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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CUTELLI AND RUSSO v. ITALY - 2645/22 (Article 1 of Protocol No. 1 - Protection of property : First Section Committee) French Text [2024] ECHR 853 (07 November 2024) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2024/853.html Cite as: [2024] ECHR 853 |
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PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE CUTELLI ET RUSSO c. ITALIE
(Requête no 2645/22)
ARRÊT
STRASBOURG
7 novembre 2024
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Cutelli et Russo c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en un comité composé de :
Péter Paczolay, président,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 2645/22) dirigée contre la République italienne et dont deux ressortissantes de cet État, Mme Serena Cutelli et Mme Lucia Russo (« les requérantes »), nées respectivement en 1984 et en 1956 et résidant à Milazzo, représentées par Me E. Lizza, avocat à Rome, ont saisi la Cour le 22 décembre 2021 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. L. D'Ascia, avocat d'État, le grief relatif à l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 octobre 2024,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L'AFFAIRE
1. La requête concerne l'impossibilité pour les requérantes, victimes d'une expropriation indirecte (occupazione acquisitiva), d'obtenir une indemnisation pour la perte de la propriété de leur terrain situé sur la commune de Milazzo et utilisé pour la construction d'une route.
2. Le de cujus de la première requérante et la deuxième requérante étaient propriétaires d'un terrain sis à Milazzo.
3. Par un décret du 8 juin 1988, la région de Sicile approuva un projet de création d'une route.
4. Le 14 décembre 1989, la ville de Milazzo conclut un contrat de concession, au sens de la loi régionale no 21 de 1985, afin de déléguer à un groupe d'entreprises (les coopératives Edilter Soc. Coop. A. r. l. et Agnello Costruzioni S.p.a.) la réalisation de l'expropriation et des travaux.
5. Par un arrêté du 18 octobre 1990, le maire de Milazzo ordonna l'occupation d'urgence du terrain pour une durée de cinq ans. Une partie – d'une surface de 582 mètres carrés - du terrain du de cujus de la première requérante fut restituée en août 1993. Une indemnité provisoire fut proposée aux requérantes. Elles refusèrent l'offre d'acompte qui leur était faite, dont le montant fut, en conséquence, versé à la Caisse des dépôts et prêts. Les travaux de construction de la route se terminèrent le 18 février 1998.
6. Les requérantes entamèrent, en 1996, une action en dommages-intérêts contre la ville de Milazzo et le groupe d'entreprises qui avait été mandaté par celle-ci pour procéder à l'expropriation et réaliser les travaux. Elles estimaient que l'occupation du terrain était illégale, et alléguaient que les travaux de construction s'étaient terminés sans procédure d'expropriation formelle dudit terrain et sans versement d'indemnités. Elles réclamaient une somme correspondant à la valeur vénale du terrain, ainsi qu'une indemnité d'occupation.
7. Le tribunal de Barcellona Pozzo di Gotto (« le tribunal ») désigna un expert, qui considéra que la transformation irréversible du terrain avait eu lieu le 18 octobre 1990.
8. Le 15 décembre 2009, le tribunal conclut au défaut de légitimation des deux coopératives, retenant qu'elles bénéficiaient d'une délégation de l'ensemble des pouvoirs liés à l'expropriation du terrain et à la construction de la route. Se basant sur un rapport d'expertise ordonné au cours de la procédure, le tribunal condamna en outre la ville de Milazzo à payer aux requérantes 48 564 euros (EUR) à titre d'indemnité d'expropriation, plus les intérêts légaux et une majoration correspondant à la réévaluation de ladite valeur du terrain, sur la période allant du 18 octobre 1997 (date de la fin de l'occupation légitime) jusqu'à la date du jugement ainsi que 8 778 EUR pour la perte de valeur du terrain limitrophe à celui objet de l'expropriation indirecte, plus la somme correspondant à sa réévaluation ainsi que les frais et dépens de la procédure.
9. Par un arrêt du 17 septembre 2018, la cour d'appel, faisant application d'une jurisprudence constante de la Cour de cassation, considéra que puisque la procédure d'expropriation avait été déléguée par la ville à un groupe de coopératives, seul ledit groupe pouvait engager sa responsabilité vis-à-vis des requérantes. Les coopératives en question ayant toutefois fait faillite, l'action en dommages-intérêts des requérantes fut déclarée irrecevable, faute pour elles d'avoir procédé à l'inscription de leur créance au passif de la faillite des deux coopératives.
