANIA - 37324/16 (No Article 6 - Right to a fair trial : Fourth Section) French Text [2024] ECHR 839 (05 November 2024) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2024/839.html Cite as: [2024] ECHR 839 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE MIRON c. ROUMANIE
(Requête no 37324/16)
ARRÊT
Art 6 (pénal) • Équité de la procédure pénale ayant condamné la requérante au regard de l'utilisation par la juge unique en première instance puis par la cour d'appel de témoignages n'ayant pas été entendus directement par eux • Tribunaux s'étant fondés sur l'ensemble des preuves • Rôle significatif des documents écrits complétés par des témoignages • Rôle extrêmement limité des témoignages litigieux dans le raisonnement des juridictions • Absence d'une réelle mise en cause par la requérante de la crédibilité de ces témoins entendus au cours de l'instruction • Mesures compensatoires prises par les juges de première instance et d'appel ayant, de leur propre chef, entendu directement les coinculpés et un témoin particulièrement important • Disponibilité de l'enregistrement audio en plus du compte-rendu écrit des témoignages litigieux représentant une garantie supplémentaire
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
5 novembre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Miron c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Armen Harutyunyan,
Anja Seibert-Fohr,
Ana Maria Guerra Martins,
Sebastian Răduleţu, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,
Vu :
la requête (no 37324/16) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Adriana-Laura Miron (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 15 juin 2016,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») le grief tiré de l'article 6 de la Convention concernant la méconnaissance du principe de l'immédiateté par les tribunaux internes et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 octobre 2024,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne, sous l'angle de l'article 6 de la Convention, l'équité d'une procédure pénale engagée contre la requérante, l'intéressée reprochant à la formation de jugement qui l'a condamnée de n'avoir pas entendu directement ni les témoins ni ses coinculpés.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1977 et réside à Bucarest. Elle a été représentée par Me F. Teodosiu, avocate à Bucarest.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
I. Le renvoi en jugement de la requérante
4. Par un réquisitoire du 19 décembre 2012, le parquet près le tribunal de première instance de Bucarest (ci-après « le parquet ») renvoya en jugement la requérante et quatre autres fonctionnaires de la direction du management des ressources humaines (« la DGRU ») du ministère de l'Intérieur (« le MI ») pour faux et abus de fonctions. Il leur était reproché d'avoir recruté illégalement D.R.C. et de l'avoir rémunéré pour un emploi fictif, l'intéressé étant lui aussi renvoyé en jugement pour complicité auxdits délits. Selon le réquisitoire, la requérante avait, en tant que directrice générale adjointe de la DGRU, déterminé N.G. (sa subordonnée et l'une de ses quatre ex-collègues coinculpées) à rédiger une note-rapport (« la note-rapport ») aux fins de déblocage d'un poste au sein du service en question et, par la suite, un arrêté no II/8473/2010 (« l'arrêté ») aux fins de transfert d'un poste à la DGRU et d'organisation d'un concours permettant de le pourvoir.
5. Le parquet apportait, dans son réquisitoire, les précisions suivantes. En application de l'ordonnance d'urgence du Gouvernement no 34/2009 (« l'OUG no 34/2009 »), des procédures de recrutement telles que celle dont il s'agit en l'espèce étaient suspendues, sauf pour certains postes déjà financés, ce qui n'était pas le cas en l'occurrence. Par ailleurs, la note-rapport avait été signée par la requérante alors que le document n'était pas accompagné des avis financier et juridique requis. En outre, en dépit de son caractère irrégulier, l'arrêté avait reçu l'avis conforme de la requérante ; il portait, comme l'exigeait la loi, la signature d'un secrétaire d'État (en l'occurrence E.G), mais un rapport d'expertise avait établi que cette signature était un faux (l'identification de son auteur faisant l'objet d'une procédure distincte alors pendante). Le concours lui-même avait été entaché de plusieurs irrégularités (absence de publication ; choix biaisé du candidat et enregistrement du dossier incomplet ; absence de réunion de la commission dont faisaient partie, sur demande de la requérante, les quatre collègues désormais ses coinculpées, parmi lesquelles N.G. en tant qu'assistante ; épreuves du concours et notation fictives ; etc.). Enfin, l'emploi que D.R.C. était ensuite censé occuper était fictif : l'intéressé ne se présenta pas à son poste de travail, mais toucha un salaire, la requérante signant régulièrement sa feuille de présence.
