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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> R.F. AND OTHERS v. GERMANY - 46808/16 (Art 8 - Positive obligations - Refusal of the courts to find that the applicant, to whom the second applicant gave birth, is also the child of the first applicant, his genetic mother and the registered partner of the second applicant - Remainder inadmissible : Fourth Section) French Text [2024] ECHR 861 (12 November 2024) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2024/861.html Cite as: [2024] ECHR 861 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE R.F. ET AUTRES c. ALLEMAGNE
(Requête no 46808/16)
ARRÊT
Art 8 • Obligations positives • Refus des juridictions de constater que le requérant, à qui la seconde requérante a donné naissance, est aussi l'enfant de la première requérante, sa mère génétique et la partenaire enregistrée de la seconde requérante • Enfant né en Allemagne d'une procréation médicalement assistée interdite dans ce pays et réalisée légalement à l'étranger • Art 8 applicable • État défendeur n'ayant pas manqué à ses obligations • Vie familiale des requérants non affectée de manière significative • Respect de la vie privée de la première requérante en l'obligeant à passer par la voie de l'adoption et en l'absence de difficultés particulières de vivre sa relation avec l'enfant au quotidien • Respect de la vie privée de l'enfant, l'adoption ayant été réalisée sans difficultés particulières et la première requérante ayant disposé préalablement de droits et devoirs à l'égard de l'enfant se rattachant à la parentalité de par son union légale avec la seconde requérante • Marge d'appréciation non outrepassée
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
12 novembre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire R.F. et autres c. Allemagne,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Faris Vehabović,
Anja Seibert-Fohr,
Ana Maria Guerra Martins,
Anne Louise Bormann,
Sebastian Răduleţu,
Mateja Đurović, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,
Vu :
la requête (no 46808/16) dirigée contre la République fédérale d'Allemagne et dont deux ressortissants de cet État, M. R.F. (« le requérant ») et Mme C.F. (« la première requérante ») ainsi qu'une ressortissante française, Mme M.-C. A.-F. (« la seconde requérante »), ont saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 2 août 2016,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement allemand (« le Gouvernement »),
la décision de ne pas dévoiler l'identité des requérants,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par les requérants,
les commentaires reçus de l'Association des médecins catholiques de Bucarest et du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), que le président de la section avait autorisés à se porter tiers intervenants,
la décision du gouvernement français de ne pas se prévaloir de son droit d'intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 octobre 2024,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L'affaire concerne le refus des juridictions aux affaires familiales de constater que le requérant, à qui la seconde requérante a donné naissance, est aussi l'enfant de la première requérante, mère génétique de l'intéressé et partenaire de la seconde requérante. Elle soulève des questions sous l'angle de l'article 8 de la Convention, pris isolément et combiné avec l'article 14 de la Convention.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés respectivement en 2013, en 1975 et en 1966 et résident à Cologne. Ils ont été représentés par Me R. Coenen, avocate à Münster.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. H.-J. Behrens, du ministère fédéral de la Justice.
I. La genèse de l'affaire
4. Les requérantes vivent en couple. En octobre 2010, elles conclurent un partenariat enregistré devant l'officier de l'état civil de Cologne.
5. En août 2013, la seconde requérante donna naissance au requérant à Cologne. D'après les requérantes, l'enfant avait été conçu par fécondation in vitro à partir d'un ovule donné par la première requérante et du sperme d'un donneur anonyme suivie d'une transplantation dans l'utérus de la seconde requérante. Pour ces opérations, les requérantes s'étaient rendues dans une clinique en Belgique ; elles étaient ensuite rentrées en Allemagne. D'après une expertise génétique effectuée en novembre 2013, la première requérante est la mère génétique du requérant avec une probabilité de près de 100 %.
6. Dans le registre des naissances et dans l'acte de naissance du requérant, la seconde requérante fut enregistrée comme mère de l'enfant, et la case prévue pour la mention du père fut laissée vierge.
7. Une demande des requérants, formulée dans le cadre d'une procédure d'état civil et tendant à l'enregistrement de la première requérante comme (seconde) mère de l'enfant dans le registre des naissances, fut rejetée en dernier ressort par la cour d'appel de Cologne le 27 août 2014. Les requérants saisirent la Cour constitutionnelle d'un recours constitutionnel contre cette décision. Le 13 novembre 2014, la haute juridiction n'admit pas le recours sans motiver sa décision (1 BvR 2712/14).
II. La procédure litigieuse
8. Le 11 octobre 2013, la première requérante saisit le tribunal aux affaires familiales de Cologne d'une demande tendant à faire constater que le requérant était son enfant au motif qu'elle était la mère génétique de celui-ci. Elle ajoutait qu'elle devait aussi être enregistrée comme mère de l'enfant en application par analogie de l'article 1592 du code civil (paragraphe 19 ci‑dessous) au motif qu'elle était, au moment de la naissance de l'enfant, la partenaire de la femme qui avait mis l'enfant au monde.
9. Le tribunal nomma pour le requérant un curateur à la procédure (Verfahrensbeistand) et désigna l'Office de la jeunesse à titre de curateur adjoint (Ergänzungspfleger). L'un et l'autre curateurs invitèrent le tribunal à rejeter la demande. Ils faisaient notamment valoir que la législation allemande, dans le but de protéger l'intérêt de l'enfant, interdisait le don d'ovules et cherchait à prévenir toute dissociation de maternité et à assurer une attribution juridique univoque et immédiate de l'enfant à sa mère.
10. Le 11 septembre 2014, le tribunal rejeta la demande. Il rappela que, conformément à l'article 1591 du code civil (paragraphe 19 ci‑dessous), la seconde requérante était la mère de l'enfant parce qu'elle avait mis au monde celui-ci, et que l'origine de l'ovule n'avait pas d'importance à cet égard. D'après le tribunal, il n'y avait pas de lacune réglementaire pouvant conduire à une application par analogie de l'article 1592 du code civil (paragraphe 19 ci‑dessous) aux mères génétiques. En effet, le législateur n'avait pas négligé le cas de figure correspondant à la situation des requérants, mais avait, au contraire, délibérément opté pour l'interdiction en Allemagne du procédé auquel les requérantes avaient eu recours en Belgique, l'intention du législateur ayant été, ainsi qu'il ressortait du processus législatif, d'éviter, dans l'intérêt de l'enfant, toute dissociation de maternité.
11. Le tribunal estima en outre que l'état de la législation était conforme à la Loi fondamentale et que, en particulier, les articles 3 et 6 de la Loi fondamentale n'exigeaient pas que les partenariats entre personnes de même sexe fussent traités comme les mariages. En effet, le législateur s'était conformé aux exigences du droit constitutionnel en permettant à une personne vivant en partenariat enregistré d'adopter l'enfant de son partenaire. Le tribunal considéra que les requérantes avaient donc à leur disposition une voie par laquelle elles pouvaient devenir toutes les deux mères (communes) du requérant. Il conclut que ni les articles 6 et 3 de la Loi fondamentale ni l'article 8 de la Convention n'imposaient aux autorités de prévoir une procédure de filiation (Abstammungsverfahren) permettant d'établir judiciairement la maternité.
12. Pour le tribunal, il n'y avait pas en l'espèce de traitement discriminatoire parce qu'il n'y avait pas lieu de traiter des situations différentes de manière analogue. Il expliqua à cet égard qu'un enfant avait biologiquement un père et une mère, que la loi réglait en détail la question de savoir qui était la mère, et que, quant au père, il s'agissait – même si cette personne était inconnue – de l'homme dont le sperme avait fécondé l'ovule. En toute logique, la loi présumait, dans le cadre d'un mariage existant, qu'un enfant était génétiquement et juridiquement issu des époux ; or, dans le cadre d'une union homosexuelle, cela ne pouvait être le cas.
13. Les requérants formèrent un recours contre cette décision. Le 26 mars 2015, la cour d'appel de Cologne rejeta le recours et confirma les conclusions du tribunal aux affaires familiales. Elle observa que le droit allemand ne prévoyait en principe la coparentalité fondée sur la filiation que pour le père et la mère et que le législateur avait réglé les attributions en matière de filiation dans le code civil, dont l'article 1591 dispose que la mère est la femme qui met l'enfant au monde. Pour la cour d'appel, cela signifiait, comme l'avait dit la Cour fédérale de justice dans un arrêt du 10 décembre 2014 (paragraphes 24‑25 ci‑dessous), que la maternité d'une autre femme était exclue même si l'enfant était génétiquement issu de cette personne. À cet égard, elle nota qu'une dissociation de la maternité légale et de la maternité génétique ne pouvait que résulter d'une infraction au droit pénal, étant donné que la « maternité de substitution » était interdite par le droit allemand. Elle expliqua que c'était précisément parce qu'il était possible pour des personnes d'enfreindre cette réglementation en se rendant à l'étranger que le législateur allemand avait prévu que la maternité était attribuée à la femme qui met l'enfant au monde.