10. Le 13 mai 2021, la Cour de cassation déclara le pourvoi de requérantes irrecevable, confirmant le jugement de la cour d'appel. Les requérantes furent en outre condamnées à payer 5 200 EUR de frais de procédure.
11. Le 16 décembre 2021, l'avocat des requérantes demanda au curateur de la faillite, par courriel, un compte rendu du paiement des créances afin d'évaluer la possibilité pour les intéressées d'être admises au passif de la faillite.
12. Le même jour, le curateur informa l'avocat des requérantes que les sommes disponibles n'étaient pas suffisantes pour régler les sommes dues aux créanciers privilégiés et qu'il serait dès lors impossible de payer, le cas échéant, les intéressées.
13. Entretemps, le 8 novembre 2016, la ville de Milazzo avait été déclarée en faillite, sa gestion financière étant par suite confiée à une commission extraordinaire de liquidation (organo straordinario di liquidazione – « l'OSL ») chargée d'établir la liste des créances pouvant être déclarées admises dans le cadre de la procédure d'apurement du passif.
14. Le 23 mars 2023, l'OSL de Milazzo rejeta la demande des requérantes tendant à l'inscription de leur créance au passif de la ville. Selon l'OSL, la Cour de cassation ayant déclaré le pourvoi des intéressées irrecevable, une créance certaine, liquide et exigible faisait défaut en l'espèce.
15. Les requérantes se plaignent d'avoir été illégalement privées de leur terrain en raison, estiment-elles, de l'application par les juridictions internes de la règle de l'expropriation indirecte, et de ne pas avoir reçu une indemnisation adéquate. Elles considèrent que cette situation emporte violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
APPRÉCIATION DE LA COUR
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 du PROTOCOLE No 1 DE LA CONVENTION
A. Sur la recevabilité
16. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes, reprochant aux requérantes de ne pas avoir fait valoir leurs prétentions dans le cadre de la procédure de liquidation des deux coopératives composant le groupe de sociétés litigieux. Il argue, en particulier, qu'elles n'ont pas introduit d'action en justice visant à faire reconnaître leur créance devant le juge délégué dans la procédure de faillite desdites sociétés. D'après lui, elles auraient pu également contester, devant les juridictions compétentes, l'indemnité provisoire proposée en 1996.
17. Les requérantes soutiennent que la procédure devant le tribunal des faillites aurait été inutile s'agissant de l'obtention d'une réparation des dommages causés par l'expropriation illégale subie par elles en 1990. À cet égard, elles allèguent que le liquidateur de la faillite des sociétés impliquées dans la procédure d'expropriation a indiqué que les sommes récupérées ne suffisaient pas pour payer tous les créanciers, et elles sont dès lors d'avis que le recours consistant en une demande adressée au tribunal des faillite doit être considéré comme inefficace (voir également Arnaboldi c. Italie, no 43422/07, § 46, 14 mars 2019, et Boyadzhieva et Gloria International Limited EOOD c. Bulgarie, nos 41299/09 et 11132/10, § 46, 5 juillet 2018).
18. La Cour note que le grief principal des requérantes porte sur l'expropriation illégale de leur terrain et sur un défaut d'indemnisation. Elle relève que les intéressées ont intenté une procédure judiciaire, qui a duré plus de quinze ans, afin de faire déclarer l'expropriation litigieuse illégale. Elle constate également que la décision par laquelle elles se sont vu accorder un dédommagement pour expropriation illégale n'était pas définitive, ayant été rendue en première instance, et qu'elle a par la suite été annulée en appel. Par conséquent, eu égard notamment au fait que ladite décision judiciaire n'était ni définitive ni exécutoire, et à la lumière des courriels échangés entre les requérantes et le curateur de la faillite, la Cour estime que les requérantes n'étaient pas tenues d'engager les procédures invoquées à cet égard par le Gouvernement (paragraphe 16 ci‑dessus).
19. Constatant que le grief n'est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
20. Les principes généraux concernant l'expropriation indirecte ont été résumés dans l'arrêt Guiso-Gallisay c. Italie ((satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, §§ 18-48, 22 décembre 2009).