6. Par un jugement avant dire droit du 4 juin 2013, le tribunal de première instance de Bucarest accueillit la demande de N.G. et d'une autre coinculpée de la requérante d'être jugées selon la procédure simplifiée régie par l'article 3201 du code de procédure pénale (« le CPP ») en vigueur à l'époque des faits (ce qui impliquait la reconnaissance des faits décrits par le réquisitoire). Disjoignant l'affaire, le tribunal condamna ces deux personnes à des peines de prison courtes. Elles furent ensuite entendues comme témoins dans la procédure pénale concernant la requérante (paragraphe 11 ci‑dessous).
II. La procédure pénale en première instance
7. En ce qui concerne la requérante elle-même et les deux coinculpées restantes, le tribunal de première instance siégeant en formation de juge unique (la juge A.G. en l'occurrence), notant l'entrée en vigueur le 1er février 2014 du nouveau CPP et renvoyant à l'article 374 dudit code (paragraphe 18 ci-dessous), fit droit à leur souhait d'être entendues. Il recueillit leurs déclarations au cours de trois audiences qui se tinrent à partir du 19 février 2014. D.R.C. (paragraphe 4 ci-dessus), quant à lui, décida de garder le silence. En présence de la requérante et de l'avocat qu'elle avait choisi, le tribunal entendit aussi l'un des sept témoins déjà entendus lors des poursuites, à savoir le secrétaire d'État E.G. (paragraphe 5 ci-dessus).
8. À l'audience du 30 avril 2014, le tribunal s'employa à déterminer les preuves à administrer. Il demanda aux parties de faire savoir si elles contestaient celles qui avaient été recueillies au cours de l'enquête pénale, de façon que les conséquences prévues par l'article 374 du CPP pussent, le cas échéant, être tirées de leurs déclarations. La requérante, par l'intermédiaire de son avocat, indiqua qu'elle ne les contestait pas, mais avait des doutes sur la véridicité des déclarations de ses coinculpées et souhaitait poser des questions aux témoins entendus lors des poursuites. Le tribunal invitant les parties à faire savoir si elles souhaitaient demander des preuves supplémentaires, la requérante sollicita l'administration de documents écrits et des enregistrements vidéo archivés des entrées du bâtiment abritant la DGRU ainsi que l'audition d'un témoin, M.C., directeur adjoint de la direction financière du MI ; le parquet, de son côté, demanda l'audition en tant que témoins des deux ex-collègues de la requérante précédemment condamnées (paragraphes 6 ci-dessus et 11 ci-dessous). L'une et l'autre demandes furent accueillies.
9. Le 14 mai 2014, le tribunal siégeant en formation de juge unique (toujours la juge A.G. en l'occurrence) procéda à l'audition de cinq des sept témoins entendus lors des poursuites (le sixième, E.G., avait déjà été entendu par le tribunal (paragraphe 7 ci-dessus) ; pour le septième, voir le paragraphe 11 ci-dessous)). Le témoin supplémentaire à décharge, M.C. (paragraphe 8 ci-dessus), fut entendu à son tour à l'audience suivante, le 25 juin 2014, par le tribunal composé cette fois d'une autre juge unique (V.O.). Les dépositions des cinq témoins susmentionnés portèrent, dans une large mesure, sur l'organisation du concours au sein de la direction, sur la réalité de la présence de D.R.C. à son poste et sur l'allégation de la requérante selon laquelle le projet d'arrêté portant organisation du concours litigieux avait pu être trafiqué à son insu. Quant à M.C., il déclara que, sans se rappeler précisément la chose, il avait le souvenir que le secrétaire d'État E.G. avait été mis au courant, à un certain moment, de la proposition faite par la requérante de transférer sur un autre poste une personne du ministère dont la procédure d'embauche était en cours. L'avocat choisi par la requérante était présent aux audiences ; il put poser des questions aux témoins ; et, le 25 juin 2014, il se vit accorder la possibilité de déposer une nouvelle demande de preuves.