14. La cour d'appel estima que la décision litigieuse n'était contraire ni aux droits parentaux ni au bien-être de l'enfant. Tout en observant que la Cour constitutionnelle fédérale avait dit que des personnes du même sexe pouvaient être parents et dès lors titulaires de droits parentaux, la cour d'appel jugea en effet que le législateur disposait d'une marge d'appréciation quant à la façon d'assurer la protection de ces droits. Elle rappela que la Cour constitutionnelle fédérale avait estimé, à l'égard du père biologique d'un enfant né dans le cadre d'un mariage, que le droit fondamental des parents imposait aux autorités de faire en sorte qu'il lui soit possible d'assumer le statut de père aussi sur le plan juridique, c'est-à-dire que lui soit garanti l'accès à une procédure en vérification de paternité qui permette le cas échéant une nouvelle attribution des droits parentaux. La cour d'appel ajouta qu'il en allait de même quant à la parentalité de la mère génétique. Or le législateur s'était selon elle conformé à ces obligations en prévoyant, par l'article 9 § 7 de la loi sur le partenariat enregistré, la possibilité d'une adoption au sein du partenariat (paragraphe 23 ci‑dessous). La cour d'appel estima au demeurant que c'était à tort que les requérantes soutenaient que l'enfant n'avait à sa naissance qu'un seul parent : elle fit observer en effet qu'un deuxième parent existait bel et bien, et que c'était le souhait des intéressées de ne pas l'inclure dans leur projet parental. Que ce parent n'eût pas été sollicité n'avait, selon la cour d'appel, rien à voir avec le droit constitutionnel : cela relevait simplement de la décision des requérantes.
15. La cour d'appel considéra qu'il n'y avait pas non plus discrimination. D'après elle, c'était à raison que le tribunal d'instance avait jugé que la présomption légale d'une filiation génétique de l'enfant à l'égard du mari et de la femme, telle que prévue à l'article 1592, point 1 du code civil (paragraphe 19 ci‑dessous), n'était pas applicable aux personnes de même sexe liées par un partenariat. La cour d'appel expliqua que la filiation génétique de l'enfant ne pouvait en effet exister dans un partenariat homosexuel qu'à l'égard d'un seul partenaire, en quoi une telle situation se distinguait de celle d'un couple de sexe différent. Quant aux allégations de discrimination à raison de l'existence d'une possibilité de reconnaissance de paternité, la cour d'appel fit valoir que la reconnaissance de paternité prévue par l'article 1592 du code civil (paragraphe 19 ci‑dessous) n'était valide qu'en l'absence de paternité légale et qu'elle ne pouvait pas aboutir au constat d'une double paternité, alors que la demande des requérantes tendait à voir reconnaître une double maternité. Elle conclut en outre, pour les mêmes raisons, à la non-violation des articles 8 et 14 de la Convention.
16. La cour d'appel ajouta qu'elle était bien consciente que des tentatives étaient effectuées en vue de voir élaborer d'autres solutions dans les cas de reproduction médicalement assistée, mais que c'était au législateur qu'il appartenait de faires les modifications nécessaires à cette fin. Elle fit remarquer que la décision de la Cour fédérale de justice du 10 décembre 2014 (paragraphes 24‑25 ci‑dessous) montrait une voie (que ne pouvaient cependant plus emprunter les requérantes en l'espèce) qui permettait aux personnes concernées de voir établir la situation légale qu'elles souhaitaient sans avoir à passer par une procédure d'adoption considérée comme longue et pesante. Elle précisa enfin qu'il n'y avait pas lieu de suspendre l'affaire ni de la déférer à la Cour constitutionnelle fédérale.
17. Le 29 février 2016, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta le recours constitutionnel dont l'avaient saisie les requérants sans motiver sa décision (1 BvR 1043/15).
III. La procédure d'adoption
18. Le 18 août 2014, les requérantes engagèrent une procédure en vue de l'adoption du requérant par la première requérante. Le 2 octobre 2015, le tribunal aux affaires familiales de Cologne prononça l'adoption.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
I. Le droit ET la pratique internes
A. Le code civil
19. Les articles 1591 et 1592 du code civil (Bürgerliches Gesetzbuch) sont ainsi libellés :
Article 1591
« La mère d'un enfant est la femme qui lui a donné naissance. »
Article 1592
« Le père d'un enfant est l'homme
1. qui est marié avec la mère de l'enfant au moment de la naissance,
2. qui a reconnu la paternité ou
3. dont la paternité a été judiciairement établie conformément à l'article 1600d ou à l'article 182 § 1 de la loi sur la procédure dans les affaires familiales et sur la procédure gracieuse. »
20. Les passages pertinents en l'espèce de l'article 1600d du code civil se lisent ainsi :
Article 1600d
« (1) En l'absence de paternité au titre de l'article 1592, points 1 et 2, ou de l'article 1593, la paternité doit être établie judiciairement.
(2) Dans la procédure d'établissement judiciaire de la paternité, est présumé père celui qui a cohabité avec la mère pendant la période de conception. Cette présomption ne s'applique pas lorsqu'il existe des doutes sérieux quant à la paternité.
(...)
(4) Si l'enfant a été conçu par insémination artificielle médicalement assistée dans un établissement de soins médicaux au sens de l'article 1a, point 9, de la loi sur la transplantation, avec utilisation hétérologue de sperme mis à disposition par le donneur dans un établissement de collecte au sens de l'article 2 § 1, première phrase, de la loi sur le registre des donneurs de sperme, le donneur de sperme ne peut pas être établi père de cet enfant. »
21. L'article 1741 § 2 du code civil dispose qu'une personne non mariée peut adopter individuellement un enfant, qu'un couple marié ne peut adopter un enfant que conjointement et que l'époux ne peut adopter l'enfant de l'autre époux qu'individuellement.
B. La loi sur la protection des embryons
22. L'article 1er de la loi sur la protection des embryons (Embryonenschutzgesetz), dans sa partie pertinente en l'espèce, est ainsi libellé :
« (1) Est puni d'une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d'une amende quiconque
1. transmet à une femme un ovule étranger non fécondé,
2. entreprend de féconder artificiellement un ovule dans un but autre que celui d'induire une grossesse chez la femme dont provient l'ovule (...). »
C. La loi sur le partenariat enregistré
23. L'article 9 § 7 de la loi sur le partenariat enregistré (Lebenspartnerschaftsgesetz) prévoit la possibilité pour l'un des partenaires d'adopter l'enfant de l'autre partenaire. En vertu des paragraphes 1 et 2 du même article, le partenaire du parent de l'enfant dispose, en accord avec ledit parent, d'un pouvoir de codécision à l'égard des questions touchant à la vie quotidienne de l'enfant, et il a le droit de prendre, en cas d'urgence, toute décision qui s'impose pour le bien-être de l'enfant. Le paragraphe 5 permet aux personnes liées par un partenariat enregistré de donner à l'enfant leur nom de partenariat.
D. La jurisprudence
1. La jurisprudence de la Cour fédérale de justice
24. Par un arrêt du 10 décembre 2014, la 12ème chambre civile de la Cour fédérale de justice s'est prononcée sur la possibilité d'une reconnaissance en Allemagne d'un jugement californien mentionnant, comme pères d'un enfant né en Californie d'une gestation pour autrui, deux hommes qui avaient contracté en Allemagne un partenariat enregistré et dont l'un était le père biologique de l'enfant (XII ZB 463/13). Tout en rappelant, d'une part, que la loi allemande excluait, même à l'égard de la mère génétique de l'enfant, la maternité d'une seconde femme, de même qu'elle excluait la parentalité commune de deux hommes ayant reconnu la paternité, et, d'autre part, qu'elle ne prévoyait pas que fût automatiquement considéré comme parent légal d'un enfant le ou la partenaire du parent de l'enfant, la Cour fédérale de justice a estimé qu'il n'y avait pas atteinte à l'ordre public par la seule attribution de la parentalité juridique aux deux parents d'intention dans un cas de gestation pour autrui dès lors que l'un des parents d'intention avait un lien biologique avec l'enfant et la mère porteuse non.
25. Se fondant sur les arrêts de la Cour Mennesson c. France et Labassee c. France (nos 65192/11 et 65941/11, 26 juin 2014) la Cour fédérale de justice a observé notamment que le fait de priver l'enfant d'un lien de parenté juridique avec le second parent d'intention alors que celui-ci, sans avoir de lien biologique avec l'enfant, était néanmoins prêt, à la différence de la mère porteuse, à assumer des responsabilités parentales à son égard, emportait atteinte au droit de l'enfant à voir établir un lien juridique l'unissant à ses parents. Elle a ajouté que dans les cas de gestation pour autrui, le législateur ne devrait pas être à même de refuser que soit reconnu un lien entre l'enfant et les parents d'intention au seul motif de prévention générale qu'un tel refus permettrait d'éviter d'autres contournements de l'interdiction du recours à la maternité de substitution : elle a expliqué qu'étant donné que le bien-être de l'enfant se trouvait au cœur des considérations à prendre en compte, il fallait bien plutôt garder à l'esprit qu'un enfant n'a aucune influence sur les circonstances de sa conception et ne peut en être rendu responsable. Alors que la juridiction inférieure avait estimé en l'espèce qu'aux fins d'établissement d'un lien juridique entre l'enfant et le père d'intention qui n'avait pas de lien génétique avec lui, l'adoption devait être préférée à la reconnaissance du jugement étranger, la Cour fédérale de justice a considéré qu'une adoption comportait le risque que les parents d'intention changent d'avis après la naissance de l'enfant, se dérobent à leurs responsabilités envers celui-ci et que l'enfant reste sans parents dans le pays de naissance. Soulignant les différences existant entre l'adoption et la maternité de substitution, elle a jugé que la filiation juridique devait être établie lors de la naissance de l'enfant.