21. La Cour observe que les requérantes ont été privées de leur bien par une expropriation indirecte, laquelle constitue une ingérence dans le droit au respect des biens qu'elle a précédemment considérée, dans un grand nombre d'affaires, comme incompatible avec le principe de légalité, ce qui l'a conduite à conclure à la violation de l'article 1 du Protocole no 1 (voir, parmi de nombreux autres arrêts, Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, §§ 63-73, CEDH 2000-VI, et Messana c. Italie, no 26128/04, §§ 38‑43, 9 février 2017). En outre, la Cour note que si le tribunal a, certes, reconnu l'illégalité de l'expropriation et accordé des dommages-intérêts, plus de trente ans se sont écoulés depuis le début de l'occupation du terrain sans que les requérantes n'aient obtenu un règlement définitif du litige de la part de l'entité publique responsable. De plus, en raison de la faillite des coopératives qui avaient été chargées par la ville de la réalisation de l'expropriation, nonobstant des procédure internes ayant duré plus de quinze ans, les requérantes n'ont pas pu percevoir la somme allouée par le tribunal à titre de dommages et intérêts.
22. Par ailleurs, la Cour relève que face à la faillite des coopératives, l'État ne s'est pas porté « garant » comme le prévoyait le mécanisme de délégation des pouvoirs liés à l'expropriation. Elle accorde d'autant plus d'importance à cet élément que la ville a été elle aussi déclarée en faillite (paragraphes 13 et 14 ci‑dessus) et que l'OSL, au lieu de reconnaître la position de garant de celle-ci, s'est bornée à constater que le jugement définitif dont se prévalaient les requérantes n'avait pas été prononcé contre elle.
23. En l'espèce, après avoir examiné l'ensemble des éléments qui lui ont été soumis et les observations des parties, la Cour conclu qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
24. Les requérantes demandent à la Cour de leur octroyer, au titre du préjudice matériel qu'elles estiment avoir subi, une indemnité qu'elles calculent en appliquant les mêmes critères que ceux utilisés par le tribunal, majorée des intérêts et d'une réévaluation monétaire. Elles réclament, par suite, 179 463,90 euros (EUR) pour dommage matériel, ainsi que 20 000 EUR pour dommage moral.
25. Le Gouvernement s'oppose aux prétentions des requérantes, faisant valoir que le jugement du tribunal auquel elles se réfèrent pour l'évaluation du dédommagement demandé a été annulé en appel. Il conteste également l'expertise sur laquelle s'est fondé ce même tribunal.
26. La Cour ne perd pas de vue le fait qu'en l'espèce, les requérantes n'ont perçu aucune indemnité pour la perte de leur terrain, et que cette situation d'attente dure depuis plus de trente-quatre ans.
27. Les critères de calcul pertinents en matière d'expropriation indirecte ont été fixés dans l'arrêt Guiso-Gallisay (précité, § 105). Sur la base des faits de l'espèce, la Cour estime opportun de prendre comme point de départ le montant accordé par le tribunal de Barcellona Pozzo di Gotto au titre d'indemnité d'expropriation et de perte de valeur du terrain limitrophe. Ledit montant doit être majoré et actualisé aux fins de corriger les effets de l'inflation. Il convient aussi de l'assortir d'intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s'est écoulé depuis la dépossession du terrain. Les intérêts en question devront correspondre à l'intérêt légal simple appliqué au capital progressivement réévalué.
28. Eu égard aux éléments qui précèdent, et statuant en équité, la Cour estime raisonnable d'allouer conjointement aux requérantes 122 000 EUR au titre du préjudice matériel, majorés de tout impôt éventuellement exigible sur ce montant.
29. Reste à évaluer la perte de chances subie à la suite de l'expropriation litigieuse (Guiso-Gallisay, précité, § 107). La Cour juge qu'il y a lieu de prendre en considération le préjudice découlant de l'indisponibilité du terrain pendant la période allant du début de l'occupation légitime jusqu'au moment de la perte de propriété. Statuant en équité, la Cour octroie conjointement aux requérantes 22 000 EUR.
30. La Cour estime en outre que le sentiment d'impuissance et de frustration face à la dépossession illégale de leur bien a causé aux requérantes un préjudice moral important, qu'il y a lieu de réparer de manière adéquate. Statuant en équité, la Cour accorde conjointement aux requérantes 10 000 EUR au titre du préjudice moral.
31. Les requérantes demandent 49 608,38 EUR pour les frais et dépens qu'elles disent avoir engagés dans le cadre de la procédure interne et 15 000 EUR pour la procédure menée devant la Cour. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d'allouer aux requérantes 15 000 EUR tous frais confondus.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit,
a) que l'État défendeur doit verser conjointement aux requérantes, dans un délai de trois mois les sommes suivantes:
i. 144 000 EUR (cent quarante-quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme, pour dommage matériel ;
ii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
iii. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme par les requérantes, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 novembre 2024, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Liv Tigerstedt Péter Paczolay
Greffière adjointe Président