10. Dans une formation composée à partir du 17 septembre 2014 et jusqu'à l'issue de la procédure en première instance de la juge unique M.M.O., le tribunal de première instance ajourna deux fois l'audience pour permettre à la requérante de former plus précisément la nouvelle demande de preuves et de changer d'avocat.
11. À l'audience du 26 novembre 2014, la requérante, invoquant l'égalité des armes, déposa formellement, par l'intermédiaire du nouvel avocat qu'elle avait choisi, sa nouvelle demande de preuves : elle portait sur les écrits déjà sollicités (paragraphe 8 ci-dessus) ainsi que sur deux nouveaux témoins, P.V. (fonctionnaire chargée des visas de légalité) et D.C. (chef de cabinet du secrétaire d'État E.G.). Le tribunal statua sur la demande en fournissant des motifs pour chaque élément de preuve séparément. Il accueillit partiellement la demande quant aux preuves écrites et la rejeta quant aux deux témoins, aux motifs que l'audition de P.V. n'était pas nécessaire pour que le tribunal pût statuer sur la légalité du concours au regard de la réglementation en vigueur, et qu'il n'était pas utile d'entendre D.C. après que le secrétaire d'État E.G. lui-même eut déjà été entendu (paragraphe 7 ci-dessus). En présence de la requérante et de son avocat, le tribunal entendit en tant que témoins les deux ex-collègues précédemment condamnées, dont N.G. (paragraphe 6 ci‑dessus). Cette dernière, qui fut qualifiée par l'avocat du coinculpé D.R.C. de « témoin-clé », relata en détail les instructions données par la requérante et la manière dont le concours avait été organisé. Le tribunal entendit aussi le septième et dernier des témoins déjà entendus lors des poursuites (paragraphe 9 ci-dessus), à savoir le mari de l'ex-collègue de la requérante, autre que N.G., entendue à cette même audience. Il confirma les dires de son épouse dans le sens que celle-ci avait été appelée de manière très insistante pendant son congé maternité par une collègue, qu'il pensait être N.G. et qui se disait menacée par sa hiérarchie, afin de signer des documents relatifs à un concours. Les témoignages, comme le tribunal en avisa les parties, firent l'objet d'un enregistrement audio.
12. Le 21 janvier 2015, lors des débats au fond, la requérante réitéra, en faisant valoir l'égalité des armes garantie par l'article 6 de la Convention, la demande de preuves qu'elle avait déjà formée. Le tribunal de première instance la rejeta comme déjà examinée (paragraphe 11 ci-dessus) et dépourvue de nouveaux motifs. Tant l'avocat dans sa plaidoirie que la requérante dans son dernier mot s'appuyèrent dans leur défense sur l'analyse des dispositions légales pertinentes et sur des éléments de preuve figurant au dossier. Ils firent référence notamment aux déclarations du témoin N.G. (paragraphes 6 et 11 ci-dessus), mentionnée plusieurs fois au sujet de différents aspects de l'accusation. La requérante soutint par ailleurs qu'il ressortait des déclarations de ses trois ex-collègues autres que N.G. (paragraphes 7 et 11 ci-dessus) qu'elle n'avait pas eu d'échange direct avec celles-ci au sujet du déroulement du concours d'embauche litigieux.