26. Par un arrêt du 20 avril 2016 (XII ZB15/15), la 12ème chambre civile de la Cour fédérale de justice s'est prononcée sur le refus d'un officier d'état civil allemand d'enregistrer la naissance d'un enfant né en Afrique du Sud d'une ressortissante sudafricaine et de sa partenaire enregistrée, une ressortissante germano-sudafricaine. La Cour fédérale de justice a relevé qu'en droit sudafricain, la partenaire de la mère de l'enfant était reconnue comme co-mère et parent légal de l'enfant. Elle a estimé que la loi applicable, et en particulier la réserve d'ordre public, n'excluait pas en l'occurrence la reconnaissance, en droit allemand, de l'attribution juridique de l'enfant à la partenaire de la mère en tant que deuxième parent. La partenaire de la mère pouvait dès lors être enregistrée comme deuxième parent de l'enfant dans le registre de l'état civil.
27. Dans son arrêt du 10 octobre 2018 (XII ZB 231/18), la 12ème chambre civile, siégeant dans la même composition que pour la cause tranchée par l'arrêt du 10 décembre 2014 (paragraphes 24‑25 ci-dessus), a statué sur la question de savoir si une femme ayant conclu un partenariat enregistré puis, après l'entrée en vigueur le 1er octobre 2017 de la loi sur le mariage pour tous, un mariage avec la mère gestatrice d'un enfant conçu à l'aide du sperme mis à disposition dans une banque de sperme d'un donneur anonyme pouvait également être reconnue comme parent de l'enfant. La Cour fédérale de justice a relevé que le droit allemand ne connaissait pour un enfant donné qu'une seule mère légale, que le législateur avait exclu la maternité de la donneuse d'ovule dans le cas d'une gestation pour autrui et que le droit allemand ne prévoyait pour les cas d'insémination hétérologue consentie ni la reconnaissance de maternité ni la double maternité ou la co-maternité. La Cour fédérale de justice a ajouté que l'article 1592, point 1, du code civil (paragraphe 19 ci‑dessus) réglait la paternité et n'était dès lors pas applicable à un couple de deux femmes. Elle a rejeté aussi la possibilité d'une application par analogie de cette disposition au motif qu'il n'y avait pas de lacune législative fortuite. À cet égard, elle a observé qu'en ouvrant le mariage aux couples de même sexe, le législateur allemand avait entendu mettre fin à des discriminations dont souffraient les couples de même sexe, et non pas modifier le droit de la filiation. Elle a estimé qu'une application par analogie de l'article 1592, point 1, du code civil n'aurait été possible que si la situation d'un couple marié lesbien était comparable à celle d'un couple où l'homme est marié à la mère de l'enfant. Elle a rappelé à cet égard que l'attribution du statut de père légal telle que la prévoit l'article 1592 du code civil reflétait en règle générale la filiation réelle de l'enfant, et que le fait que dans certains cas la réalité puisse être différente ne remettait pas en question la justesse (Richtigkeit) de cette présomption générale. Elle a ajouté que pareille présomption ne pouvait pas s'appliquer à l'épouse de la mère gestatrice puisque ladite épouse était nécessairement une personne distincte du père biologique, au sens de l'article 1592, point 1, du code civil, sauf cas exceptionnel d'une épouse transgenre ayant donné son sperme à son épouse, mère gestatrice de l'enfant (situation correspondant à l'affaire tranchée par son arrêt du 29 novembre 2017 – voir A.H. et autres c. Allemagne, no 7246/20, §§ 13-19, 4 avril 2023).
28. La Cour fédérale de justice a considéré que l'impossibilité pour l'épouse de la mère gestatrice d'obtenir automatiquement le statut de coparent au regard de la loi ne contrevenait ni au droit constitutionnel ni à la Convention. Elle a conclu que jusqu'à l'entrée en vigueur d'une éventuelle nouvelle législation en la matière, l'épouse de la mère de l'enfant devait passer, pour obtenir le statut de parent légal, par la voie de l'adoption de l'enfant telle que prévue à l'article 1741 § 2, 3ème phrase, du code civil (paragraphe 21 ci‑dessus). La haute juridiction a estimé par ailleurs, en faisant référence entre autres à la décision Boeckel et Gessner-Boeckel c. Allemagne (no 8017/11, 7 mai 2013), que les époux de même sexe n'étaient pas dans la même situation que des époux de sexe différent.
2. La jurisprudence d'autres juridictions
a) Décisions de renvoi devant la Cour constitutionnelle fédérale
29. Le 24 mars 2021, les cours d'appel de Berlin et de Celle, saisies d'affaires concernant le refus de reconnaissance juridique d'un lien de parenté entre l'enfant d'une femme et la partenaire ou l'épouse de la mère, décidèrent de déférer les affaires à la Cour constitutionnelle fédérale aux fins d'examen de la question de savoir si l'article 1592, point 1, du code civil (paragraphe 19 ci‑dessus) était conforme au droit constitutionnel.
30. L'affaire déférée par la cour d'appel de Berlin (3 UF 1122/20) concernait un couple lesbien marié demandant que l'épouse de la mère gestatrice d'un enfant conçu à l'aide du sperme d'un donneur anonyme selon les conditions prévues à l'article 1600d § 4 du code civil (paragraphe 20 ci‑dessus) soit reconnue comme co-mère de l'enfant. La cour d'appel de Berlin expliqua qu'en introduisant, le 1er juillet 2018, des registres de donneurs de sperme, le législateur fédéral avait en même temps disposé qu'en cas de don de sperme selon les conditions prévues à l'article 1600d § 4 du code civil (« don de sperme qualifié »), le donneur de sperme ne pouvait plus être reconnu comme père de l'enfant. Elle estima que la différence de traitement de l'enfant, d'une part, et de l'époux ou de l'épouse de la mère de l'enfant, d'autre part, selon qu'il s'agisse d'un couple marié formé d'un homme et d'une femme ou d'un couple marié formé de deux femmes, ne trouvait plus de justification depuis l'entrée en vigueur du nouveau paragraphe 4 de l'article 1600d du code civil. Depuis lors, en effet, l'enfant né dans un couple marié hétérosexuel par recours à une insémination médicalement assistée se voit attribuer comme père légal le mari de la mère alors qu'il est manifeste que celui-ci ne peut pas être son père biologique et que le procréateur – l'auteur anonyme du don de sperme – ne peut pas obtenir le statut du père légal ; pour la cour d'appel, le législateur avait ainsi décidé que dans de telles situations l'attribution du statut de père est complètement détachée de la filiation biologique. La cour d'appel conclut que dans ces conditions, la différence de traitement entre les couples mariés formés de deux femmes et les couples mariés formés d'un homme et d'une femme ne pouvait plus être fondée sur la présomption légale que le père biologique de l'enfant est, en règle générale ou du moins de façon probable, le mari de la femme ayant donné naissance à l'enfant. Le 11 novembre 2021, le tribunal d'instance de Munich déféra une affaire comparable à la Cour constitutionnelle fédérale (542 F 6701/21).
31. Quant à l'affaire déférée par la cour d'appel de Celle (21 UF 146/20), il s'agissait d'un couple de femmes liées par un partenariat enregistré puis par un mariage qui demandaient que soit constaté un lien de parenté entre un enfant conçu à l'aide d'un don d'embryon anonyme et l'épouse de la femme qui avait mis l'enfant au monde. La cour d'appel de Celle rappela d'abord, en faisant référence à l'arrêt de la Cour fédérale de justice du 10 octobre 2018 (paragraphes 27-28 ci‑dessus), que les articles 1591 et 1592 du code civil (paragraphe 19 ci‑dessus) ne pouvaient, en dépit de la reconnaissance légale des partenariats et mariages conclus entre personnes de même sexe, s'appliquer à la partenaire ou à l'épouse de la mère ayant mis au monde un enfant, étant donné que la réglementation en vigueur était basée sur le principe légal fondamental selon lequel le père légal était aussi le père biologique de l'enfant, principe qui ne pouvait s'appliquer à la co-mère. La cour d'appel s'estima liée par la décision délibérée prise par le législateur lors de l'introduction du mariage pour les couples homosexuels de ne pas revoir le droit de la filiation. Contrairement à la Cour fédérale de justice, la cour d'appel considéra cependant que l'absence de réglementation relative à la co-mère enfreignait les droits parentaux de l'épouse de la mère gestatrice tels que garantis par l'article 6 § 2, première phrase, de la Loi fondamentale. Elle expliqua que cette disposition protégeait non seulement les parents biologiques, mais aussi, dans le cas d'une conception à l'aide d'un don d'embryon anonyme, l'épouse de la mère gestatrice. Elle souligna que l'épouse était en effet, à l'instar de la mère et avec l'accord de celle-ci, prête à assumer de manière durable et indissoluble les responsabilités parentales à l'égard de l'enfant en question. La cour d'appel précisa que, dans de tels cas, la décision commune des épouses était la condition pour que l'enfant naquît alors que, par le caractère anonyme de son don, le donneur des gamètes avait clairement exprimé qu'il n'entendait pas occuper un rôle de parent à l'égard de l'enfant à naître. Elle conclut également, pour les mêmes raisons, à une atteinte aux droits de l'enfant à recevoir des soins et à l'éducation.
32. La cour d'appel ajouta que ne s'opposait pas à sa conclusion le fait que l'article 1 § 1, point 2 de la loi sur la protection des embryons (paragraphe 22 ci‑dessus) interdisait les dons d'embryons anonymes tels que celui qui avait vraisemblablement été à l'origine de la conception de l'enfant dans l'affaire dont il s'agissait. Elle fit valoir à cet égard, d'une part, que les dispositions pénales ou disciplinaires en pareille matière visaient non pas les parents ayant recours au don anonyme mais les seuls médecins et, d'autre part, qu'elles ne devaient pas avoir d'influence sur l'établissement des liens de filiation, lequel visait le bien-être de l'enfant.