13. Par un jugement du 24 février 2015, le tribunal de première instance condamna la requérante à une peine d'un an de prison avec sursis pour faux et abus de fonctions. Il se fonda, pour se prononcer ainsi, sur l'ensemble des preuves figurant au dossier. Il se référa à plusieurs reprises au témoignage de N.G. (paragraphes 6 et 11 ci-dessus) et aux preuves écrites. Le tribunal s'appuya également sur les déclarations d'autres coinculpés et sur les témoignages de E.G., en ce que ce dernier n'avait pas signé la note-rapport et l'arrêté litigieux (paragraphes 4 et 7 ci-dessus), et d'autres témoins complémentaires. Le tribunal jugea que le fait que l'arrêté litigieux portait la signature de la requérante et une signature contrefaite du secrétaire d'État E.G. suffisait pour l'amener à conclure, sans avoir à trancher la question d'un éventuel accord verbal préalable donné par E.G., que ce dernier, finalement, n'avait pas donné son aval par sa signature. Il observa qu'en dépit de cela et bien que les procédures de recrutement telles que celle dont il s'agissait en l'espèce eussent été suspendues par l'effet de l'OUG no 34/2009 (paragraphe 5 ci-dessus), la requérante avait enjoint à N.G. de continuer à organiser le concours et le recrutement de D.R.C. par le moyen d'une procédure entachée d'irrégularités, et il jugea que l'intéressée n'ignorait pas ces irrégularités et savait qu'un salaire était versé à D.R.C. entre fin avril et mai 2010 alors qu'il n'était pas à son poste.
III. La procédure pénale en appel
14. Tant le parquet que la requérante firent appel devant la cour d'appel de Bucarest (« la cour d'appel ») du jugement du 24 février 2015. La requérante plaidait la méconnaissance, par le tribunal composé de la juge unique M.M.O., de son droit à un procès équitable. S'appuyant, entre autres, sur l'article 354 du CPP (paragraphe 17 ci-dessous), et citant des passages de l'arrêt rendu par la Cour dans l'affaire Cutean c. Roumanie (no 53150/12, 2 décembre 2014), elle demandait que l'affaire fût renvoyée en première instance et que les moyens de preuve fussent administrés de façon régulière, ce qui n'avait pas été le cas, selon elle, lors de la procédure litigieuse.
15. Lors de l'audience du 4 décembre 2015, la cour d'appel rejeta comme dépourvue de pertinence, au vu des preuves figurant au dossier, l'action de la requérante pour autant que celle-ci demandait, sur le fondement de l'article 420 § 5 du CPP avec renvoi à l'article 100 du même code (paragraphe 19 ci-dessous), que des preuves écrites fussent administrées et que P.V. et D.C. – c'est-à-dire les mêmes personnes dont l'audition avait été refusée en première instance (paragraphes 11 et 12 ci-dessus) – fussent entendus comme témoins aux fins d'éclaircissement des faits pertinents. Après avoir consulté les coinculpés, la cour d'appel entendit la requérante, qui maintint pour l'essentiel ses déclarations antérieures, ainsi qu'une de ses coinculpées ; l'autre coinculpée fit savoir d'emblée qu'elle s'en tenait à ses déclarations précédentes, et D.R.C. persista dans sa décision de garder le silence devant les tribunaux (paragraphe 7 ci-dessus). À la même audience, après ouverture des débats, la cour d'appel entendit la plaidoirie de l'avocat de la requérante, et la requérante en personne eut la parole la dernière.
16. Par un arrêt définitif du 14 décembre 2015, la cour d'appel, rejetant l'appel interjeté par la requérante et faisant droit à l'appel fait par le parquet, porta la condamnation de l'intéressée à deux ans de prison avec sursis. Pour établir la culpabilité de l'accusée, elle se fonda, essentiellement, sur les mêmes éléments de preuve retenus par le tribunal (paragraphe 13 ci-dessus). Au sujet du motif d'appel que la requérante fondait sur l'arrêt Cutean précité (paragraphe 14 ci-dessus), la cour d'appel nota que l'intervention de la juge M.M.O. comme juge unique (paragraphe 10 ci-dessus) avait été conforme au règlement d'ordre intérieur des tribunaux. Elle jugea que le tribunal de première instance avait respecté l'article 354 § 2 CPP (selon lequel le collège ne peut être modifié après le début des débats - paragraphe 17 ci-dessous) et qu'une répétition inconditionnelle de l'administration des preuves à chaque modification de la formation de jugement serait excessivement formelle, outrepasserait de toute évidence l'intention du législateur et provoquerait un allongement de la procédure sans contribuer à l'établissement de la vérité. La cour d'appel nota en outre que la requérante n'avait soulevé cet argument qu'en appel, alors qu'elle aurait pu demander l'audition en question quand elle avait la possibilité si elle s'estimait victime d'un préjudice à cet égard.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
17. Dans sa rédaction en vigueur depuis le 1er février 2014, le CPP dispose que la formation de jugement doit rester la même pendant l'ensemble de la procédure devant le tribunal et que, lorsque ce n'est pas possible, un changement de formation ne peut s'opérer que jusqu'au début des débats (article 354 § 2). Tout changement intervenant après le début des débats entraîne la reprise de ceux-ci (article 354 § 3).
18. Le CPP prévoit aussi que lors de la première audience en procédure régulière, le président de la formation de jugement chargée de l'affaire demande au procureur, aux parties et à la victime s'ils souhaitent proposer des preuves (article 374 § 5). Les preuves produites au cours des poursuites et non contestées par les parties ou par la victime ne sont pas réadministrées au cours de l'instruction de l'affaire par le tribunal. Elles sont soumises au débat contradictoire des parties, de la victime et du procureur et sont prises en compte par le tribunal lors du délibéré (article 374 § 7). Ces preuves peuvent toutefois être administrées par le tribunal de son propre chef, si elles sont considérées comme utiles pour la recherche de la vérité et la juste solution de l'affaire (article 374 § 8). Le procureur, la victime et les parties au procès peuvent demander l'administration de nouvelles preuves, et le tribunal peut en administrer de son propre chef (article 374 §§ 9 et 10). Avant de clôturer l'instruction de l'affaire, le président de la formation judiciaire demande au procureur, à la victime et aux parties s'ils souhaitent donner d'autres explications ou formuler de nouvelles demandes avant l'achèvement de l'instruction. En l'absence de telles demandes, ou si elles ont été traitées, le président clôt l'instruction et ouvre les débats (article 387 §§ 1 et 2).
19. Suite à l'appel introduit contre un jugement rendu en première instance, le tribunal chargé de l'affaire procède, quand c'est possible, à l'audition de l'inculpé, et il peut réadministrer les preuves produites en première instance ou en administrer de nouvelles, à la demande des parties ou de son propre chef (article 420 §§ 4 et 5, avec renvoi à l'article 100 du CPP).
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
20. La requérante se plaint que la procédure pénale qui l'a visée était inéquitable à raison de ce que les tribunaux internes auraient méconnu le principe d'immédiateté. Elle invoque l'article 6 de la Convention, qui se lit comme suit dans ses parties pertinentes :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A. Sur la recevabilité
21. Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
22. La requérante considère que son affaire est similaire aux affaires Cutean c. Roumanie (no 53150/12, 2 décembre 2014) et Beraru c. Roumanie (no 40107/04, 18 mars 2014). Elle explique qu'elle a fait part, au début de la procédure en première instance, de ses doutes quant aux déclarations faites précédemment par certains de ses coinculpés. Elle souligne que notamment le témoin à décharge M.C. (paragraphe 9 ci-dessus), qu'elle qualifie de témoin-clé pour elle, n'a pas été entendu par la juge unique M.M.O. en première instance, ni par la cour d'appel. En réponse à l'argument que le Gouvernement tire de ce qu'elle n'a pas demandé une nouvelle audition des témoins au cours du procès, elle explique qu'il ne lui appartenait pas d'attirer l'attention des juges sur le respect des dispositions procédurales pertinentes, puisqu'il était de leur devoir de se conformer aux exigences du droit interne et international en matière d'équité de la procédure.