33. À la date des dernières informations dont la Cour dispose, les deux affaires étaient pendantes devant la Cour constitutionnelle fédérale.
b) Autres décisions
34. Le 7 avril 2022 (décision 11 UF 39/22), la cour d'appel de Stuttgart a rejeté le recours qu'une femme vivant en couple avec son épouse et ayant mis au monde un enfant conçu à l'aide d'un don de sperme consenti par un ami avait formé contre la décision portant reconnaissance de la paternité du donneur de sperme. Suivant la jurisprudence de la Cour fédérale de justice en la matière et notamment l'arrêt rendu par celle-ci le 10 octobre 2018 (paragraphes 27-28 ci‑dessus), elle a distingué l'affaire en question, où le père était connu, d'autres affaires pendantes dans lesquelles il n'était plus possible de déterminer le père biologique, et elle a conclu qu'il n'y avait pas lieu de déférer l'affaire à la Cour constitutionnelle fédérale.
35. Le 28 juillet 2022 (décision 3 UF 30/21), la cour d'appel de Berlin a rejeté la demande par laquelle l'épouse d'une femme ayant mis au monde un enfant conçu à l'aide d'un don de sperme privé sollicitait l'établissement entre l'enfant et elle d'un lien de parenté. Elle a fait valoir à cette fin que l'affaire en question se distinguait des affaires pendantes devant la Cour constitutionnelle fédérale en ce que ce n'était que dans le cas d'un don de sperme dit « qualifié », au sens de l'article 1600d § 4 du code civil (paragraphe 20 ci‑dessus), que le législateur avait abandonné le principe de la présomption légale selon laquelle le père était en règle générale le mari de la femme gestatrice. Elle a considéré qu'il n'y avait dès lors pas lieu de déférer l'affaire à la Cour constitutionnelle fédérale.
II. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
36. L'Index annuel de l'association ILGA-Europe (« Rainbow Map ») fait apparaître, sur la période de 2016 à 2024, les évolutions suivantes : le nombre d'États contractants prévoyant une reconnaissance automatique de la coparentalité (c'est-à-dire ne mettant aucun obstacle à la reconnaissance légale des enfants, dès la naissance, par leurs parents vivant en couple, quelles que soient l'orientation sexuelle ou l'identité de genre des partenaires) est resté stable à 9 États jusqu'en 2023 et est passé à 11 États en 2024 ; le nombre d'États contractants permettant à des couples de même sexe d'adopter conjointement un enfant est passé de 15 à 23 ; le nombre d'États contractants permettant à l'un des partenaires d'un couple de même sexe d'adopter l'enfant de l'autre partenaire sans que ce dernier perde le lien de filiation avec son enfant est passé de 17 à 23 ; enfin, le nombre d'États contractants n'opposant pas d'obstacles juridiques, quelles que soient l'orientation sexuelle ou l'identité de genre des partenaires, aux couples souhaitant accéder à des traitements d'aide à la fertilité est passé de 12 à 17.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
37. Les requérants se plaignent du refus des autorités allemandes de constater que la première requérante était aussi parent du requérant alors qu'elle est la mère génétique de celui-ci. Ils y voient une violation du droit au respect de leur vie privée et familiale. Ils estiment en outre que l'adoption du requérant par la première requérante, prononcée entretemps (paragraphe 18 ci‑dessus), n'a pas remédié à cette atteinte. Ils invoquent l'article 8 de la Convention, dont la partie pertinente en l'espèce est ainsi libellée :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection des droits et libertés d'autrui. »
A. Sur la recevabilité
1. La qualité d'agir des requérantes au nom du requérant
38. La Cour note que les requérantes ont introduit la présente requête aussi au nom du requérant. Elle rappelle qu'il peut exister des intérêts conflictuels entre un parent et son enfant qui doivent être pris en compte dès lors qu'il s'agit de statuer sur la recevabilité d'une requête introduite par une personne au nom d'une autre personne (Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 158, 10 septembre 2019, et A.H. et autres c. Allemagne, no 7246/20, § 76, 4 avril 2023).
39. La Cour relève en l'espèce que le requérant a été conçu avec les gamètes de la première requérante (et d'un donneur de sperme inconnu) et que celle-ci est la partenaire enregistrée de la seconde requérante qui a accouché du requérant. Elle observe en particulier que ni les juridictions internes ni le Gouvernement n'ont contesté la qualité d'agir de la première requérante au nom du requérant en l'espèce. Elle estime dès lors qu'il n'y a pas lieu de mettre en doute la qualité d'agir des requérantes au nom du requérant (voir, mutatis mutandis, A.H. et autres c. Allemagne, précité, § 77).
2. L'applicabilité de l'article 8 de la Convention
40. Les requérants formulent leurs griefs sur le terrain de l'article 8 de la Convention envisagé en ses deux volets « vie privée » et « vie familiale ». Bien que le Gouvernement ne conteste pas la recevabilité de cette partie de la requête, la Cour tient à rappeler que la relation entre deux femmes qui vivent ensemble sous le régime d'un partenariat enregistré et l'enfant que l'une des deux a mis au monde et qu'elle élève conjointement avec sa partenaire s'analyse en une « vie familiale » au regard de la Convention (X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 95, 19 février 2013 ; C.E. et autres c. France, nos 29775/18 et 29693/19, § 49, 24 mars 2022 ; et Boeckel et Gessner-Boeckel c. Allemagne (déc.), no 8017/11, § 27, 7 mai 2013). Elle rappelle par ailleurs qu'il n'y a aucune raison valable de comprendre la notion de « vie privée » comme excluant les liens affectifs s'étant créés et développés entre un adulte et un enfant en dehors de situations classiques de parenté. Ce type de liens relève de la vie et de l'identité sociale des individus (Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 161, 24 janvier 2017 ; C.E. et autres c. France, précité, § 53). Il en va tout particulièrement ainsi pour l'enfant concerné, la filiation dans laquelle s'inscrit chaque individu étant un aspect essentiel de son identité (Mennesson c. France, no 65192/11, §§ 46 et 96, 26 juin 2014 ; Labassee c. France, no 65941/11, §§ 38 et 75, 26 juin 2014 ; D.B. et autres c. Suisse, nos 58817/15 et 58252/15, § 43, 22 novembre 2022).
41. La Cour conclut de ce qui précède que l'article 8 de la Convention est applicable aux griefs des requérants sous ses deux volets. Constatant que ces griefs ne sont pas irrecevables pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, elle les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
42. Les requérants soutiennent que le requérant a le droit de voir reconnaître comme ses parents les requérantes qui, par leur décision et leur contribution génétique et biologique, ont été à l'origine de sa naissance et se sont occupées de lui dès sa venue au monde. Ils soulignent que leur intérêt est de solliciter une réforme du droit de la filiation qui rende possible une maternité légale dans le cas de la naissance au sein d'un couple de même sexe d'un enfant conçu par recours à l'assistance médicale à la procréation (« AMP »). Si, d'après eux, l'attribution juridique de l'enfant dès sa naissance à la femme qui l'a mis au monde est bénéfique à l'enfant, l'application inflexible de l'article 1591 du code civil (paragraphe 19 ci‑dessus) n'est pour autant pas de nature à contribuer au bien-être de l'enfant dans une situation comme celle de l'espèce, où deux personnes vivant en couple, unies par un partenariat enregistré, décident d'un commun accord de recourir à l'AMP pour concevoir un enfant et sont prêtes à assumer la responsabilité de l'enfant à naître. En effet, on ne saurait selon les requérants parler d'une gestation pour autrui dans leur cas, étant donné que la seconde requérante, en tant mère gestatrice, désire bel et bien être parent elle aussi, et que ce n'est pas pour le compte de la première requérante qu'elle a porté l'enfant. Les requérants arguent par ailleurs qu'on ne saurait parler d'un don d'ovule dans leur cas, mais bien d'un transfert d'ovocyte d'une partenaire à l'autre.
43. Les requérants précisent qu'ils ne mettent pas en cause le principe consistant à désigner comme la mère d'un enfant la femme qui le met au monde, mais demandent qu'il y ait d'autres moyens que l'adoption pour établir la maternité d'une deuxième femme dans des situations comme celle de l'espèce. Ils affirment qu'il n'existe pas de preuve que la maternité dissociée soit nocive à l'enfant et qu'il importe peu que la conception d'un enfant trouve son origine dans un don de sperme ou d'ovule. Ils expliquent par ailleurs que l'éventualité que survienne entre deux femmes à l'égard d'un même enfant un conflit relatif à la maternité ne saurait suffire pour interdire la maternité dissociée : en effet, arguent-ils, l'éventualité d'un conflit entre deux hommes réclamant la paternité à l'égard d'un enfant est prévue par la loi et peut avoir les mêmes effets.
44. Les requérants insistent sur le fait que l'adoption du requérant par la première requérante (paragraphe 18 ci-dessus) n'a pu remédier à la violation alléguée. D'après eux, une adoption ne devrait même pas être nécessaire étant donné que, d'une part, l'ordre juridique allemand reconnaît la parentalité de deux personnes de même sexe, comme en témoigne notamment l'arrêt de la Cour fédérale de justice du 10 décembre 2014, mais aussi celui du 20 avril 2016 (paragraphes 24-26 ci‑dessus), et que, d'autre part, dans le cas de l'adoption, il n'existe précisément pas de lien génétique entre l'adoptant et l'enfant. Les requérants allèguent que le maintien de l'obligation de passer par une adoption est fondé non pas sur le souci de garantir le bien-être de l'enfant mais sur des considérations de prévention générale qui n'ont plus de raison d'être à partir du moment où l'enfant est né. Ils ajoutent que la période correspondant à la durée de la procédure d'adoption était pour eux une période d'insécurité. Ils soutiennent enfin que, comme le montre l'arrêt de la Cour fédérale de justice du 10 décembre 2014 (paragraphes 24-25 ci-dessus), la loi allemande ne sanctionne pas les personnes qui se rendent à l'étranger pour y avoir recours à des techniques d'AMP qui, d'ailleurs, ne seraient pas autorisées dans les pays européens si elles étaient contraires aux droits de l'homme.