23. Le Gouvernement, de son côté, souligne que la requérante n'a jamais formulé, lors des audiences qui faisaient suite à une modification de la formation de jugement, de demande tendant à l'audition de ses coinculpés ou des témoins qui avaient déjà été entendus par les juges ayant siégé précédemment dans l'affaire. Il fait observer, en particulier, qu'elle s'est abstenue de saisir d'une telle demande la juge unique M.M.O. après que celle‑ci eut été désignée en tant que juge unique en première instance le 17 septembre 2014 (paragraphe 10 ci-dessus) : elle s'est contentée – alors qu'elle s'était vu offrir plusieurs occasions de demander l'administration de preuves, y compris par la juge M.M.O. et, ensuite, par la cour d'appel – de solliciter l'audition de deux nouveaux témoins, demande qui a ensuite été rejetée de manière motivée (voir les paragraphes 11, 12 et 15 ci‑dessus). Il convient donc, selon le Gouvernement, de distinguer le cas de la requérante de celui dont il s'agit dans l'arrêt Cutean précité, et de le rapprocher, bien plutôt, de l'affaire P.K. c. Finlande ((déc.), no 37442/97, 9 juillet 2002), où la crédibilité d'un témoin qui n'avait pas été entendu directement par la formation de jugement ayant condamné le requérant n'avait pas été remise en cause. Le Gouvernement explique qu'en l'espèce comme dans l'affaire P.K. c. Finlande (décision précitée), les tribunaux ont procédé à une appréciation des preuves, y compris les déclarations des coinculpés et des témoins, qu'ils aient été entendus directement ou que leurs déclarations aient figuré au dossier.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
24. La Cour rappelle qu'un aspect important de l'équité de la procédure pénale réside dans la possibilité pour l'accusé d'être confronté aux témoins en présence du juge appelé à statuer sur l'affaire. Le principe de l'immédiateté est une garantie importante dans toute procédure pénale où les observations faites par le tribunal sur le comportement et la crédibilité d'un témoin sont susceptibles d'avoir des conséquences importantes pour l'accusé (Beraru, précité, § 64, Cutean, précité, § 60, et Cerovšek et Božičnik c. Slovénie, nos 68939/12 et 68949/12, § 43, 7 mars 2017).
25. La Cour observe qu'en vertu du principe de l'immédiateté, la décision dans une affaire pénale doit être prise par des juges qui ont été présents tout au long de la procédure et du processus de collecte des preuves (Cutean, précité, § 61). On ne saurait toutefois en déduire une interdiction de modifier la composition du tribunal au cours d'une affaire (P.K. c. Finlande, décision précitée). Il peut survenir des événements administratifs ou procéduraux très clairs qui rendent impossible pour le juge de continuer à participer à l'examen de l'affaire. La Cour a indiqué qu'il faut alors prendre des mesures pour faire en sorte que les juges qui reprennent cet examen comprennent bien les éléments de preuve et les arguments, par exemple mettre à leur disposition des transcriptions des auditions lorsque la crédibilité des témoins n'est pas en doute, ou organiser une nouvelle audition où seront présentés au tribunal dans sa nouvelle composition les arguments pertinents ou les témoins importants (Cutean, précité, § 61, et Škaro c. Croatie, no 6962/13, § 24, 6 décembre 2016).
26. La Cour a réitéré et appliqué ces principes dans de nombreuses affaires, y compris dans des situations où il s'agissait, comme en l'espèce, de la condamnation des requérants par de nouvelles formations de jugement à juge unique (Chernika c. Ukraine, no 53791/11, §§ 9 et 47-48, 12 mars 2020, Svanidze c. Géorgie, no 37809/08, §§ 11 et 32-33, 25 juillet 2019, et Famulyak c. Ukraine (déc.), no 30180/11, §§ 19 et 34-35, 26 mars 2019). En outre, la Cour a aussi rappelé, dans le même contexte, le principe d'une appréciation globale de l'équité de la procédure et la possibilité qu'une juridiction supérieure répare, dans certaines circonstances, les vices de la procédure de première instance (Chernika, précité, §§ 51-53 et 76, et Svanidze, précité, § 33 in fine).
b) Application de ces principes au cas d'espèce
27. En application des principes susmentionnés et au regard du grief tel que le formule la requérante, la Cour doit successivement examiner, d'une part, dans quelle mesure la nouvelle juge unique M.M.O., qui a rendu en première instance le jugement condamnant la requérante (paragraphe 13 ci‑dessus), a entendu directement les coinculpés de celle-ci et les témoins ; d'autre part, dans quelle mesure la requérante a contesté leur crédibilité ; et enfin, quelles actions la juge en question a prises à cet égard en rapport avec l'attitude procédurale de l'intéressée. Seront également examinées les mesures adoptées par la cour d'appel sur ce point.
28. La Cour observe que, même s'il est intervenu en tant que juge unique dans l'affaire à un moment (le 17 septembre 2014 - paragraphe 10 ci-dessus) où l'instruction judiciaire était à un stade assez avancé, la juge M.M.O. a directement entendu trois témoins, à savoir les deux ex-collègues de la requérante précédemment condamnées, dont N.G., et un autre témoin (paragraphe 11 ci-dessus ; voir, a contrario, Cutean, précité, § 63, et Svanidze, précité, § 34 in fine, affaires dans lesquelles aucun des témoins n'avait été entendu par le nouveau juge unique appelé à statuer dans les procédures litigieuses respectives). La Cour remarque par ailleurs – en rappelant qu'une juridiction supérieure peut, dans certaines circonstances, réparer les vices de la procédure de première instance (voir la jurisprudence citée au paragraphe 26 ci-dessus) – que la cour d'appel a en l'espèce entendu directement la requérante et ses coinculpées, et que si elle n'a pas recueilli les déclarations de D.R.C., c'est parce que celui-ci a souhaité garder le silence tout au long du procès (paragraphe 15 in fine ; voir, a contrario, Cutean, précité, § 63 in fine).
29. Dans d'autres affaires où le juge unique ayant condamné le requérant n'a entendu directement qu'une partie des témoignages, la Cour n'a pas hésité à aller au-delà de la seule considération du nombre et à examiner, autant que son rôle le lui permettait, si le juge en cause avait néanmoins été exposé directement à ce qu'elle a appelé, dans l'arrêt Cutean (précité, § 61), des « arguments pertinents » et des « témoins importants » (voir, en particulier et dans le contexte spécifique d'une cassation avec renvoi, Famulyak, décision précitée, §§ 45-47, où seule la victime, dont le témoignage était un élément clé, fut réentendue).
30. À cet égard, la Cour remarque qu'en l'espèce, si les tribunaux chargés de l'affaire se sont fondés sur l'ensemble des preuves, il ressort des motifs des décisions prononcées que, s'agissant de l'examen d'une procédure de recrutement et des obligations réglementaires et légales, les documents écrits ont joué un rôle significatif. Ces documents ont été complétés par des témoignages, dont notamment celui de N.G., laquelle a été directement entendue par la juge M.M.O. (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). Plusieurs éléments convergents indiquent le rôle particulièrement important joué dans le procès par le témoignage détaillé de N.G., la subordonnée de la requérante, que celle-ci avait chargée de rédiger les documents en cause et d'organiser le concours litigieux (voir, notamment, les nombreuses références à N.G. dans les documents pertinents, tels que le réquisitoire, les prises de position de la requérante et de son avocat, ainsi que les décisions prononcées par les tribunaux internes, aux paragraphes 4 et 11-13 ci-dessus). Il ressort des décisions internes que le rôle des autres témoignages qui n'ont pas été recueillis directement par la juge M.M.O. en première instance ni ensuite par la cour d'appel a été très – voire extrêmement – limité dans le raisonnement des tribunaux qui ont condamné la requérante (voir, notamment, le paragraphe 9 ci-dessus, pour les témoins entendus avant la reprise de l'affaire par la juge M.M.O. et qui n'ont pas été réentendus, ainsi que 13 ci-dessus, pour le raisonnement du jugement du tribunal de première instance).
31. La Cour doit se pencher aussi sur la question de savoir si la requérante a mis en cause la crédibilité des témoins entendus avant que la juge M.M.O. fût chargée de l'affaire en première instance et, dans l'affirmative, quelles mesures celle-ci a prises en réponse. La Cour observe d'emblée que le droit interne pertinent n'oblige pas un nouveau juge à recommencer l'instruction judiciaire, y compris les auditions déjà effectuées, mais que les parties ont le droit de faire des demandes, y compris au sujet des preuves à administrer, jusqu'à la clôture de l'instruction et au début des débats (voir l'article 387‑§§ 1 et 2 du CPP, cité au paragraphe 18 ci-dessus).