45. Les requérants exposent ensuite les griefs spécifiques de chacun d'eux.
En ce qui concerne le requérant, ils font valoir que l'enfant n'a aucune influence sur les circonstances de sa conception (que les autorités ont reprochées aux requérantes) ni sur les incertitudes liées à la procédure d'adoption ou sur les autres difficultés qui peuvent surgir entre sa naissance et l'adoption par son second parent, telles qu'une séparation de ses parents avant que l'autre parentalité ne soit établie ou un accident de la mère gestatrice, circonstances qui auraient pour conséquence que l'enfant serait dépourvu de parent.
En ce qui concerne la première requérante, ils se plaignent que le lien génétique entre l'enfant et elle n'a nullement été reconnu et qu'elle a dû recourir à l'adoption comme si elle était simplement la partenaire de la mère gestatrice et qu'elle n'eût pas de lien génétique avec l'enfant, alors qu'elle a contribué à la conception de celui-ci autant que la seconde requérante, qui a agi en tant que mère gestatrice.
En ce qui concerne la seconde requérante, ils se plaignent qu'elle a été privée jusqu'au jour où l'adoption a été prononcée de la présence à ses côtés d'un deuxième parent qui fût juridiquement reconnu et qui partageât ainsi les responsabilités parentales, et qu'elle n'a pas vu reconnaître par les autorités, sous une forme qui correspondît à la réalité des relations dont il s'agit, les liens familiaux existant entre les intéressés.
46. Les requérants admettent qu'il n'y a pas de consensus européen en la matière et que, s'agissant de questions éthiques et morales délicates, la marge d'appréciation des États est ample. Ils se plaignent cependant que les lois allemandes régissant la naissance d'un enfant n'ont pas été révisées depuis longtemps, alors que, selon eux, elles mériteraient de l'être à la lumière des nouvelles techniques de procréation et de l'évolution du droit à fonder une famille, du droit à l'autodétermination en matière de reproduction et du droit à l'égalité de traitement. Ils arguent notamment qu'en l'état, les lois allemandes ne permettent pas de régler une situation comme celle de l'espèce, à savoir celle de deux femmes ayant contribué toutes les deux à la conception de leur enfant dans le cadre d'un couple stable et d'un projet parental commun et dont l'une, faute de pouvoir obtenir la reconnaissance automatique de son rôle de parent, doit passer par une procédure d'adoption. Ils ajoutent que s'il est vrai qu'un enfant ne peut avoir qu'un seul père biologique, il peut cependant avoir deux mères biologiques.
b) Le Gouvernement
47. Le Gouvernement nie qu'il y ait eu ingérence dans le droit au respect de la vie familiale des requérants en l'espèce. Il explique que ceux-ci ont pu vivre en famille sans en avoir été aucunement empêchés par les autorités allemandes. Il exprime en outre des doutes quant à l'existence d'une ingérence dans l'exercice par les requérants du droit au respect de leur vie privée, en particulier en ce qui concerne la seconde requérante : il fait valoir à cet égard que le lien de filiation entre celle-ci et le requérant a été reconnu dès la naissance (paragraphe 6 ci-dessus). Il ajoute que quand même bien il y aurait eu une ingérence dans le droit garanti aux intéressés par l'article 8 de la Convention, une telle ingérence avait une base légale, poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits et libertés d'autrui, et était nécessaire dans une société démocratique. Le Gouvernement souligne que les juridictions allemandes étaient appelées à mettre en balance les intérêts publics, à savoir l'existence de règles univoques d'affectation d'un enfant nouveau-né à sa mère et l'interdiction de la gestation pour autrui, et les intérêts privés des requérants, à savoir la reconnaissance juridique et la protection de leur vie commune.
48. Le Gouvernement soutient qu'en prévoyant que la mère d'un enfant est la femme qui le met au monde, la législation répond à un besoin social impérieux : celui de garantir une attribution rapide et simple de l'enfant à sa mère et d'ainsi éviter une maternité fragmentée qui n'est pas dans l'intérêt de l'enfant. Se référant aux motifs avancés par le législateur relativement à l'article 1591 du code civil (paragraphe 19 ci-dessus), il note que le libellé de cette disposition avait été révisé en 1997 par le législateur dans le but de combler un vide législatif apparu avec le progrès des techniques de procréation médicalement assistée, qu'il avait été considéré que seule la mère qui met l'enfant au monde établit une relation physique et psycho‑sociale avec celui-ci pendant la grossesse et pendant et après l'accouchement, et que cette maternité ne devait pas pouvoir être mise en cause par une action en contestation engagée aux fins de voir reconnaître la donneuse d'ovule comme mère génétique. Le Gouvernement souligne qu'en l'absence en pareille circonstance d'une réglementation claire comparable à l'article 1591 du code civil, une situation où mère génétique et mère gestatrice ne vivraient pas ensemble et ne voudraient pas s'occuper de leur enfant ensemble pourrait donner lieu entre elles à des conflits qu'il convient d'éviter au nom du
bien-être de l'enfant. Le Gouvernement ajoute que cette réglementation vise aussi à empêcher la gestation pour autrui et le don d'ovocytes et d'embryons, techniques interdites en Allemagne, et que l'article 1591 du code civil règle clairement la question de savoir qui est la mère d'un enfant dans des cas de don d'ovule effectué à l'étranger ou, de manière illicite, en Allemagne.
49. À l'argument tiré par les requérants de l'arrêt de la Cour fédérale de justice du 10 décembre 2014 (paragraphes 24‑25 et 44 ci‑dessus), le Gouvernement répond que l'affaire en question portait sur la reconnaissance d'une décision judiciaire étrangère et ne concernait pas la réglementation allemande relative à la filiation d'un enfant né sur le territoire allemand. Il souligne que si, dans le cas soumis à la Cour fédérale de justice, la reconnaissance avait été refusée et que les parents d'intention eussent été invités à passer par une procédure d'adoption, l'enfant aurait été dépourvu de parents. Le Gouvernement rajoute que l'arrêt du 20 avril 2016 (paragraphe 26 ci-dessus) portait sur la conformité avec l'ordre public allemand de la reconnaissance d'une attribution juridique déjà établie en droit étranger d'un enfant à la partenaire de sa mère en tant que deuxième parent alors que la présente affaire concerne l'attribution du requérant à ses parents d'après le droit allemand.
50. Concernant la proportionnalité de l'ingérence, le Gouvernement fait valoir que la situation dont il s'agit en l'espèce n'a été rendue possible que parce que les requérantes ont contourné une interdiction existant sur le territoire allemand en se rendant à l'étranger pour y avoir recours à une fertilisation in vitro réciproque. Il souligne que la législation allemande a permis à la première requérante d'adopter le requérant sans qu'elle eût à se heurter dans cette démarche au moindre obstacle, et que la procédure d'adoption a en outre permis aux autorités concernées d'évaluer la question de savoir si l'attribution de l'enfant à une seconde mère correspondait à l'intérêt de celui-ci. À cet égard, il fait remarquer que la demande d'adoption de la première requérante n'a été introduite qu'en août 2014 (paragraphe 18 ci-dessus), alors qu'elle aurait pu être engagée dès huit semaines après la naissance du requérant, c'est-à-dire dès octobre 2013.
51. Le Gouvernement rappelle par ailleurs que la première requérante, en raison de son statut de partenaire enregistrée, disposait en outre, en concertation avec la seconde requérante, d'un droit de codécision à l'égard des questions touchant à la vie quotidienne de l'enfant, du droit de prendre en cas d'urgence toute décision qui s'imposait pour le bien-être du requérant, ainsi que du droit de donner à celui-ci le nom de partenariat retenu par les requérantes, en vertu de l'article 9 §§ 1, 2 et 5 de la loi sur le partenariat enregistré (paragraphe 23 ci‑dessus).
52. Le Gouvernement insiste par ailleurs sur le fait que les autorités disposaient d'une marge d'appréciation étendue dans la présente affaire. Il argue non seulement que les droits en jeu touchent à des questions morales et éthiques sensibles telles que celles du statut légal des couples de même sexe, de la légalité du don d'ovules et de la dissociation des maternités biologique et légale, mais aussi que ces questions ne font pas l'objet d'un consensus européen. À cet égard, le Gouvernement s'appuie sur une analyse des ordres juridiques de 18 États membres concernant l'interdiction du don d'ovules, la définition de la mère d'un enfant, la possibilité de reconnaître la maternité d'un enfant au regard des règles relatives à la reconnaissance de la paternité, la double maternité, l'octroi automatique des droits parentaux à la partenaire enregistrée de la mère d'un enfant et la possibilité, dans une telle situation, d'une adoption.
53. Cette analyse, qui portait initialement sur 13 États contractants (Royaume-Uni, Irlande, France, Pays-Bas, Suisse, Luxembourg, Norvège, Grèce, Croatie, Estonie, Lettonie, République tchèque et Pologne) et a été, comme le souligne le Gouvernement, étendue à cinq autres États contractants (Autriche, Belgique, Danemark, Suède et Espagne) en réponse aux critiques formulées par les requérants, a pris en compte des ordres juridiques d'États contractants à la fois libéraux et traditionnels afin de permettre une vue d'ensemble objective. Elle fait apparaître notamment ce qui suit.