32. La Cour remarque que si la requérante a demandé, au tout début de l'instruction judiciaire, à poser des questions aux témoins et à ses coinculpés – ce qui lui a été accordé, de sorte qu'elle a pu les interroger librement et avec l'assistance d'un avocat de son choix (paragraphes 8-9 ci‑dessus) –, elle n'a nullement fait une telle demande une fois que la juge M.M.O. eut repris l'affaire et continué l'instruction du dossier (voir, a contrario, Svanidze, précité, §§ 13 et 36 ; voir également, à titre d'exemple dans une situation factuellement similaire, Antohi c. Roumanie (Comité), no 48093/15, §§ 10 et 34 in fine, 24 septembre 2019). Qui plus est, alors que la juge M.M.O. a ajourné deux fois l'audience pour permettre à la requérante de préciser sa demande de preuves et de changer d'avocat, l'intéressée n'a fait aucune allusion, dans les demandes qu'elle a formulées par la suite, à une nouvelle audition des témoins ou de ses coinculpés entendus précédemment, pas même du témoin à décharge M.C. : elle s'est contentée de solliciter (demande qu'elle a ensuite réitérée) la production de preuves écrites et l'audition de deux nouveaux témoins, laquelle a été refusée de manière motivée (paragraphes 10-12 ci-dessus).
33. Dans le même ordre d'idées, la Cour observe que même si la requérante a soulevé par la suite en appel un grief portant sur le principe de l'immédiateté en renvoyant à l'arrêt Cutean, précité (paragraphe 14 ci‑dessus), à aucun moment elle n'a précisé quels étaient le ou les témoins entendus initialement par le tribunal qu'elle aurait voulu faire entendre à nouveau devant la juge M.M.O., ni spécifié les aspects qu'elle aurait souhaité voir ainsi clarifier. De surcroît, alors même que la cour d'appel pouvait ne pas accueillir son appel à effet dévolutif visant le renvoi de l'affaire en première instance, la requérante n'a pas demandé devant cette juridiction, fût‑ce à titre subsidiaire, qu'elle procédât elle-même à une nouvelle audition des témoins en question : elle a simplement réitéré la même demande de preuves visant l'audition de nouveaux témoins (paragraphes 14‑15 et 19 ci‑dessus ; voir aussi, a contrario, Cutean, précité, § 65, Svanidze, précité, § 36, et, mutatis mutandis, Casati c. Italie (déc.), no 4784/02, 12 février 2004).
34. Eu égard à ce qui précède, la Cour n'est pas convaincue que l'attitude procédurale de la requérante, qui avait plusieurs occasions de demander une nouvelle audition des témoins, témoigne d'une réelle mise en cause de la crédibilité de ceux qui avaient déjà été entendus dans la procédure avant l'intervention de la juge M.M.O. au cours de l'instruction devant le tribunal de première instance. En tout état de cause, la Cour estime que dans les circonstances de l'espèce et eu égard à l'attitude de la requérante et aux mesures compensatoires prises par les juges ayant statué dans les deux degrés de juridiction – lesquels, de leur propre chef, ont entendu directement les coinculpés et un témoin particulièrement important, à savoir N.G. –, l'utilisation par les tribunaux de l'enregistrement des autres témoignages dans leurs décisions est compatible avec les exigences du droit de la requérante à un procès équitable et n'a pas porté atteinte à la substance de ce droit (comparer avec P.K. c. Finlande et Casati, décisions précitées). La Cour note, de surcroît, que la disponibilité de l'enregistrement audio en plus du compte‑rendu écrit de ces autres témoignages a pu représenter une garantie supplémentaire en l'espèce.
35. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en l'espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 novembre 2024, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Andrea Tamietti Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffier Présidente