Le don d'ovule est autorisé dans 15 des États examinés, mais ne peut être effectué que sous certaines conditions légales qui, d'après le Gouvernement, n'étaient pas réunies dans le cas des requérants.
Dans presque tous les États examinés, la mère légale est la femme qui met l'enfant au monde. Dans les États qui reconnaissent en principe l'existence d'une deuxième mère légale, cette reconnaissance se base non pas sur la maternité génétique, mais sur d'autres circonstances tenant aux liens unissant la personne qui sollicite le statut de mère à la femme qui a donné naissance à l'enfant (tels que le mariage ou un partenariat) ou sur l'adoption ou la reconnaissance de l'enfant par la seconde mère. Le Gouvernement précise que si le requérant était né en Belgique, pays qui reconnaît sous certaines conditions l'existence d'une co-mère, la première requérante ne s'en serait pas moins vu refuser un tel statut en raison de son lien génétique avec le requérant.
Une reconnaissance de maternité en application par analogie des réglementations concernant la reconnaissance de paternité n'existe qu'au Pays-Bas.
La majorité des États examinés excluent la possibilité d'une double maternité ou ne la reconnaissent qu'en cas d'adoption. Dans certains États (Royaume-Uni, Autriche et Suède), la partenaire enregistrée de la mère légale de l'enfant peut obtenir le statut de second parent ou, sous certaines conditions (conception de l'enfant par fécondation artificielle effectuée dans un organisme public), le statut de co-mère. D'après le Gouvernement, ce statut n'équivaut cependant pas au statut de deuxième mère légale.
Dans quelques États (Royaume-Uni, Norvège, Pays-Bas, Belgique, Danemark et Autriche), la partenaire enregistrée de la mère légale se voit octroyer des droits parentaux automatiquement sous réserve du respect de certaines conditions.
54. Le Gouvernement indique par ailleurs que le droit de la filiation fait l'objet d'une révision législative visant notamment les situations telles que celle de l'espèce.
2. Thèses des tiers intervenants
a) L'Association des Médecins catholiques de Bucarest (l'AMCB)
55. L'AMCB relève d'abord qu'il n'est pas certain que l'intérêt de l'enfant se concilie avec ceux des requérantes. Elle dénonce l'intention qui lui paraît être celle des requérants dans la présente affaire, à savoir celle de faire évoluer, pour les femmes vivant en couple, la possibilité de l'adoption par l'une d'elles de l'enfant né de l'autre au sein du couple en la reconnaissance automatique, sur simple demande de la partenaire de la mère de l'enfant, d'une double filiation féminine à la suite d'une AMP et ce sans mention du père biologique de l'enfant, une situation qui s'approcherait du modèle espagnol. Or, selon l'AMCB, un enfant ne peut pas avoir une double filiation monosexuée, même dans le cadre d'une AMP, et ne pourrait jamais se représenter comme issu de deux femmes ou deux hommes, étant donné qu'un enfant ne peut avoir été engendré ni par deux femmes ni par deux hommes. Dissocier la filiation du modèle naturel de procréation reviendrait à changer le sens de la filiation de façon que celle-ci indique dans certains cas l'origine (biologique ou symbolique) de l'enfant, et dans d'autres non. Pour la tierce partie, ce serait là abolir la parenté, fondée sur la différence sexuelle et l'engendrement biologique, en faveur de la parentalité, basée sur la volonté des adultes, leur engagement et leur investissement à l'égard de l'enfant.
b) Le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ)
56. L'ECLJ fait remarquer que l'affaire présente ceci de nouveau qu'il existe, d'une part, un lien génétique entre l'enfant et la première requérante (qui ne l'a pas mis au monde) et, d'autre part, un lien biologique entre l'enfant et la seconde requérante (qui l'a porté). La tierce partie observe que la Cour, qui, dans les affaires touchant à la gestation pour autrui, ne s'est jusqu'à présent pas préoccupée de la question de savoir si la mère porteuse a un quelconque droit à l'égard de l'enfant qu'elle a porté, peut être amenée, en se prononçant dans la présente affaire sur les relations entre les deux requérantes et en particulier sur le statut de la seconde requérante en tant que mère gestatrice face à la mère génétique, à rendre une décision qui pourrait être transposable à toutes les mères porteuses. Elle soutient que l'affaire est susceptible de marquer une nouvelle étape dans un processus d'éclatement de la filiation par l'effet d'un désir d'enfant. Selon l'ECLJ, le but de la loi allemande – éviter que deux femmes se disputent la maternité biologique d'un enfant – est légitime et a d'ailleurs été reconnu comme tel par la Cour dans l'affaire S.H. et autres c. Autriche ([GC], no 57813/00, § 104, CEDH 2011). Mettre en question la législation allemande reviendrait à encourager un certain tourisme procréatif susceptible d'aboutir à des situations comme celle de l'espèce sans que les États contractants puissent les empêcher. Cela équivaudrait à la validation d'une forme de gestation pour autrui. Le tiers intervenant expose par ailleurs qu'il n'existe pas de consensus sur les questions posées en l'espèce. À cet égard, il s'appuie sur des études menées par le passé et sur le fait qu'en 2011 le Comité européen de coopération juridique du Conseil de l'Europe aurait décidé, à l'unanimité moins trois États, de retirer le Principe 17 § 3 du projet de Recommandation (projet finalement rejeté) par lequel les États membres étaient invités à prévoir « l'établissement de la filiation maternelle pour la femme qui est la conjointe, la partenaire enregistrée ou la concubine de la mère d'un enfant conçu par procréation artificielle. »
3. Appréciation de la Cour
a) Sur la question de savoir si l'affaire concerne une obligation négative ou une obligation positive
57. La Cour note qu'en dépit des doutes exprimés par le Gouvernement à cet égard (paragraphe 47 ci-dessus), les parties s'entendent pour admettre qu'il a pu y avoir une ingérence au moins dans le droit du requérant et de la première requérante au respect de leur vie privée.
58. La Cour rappelle que si l'article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l'individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l'État de s'abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif s'ajoutent des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l'État au titre de l'article 8 de la Convention ne se prête pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. A ces deux égards, il faut tenir compte du juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble (voir, entre autres, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013, et X, Y et Z c. Royaume Uni, 22 avril 1997, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1997-II).
59. La Cour relève que les griefs des requérants ne tendent pas à dénoncer une atteinte qu'aurait portée à leurs droits une autorité publique, mais portent davantage sur de prétendues lacunes du droit allemand auxquelles ils imputent le rejet de leur demande tendant à voir reconnaître à la première requérante le statut de mère du requérant. C'est pourquoi, à la différence d'affaires dans lesquelles la Cour a examiné sous l'angle des obligations négatives découlant de l'article 8 de la Convention le refus des autorités de reconnaître en droit interne des liens juridiques légalement établis à l'étranger entre parents d'intention et enfants nés d'une gestation pour autrui (voir, par exemple, Mennesson, précité, §§ 48-49, avec des références ultérieures), la Cour estime en l'espèce qu'il convient d'examiner les griefs des requérants sous l'angle de l'obligation positive des États parties de garantir aux personnes relevant de leur juridiction le respect effectif de leur vie privée et familiale, plutôt que sous l'angle de leur obligation de ne pas s'ingérer dans l'exercice de ce droit (voir, mutatis mutandis, C.E. et autres c. France, précité, § 78‑82, et Honner c. France, no 19511/16, §§ 53‑54, 12 novembre 2020).
60. Les principes généraux applicables à l'appréciation des obligations positives de l'État ont été résumés dans l'arrêt Hämäläinen c. Finlande ([GC], no 37359/09, §§ 65-67, 16 juillet 2014). La Cour rappelle en particulier qu'elle a établi un certain nombre d'éléments pertinents aux fins d'appréciation du contenu de ces obligations positives, à savoir notamment, quant au requérant, l'importance de l'intérêt en jeu, la mise en cause ou non de valeurs fondamentales ou d'aspects essentiels de sa vie privée et l'impact éventuel sur lui d'un conflit entre la réalité sociale et le droit, et, quant à l'État en cause, les répercussions de l'obligation positive alléguée, selon qu'elle revêt un caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini (ibid., § 66).
b) Sur la marge d'appréciation
61. Dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l'article 8 de la Convention, les États jouissent d'une certaine marge d'appréciation. Pour déterminer l'ampleur de cette marge d'appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu'un aspect particulièrement important de l'existence ou de l'identité d'un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l'État est d'ordinaire restreinte. En revanche, lorsqu'il n'y a pas de consensus entre les États membres du Conseil de l'Europe, que ce soit sur l'importance relative de l'intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l'affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d'appréciation est plus large. La marge est d'une façon générale également ample lorsque l'État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (Paradiso et Campanelli, précité, § 182, et S.H. et autres c. Autriche, précité, § 94).
62. La Cour rappelle par ailleurs le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d'une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l'a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d'accorder une importance particulière au rôle du décideur national (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, 6 octobre 2005, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 129, 1er juillet 2014). Il en va d'autant plus ainsi lorsqu'il s'agit d'une question de société (Gauvin-Fournis et Silliau c. France, nos 21424/16 et 45728/17, § 116, 7 septembre 2023, et Baret et Caballero c. France, nos 22296/20 et 37138/20, § 84, 14 septembre 2023).
63. La Cour relève d'abord que les griefs des requérants concernent la filiation du requérant et le lien de parenté qui l'unit à la première requérante, c'est-à-dire un aspect essentiel de l'identité du requérant (paragraphe 40 ci‑dessus). En ce qui concerne le requérant cette circonstance milite en faveur d'une marge d'appréciation restreinte (voir, mutatis mutandis, Mennesson, précité, § 80 ; Labassee, précité, § 59 ; et C.E. et autres c. France, précité, § 89). La Cour rappelle cependant que l'identité de l'individu est moins directement en jeu lorsqu'il s'agit non du principe même de l'établissement ou de la reconnaissance de sa filiation, mais des moyens à mettre en œuvre à cette fin (Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d'un lien de filiation entre un enfant né d'une gestation pour autrui pratiquée à l'étranger et la mère d'intention [GC], demande no P16-2018-001, Cour de cassation française, § 51, 10 avril 2019, et C. c. Italie, no 47196/21, §§ 49 et 57, 31 août 2023).
64. La Cour observe qu'il n'existe pas de consensus parmi les États européens sur la question de savoir si et comment une mère génétique non gestatrice d'un enfant peut être enregistrée comme (seconde) mère de celui-ci. En effet, il ressort des index « Rainbow Map » de l'organisation non gouvernementale ILGA Europe pour la période de 2016 à 2024 (paragraphe 36 ci-dessus) et de l'analyse de droit comparé présentée par le Gouvernement (paragraphe 53 ci‑dessus) que la possibilité en général d'obtenir le statut d'une seconde mère n'est prévue que dans un nombre restreint d'États (onze) et que les conditions d'obtention d'un tel statut varient d'un État à l'autre (voir aussi, mutatis mutandis, C.E. et autres c. France, précité, §§ 86 et 110, A.M. c. Norvège, no 30254/18, § 131, 24 mars 2022, et H. c. Royaume-Uni (déc.), no 32185/20, §§ 49-50, 31 mai 2022). Les requérants confirment ce constat (paragraphe 46 ci-dessus). Cette absence de consensus reflète le fait que les questions relatives aux techniques de procréation médicalement assistée, parmi lesquelles la problématique de la maternité dissociée, suscitent de délicates interrogations d'ordre éthique, et elle confirme que les États doivent en principe se voir accorder une ample marge d'appréciation dans ce domaine. Les requérants n'en disconviennent d'ailleurs pas.
65. La Cour note ensuite que les autorités allemandes ont été appelées à mettre en balance les intérêts publics avancés par les juridictions civiles et les intérêts privés des requérants, à savoir, d'une part, le souci des autorités de garantir à tout enfant une attribution juridique sans équivoque à sa mère dès sa naissance, d'éviter des maternités dissociées et les éventuels conflits de maternité qui pourraient en résulter et de ne pas saper l'interdiction de la gestation pour autrui et du don d'ovules, et, d'autre part, le désir des requérants que le lien génétique entre le requérant et la première requérante soit reconnu juridiquement et l'intérêt pour le requérant à ce que deux personnes soient investies de l'autorité parentale à son égard. Cette circonstance plaide également pour la reconnaissance d'une ample marge d'appréciation en ce qui concerne les moyens en l'espèce.
66. La Cour estime aussi qu'il convient, pour la détermination de l'ampleur de la marge d'appréciation dont dispose l'État défendeur, de prendre en considération la circonstance que sont en cause dans la présente affaire des obligations positives, et que, dès lors, il ne s'agit pas d'apprécier la « nécessité dans une société démocratique » d'une ingérence dans l'exercice d'un droit ou d'une liberté, mais d'adopter en ayant égard au contexte interne des mesures de nature à en garantir le respect effectif (Y. c. France, no 76888/17, § 79, 31 janvier 2023).
67. Cela étant, les choix opérés par l'État, même dans les limites de cette marge, n'échappent pas au contrôle de la Cour. Il lui incombe d'examiner attentivement les arguments dont il a été tenu compte pour parvenir à la solution retenue et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l'État et ceux des individus directement touchés par cette solution. Ce faisant, elle doit avoir égard au principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d'un enfant est en cause, l'intérêt supérieur de celui-ci doit primer (C.E. et autres c. France, précité, § 91, et Mandet c. France, no 30955/12, § 53, 14 janvier 2016).
c) Sur le maintien d'un juste équilibre entre l'intérêt général et les intérêts des requérants
68. La Cour estime qu'il convient, s'agissant de l'appréciation du juste équilibre entre les différents intérêts concurrents, de distinguer entre le droit des requérants au respect de leur vie familiale et leur droit au respect de leur vie privée.
i. Sur le droit des requérants au respect de leur vie familiale
69. La Cour relève que les requérants soutiennent notamment que, du fait de l'absence de reconnaissance juridique d'un lien de filiation entre le requérant et la première requérante, la réalité de leurs liens familiaux n'a pas été reconnue par le droit allemand.
70. Elle rappelle que dans des affaires posant des questions comparables à celles soulevées dans la présente affaire sous l'angle du droit au respect de la vie familiale, elle a statué à la lumière de la situation concrète des intéressés et a notamment examiné la question de savoir s'ils avaient rencontré des obstacles particuliers dans l'exercice effectif de leur droit au respect de leur vie familiale (Mennesson, précité, §§ 92-94, Labassee, précité, §§ 71‑73 ; D.B. et autres c. Suisse, précité, §§ 93-94 ; K.K. et autres c. Danemark, no 25212/21, §§ 49-51, 6 décembre 2022 ; Valdís Fjölnisdóttir et autres c. Islande, no 71552/17, §§ 71-75, 18 mai 2021 ; et C.E. et autres c. France, précité, §§ 93-97).
71. La Cour relève que la non-reconnaissance automatique par les autorités allemandes d'un lien de filiation entre le requérant et la première requérante n'a, en pratique, pas affecté la jouissance de la vie familiale des requérants de manière significative. En effet, les requérants n'ont pas fait état de difficultés particulières au quotidien dans le déroulement de leur vie familiale, laquelle apparaît comparable à celle d'autres familles. La Cour note par ailleurs que la première requérante disposait à l'égard du requérant de certaines prérogatives parentales prévues à l'article 9 §§ 1, 2 et 5 de la loi sur le partenariat enregistré (paragraphe 23 ci‑dessus).
72. Au vu des circonstances de l'affaire et de ses conclusions dans les affaires citées au paragraphe 70 ci‑dessus, la Cour conclut que rien ne permet de considérer que l'État défendeur ait manqué à son obligation de garantir aux requérants le respect effectif de leur vie familiale.
73. Partant, il n'y a pas eu violation du droit au respect de la vie familiale protégé par l'article 8 de la Convention.
ii. Sur le droit des requérants au respect de leur vie privée
74. En ce qui concerne le droit au respect de la vie privée des requérants, la Cour estime qu'il convient de distinguer entre les griefs formulés par les requérantes en tant que parents et ceux formulés au nom du requérant en tant qu'enfant.
α) Les requérantes
75. En ce qui concerne la situation de la seconde requérante, la Cour rappelle qu'elle a constaté que les parties s'entendent pour admettre qu'il a pu y avoir une ingérence au moins dans le droit du requérant et de la première requérante au respect de la vie privée (paragraphe 57 ci-dessus). Le Gouvernement a cependant exprimé des doutes quant à l'existence d'une ingérence dans l'exercice, par la seconde requérante, de son droit au respect de sa vie privée, faisant valoir que le lien de filiation entre celle-ci et le requérant a été reconnu dès la naissance (paragraphe 47 ci-dessus). Bien qu'elle ait décidé d'examiner la présente affaire sous l'angle des obligations positives de l'État (paragraphe 60 ci-dessus) la Cour partage, pour l'essentiel, l'analyse du Gouvernement sur ce point. En effet, la seconde requérante a été juridiquement reconnue comme mère du requérant nonobstant l'absence d'une filiation génétique (paragraphe 6 ci-dessus), et elle a bénéficié en quelque sorte de la règle énoncée à l'article 1591 du code civil (paragraphe 19 ci-dessus), laquelle n'accorde aucune importance à l'existence ou non d'un lien génétique entre l'enfant et la femme qui le met au monde.
76. Dès lors, la Cour est d'avis que le refus des autorités allemandes de constater que la première requérante était aussi parent du requérant n'a eu aucun impact sur la reconnaissance de la seconde requérante comme mère du requérant et, par conséquent, sur le droit de celle-ci au respect de sa vie privée. Dans ces circonstances, aucune obligation positive de garantir le respect effectif de ce droit ne pesait sur l'État défendeur à l'égard de la seconde requérante.
77. En ce qui concerne la première requérante, la Cour note que bien qu'étant la mère génétique du requérant, celle-ci n'a pas été juridiquement reconnue comme mère de l'enfant après la naissance de celui-ci. Elle rappelle qu'elle n'a, à ce jour, pas décidé que l'article 8 de la Convention exige qu'un parent d'intention qui est aussi le parent biologique de l'enfant doive bénéficier en droit interne d'une reconnaissance juridique immédiate et automatique de la qualité de parent (H. c. Royaume-Uni, précité, § 56 ; voir aussi A.L. c. France, no 13344/20, § 61, 7 avril 2022). Elle rappelle aussi que ce qui était déterminant pour elle dans une affaire portant sur l'impossibilité où se trouvait un enfant né d'une gestation pour autrui dans un pays étranger dans lequel la gestation pour autrui était légale d'obtenir en droit interne la reconnaissance de la filiation légalement établie dans ces pays entre lui et sa mère d'intention et mère biologique, c'était que le rejet de la demande tendant à la transcription de l'acte de naissance étranger de l'enfant pour autant qu'il désignait la mère d'intention comme étant sa mère ne faisait pas obstacle à l'établissement du lien de filiation entre l'une et l'autre puisque la voie de l'adoption leur avait été ouverte (D. c. France, no 11288/18, § 62, 16 juillet 2020).
78. La Cour considère qu'il y a lieu d'appliquer ce raisonnement a fortiori dans le cas d'espèce pour ce qui est de la situation de la première requérante. Dès lors, au vu des conclusions auxquelles elle est parvenue dans des affaires comparables concernant le droit au respect de la vie privée des parents d'intention (C.E. c. France, précité, §§ 114-115 ; K.K. et autres c. Danemark, précité, § 55) et aussi du fait que le refus de reconnaissance était prévisible étant donné l'interdiction en droit allemand de l'acte de procréation médicalement assistée auquel les requérantes ont eu recours (voir, mutatis mutandis, D.B. c. Suisse, précité, § 92) et compte tenu de la marge d'appréciation qui n'était pas réduite concernant les requérantes (paragraphe 63 ci-dessus), la Cour considère que, en obligeant la première requérante à passer par la voie de l'adoption pour obtenir la reconnaissance du lien de parenté l'unissant au requérant et en l'absence de difficultés particulières pour la première requérante de vivre sa relation avec le requérant au quotidien, l'État défendeur n'a pas manqué à son obligation de garantir le respect effectif de la vie privée de la première requérante.
β) Le requérant
79. Le requérant se plaint de l'absence d'une reconnaissance juridique de son lien génétique avec la première requérante et y voit une atteinte à son droit de connaître sa filiation.
80. La Cour rappelle qu'elle accorde de l'importance à l'existence ou non d'un lien de filiation biologique entre un enfant et un adulte (Paradiso et Campanelli, précité, §§ 157 et 195, Mandet, précité, § 59, et Boljevic c. Serbie, no 47443/14, §§ 28 et 54-56, 16 juin 2020).
81. La Cour rappelle que dans des affaires qui concernaient l'absence de reconnaissance juridique, en droit interne, d'un lien de filiation légalement établi à l'étranger entre des enfants nés par gestation pour autrui dans un pays étranger et leurs parents d'intention et qui soulevaient des questions comparables à celles que pose la présente espèce, elle a jugé que le droit de l'enfant au respect de sa vie privée exigeait que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance de ce lien non seulement entre l'enfant et son père d'intention, également père biologique, mais aussi entre l'enfant et la mère d'intention, désignée dans l'acte de naissance légalement établi à l'étranger comme étant la « mère légale », même dans le cas où elle n'est pas la mère génétique. Elle a précisé qu'une telle possibilité est d'autant plus importante lorsque la mère d'intention est aussi la mère génétique (avis consultatif no P16-2018-001, précité, §§ 46-47, et D. c. France, précité, §§ 45-54 et 59).
82. La Cour a considéré dans ce cadre que deux facteurs avaient un poids particulier : l'intérêt supérieur de l'enfant, d'une part, qui doit primer chaque fois que la situation d'un enfant est en cause, et l'étendue de la marge d'appréciation dont disposent les États parties, d'autre part (C.E. et autres c. France, § 100, et K.K. et autres c. Danemark, précité, § 53).
83. La Cour observe que la reconnaissance du lien de parenté entre le requérant et la première requérante du seul fait de leur lien génétique s'est heurtée à la volonté du législateur allemand d'éviter des maternités dissociées. Elle note que l'article 1591 du code civil (paragraphe 19 ci‑dessus) est l'expression manifeste de cette volonté et que le libellé de cette disposition avait été révisé en 1997 par le législateur dans le but de combler un vide législatif apparu avec le progrès des techniques de procréation médicalement assistée et, en particulier, de prévenir le contournement de l'interdiction des dons d'ovules et de la gestation pour autrui notamment par des actes procréatifs effectués à l'étranger (paragraphe 48 ci‑dessus). La Cour rappelle à cet égard qu'elle a reconnu que la décision d'un État contractant d'interdire sur son territoire la gestation pour autrui correspond à un intérêt général légitime (O.H. et G.H. c. Allemagne, nos 53568/18 et 54741/18, § 127, 4 avril 2023, et A.H. et autres c. Allemagne, précité, § 127, avec les références qui y sont citées ; voir également avis consultatif no P16-2018-001, précité, § 41).
84. La Cour relève que le requérant conteste que les raisons avancées par les juridictions civiles s'appliquent à sa situation et qu'il invoque à l'appui de cette thèse les trois motifs suivants : premièrement, la circonstance que les requérantes ont recouru non pas à une gestation pour autrui commerciale, mais seulement à un transfert d'ovocytes entre partenaires enregistrées, opération légalement effectuée en Belgique et qui s'inscrivait dans le cadre d'un projet parental commun et durable ; deuxièmement, le fait qu'étant donné son caractère préventif, la réglementation allemande n'a plus de raison d'être une fois l'enfant né ; troisièmement, le fait que l'ordre juridique allemand admet bel et bien la parentalité de deux personnes de même sexe, comme le montre selon lui les arrêts de la Cour fédérale de justice des 10 décembre 2014 et 20 avril 2016 (paragraphes 42‑44 ci‑dessus).
85. La Cour rappelle d'une manière générale qu'un État peut, sans enfreindre l'article 8 de la Convention, adopter une législation régissant des aspects importants de la vie privée qui ne prévoit pas de mise en balance des intérêts concurrents dans chaque cas, mais qui édicte une règle à caractère absolu visant à promouvoir la sécurité juridique (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 89, 10 avril 2007 ; S.H. et autres c. Autriche, précité, § 110 ; O.H. et G.H. c. Allemagne, précité, § 123 ; et A.H. et autres c. Allemagne, précité, § 123). Une telle façon de faire peut s'avérer d'autant plus nécessaire dans des situations de procréation médicalement assistée, dans lesquelles peuvent être impliquées un certain nombre de personnes toutes susceptibles de faire valoir des droits à l'égard de l'enfant : le législateur ne saurait en effet prévoir l'ensemble de ces situations (H. c. Royaume-Uni, précité, § 53 ; voir aussi A.L. c. France, précité, § 66, et K.K. et autres c. Danemark, précité, § 74).
86. La Cour a également estimé que, pour préserver la cohérence de leur ordre juridique, les États contractants peuvent mettre en place des mesures propres à empêcher que des interdictions visant à protéger les intérêts et droits d'autrui et compatibles avec le droit au respect de la vie privée soient vidées de leur substance (Baret et Caballero c. France, précité, § 85 ; voir aussi Paradiso et Campanelli, précité, § 209). Elle peut donc admettre que l'interdiction générale du don d'ovocyte, sur laquelle était fondé par le biais de l'article 1591 du code civil (paragraphe 19 ci-dessus) le refus de reconnaître le lien génétique entre le requérant et la première requérante, pouvait légitimement aussi inclure la situation particulière des requérants.
87. La Cour rappelle cependant que le fait qu'une loi soit reconnue dans son principe comme compatible avec les exigences attachées au respect de l'article 8 de la Convention ne dispense pas, y compris lorsqu'il s'agit d'une interdiction générale et absolue, d'examiner les effets produits, dans une situation donnée, par l'application de cette loi (Baret et Caballero, précité, § 88, et K.K. et autres c. Danemark, précité, § 61).
88. Il convient notamment d'évaluer les effets du refus de reconnaissance du lien génétique entre la première requérante et le requérant – lequel, d'une manière générale, ne saurait avoir à subir les conséquences du comportement que les autorités allemandes ont reproché aux requérantes – de manière à permettre la détermination, d'une part, de l'intérêt supérieur du requérant (D.B. c. Suisse, précité, § 86, et avis consultatif P16-2018-001, précité, § 39), étant entendu que l'intérêt supérieur de l'enfant doit primer à chaque fois que la situation d'un enfant est en cause (voir la jurisprudence citée au paragraphe 67 ci‑dessus), et, d'autre part, de l'étendue de la marge d'appréciation dont dispose l'État concerné.
89. À cet égard, la Cour note que, comme le souligne le Gouvernement (paragraphe 48 ci‑dessus), l'attribution exclusive du rôle de mère légale à la mère gestatrice n'a pas uniquement une dimension de prévention générale à l'égard de futurs parents potentiels : elle sert aussi à attribuer de manière univoque et immédiate l'enfant à sa mère légale et à protéger le bien-être de l'enfant dans l'éventualité où des conflits surviendraient entre les deux partenaires réclamant le rôle de mère.
90. En ce qui concerne l'argument du requérant consistant à dire que l'objectif législatif invoqué – éviter des maternités dissociées – manque de pertinence étant donné que la Cour fédérale de justice, dans son arrêt du 10 décembre 2014 (paragraphe 44 ci‑dessus), a reconnu la parentalité de deux personnes de même sexe, la Cour observe que cet arrêt portait sur la reconnaissance d'un certificat de naissance établi à l'étranger à la suite d'une gestation pour autrui légale et non sur la détermination de la filiation maternelle à l'égard d'un enfant né en Allemagne d'après le droit allemand applicable. Cet arrêt a été rendu au demeurant par les mêmes juges qui ont rendu ultérieurement l'arrêt du 10 octobre 2018 (paragraphes 27‑28 ci‑dessus) dans lequel la Cour fédérale de justice a confirmé sa jurisprudence appliquée par la cour d'appel dans la présente affaire (paragraphes 13–16 ci‑dessus). La Cour relève par ailleurs que l'arrêt de la haute juridiction du 20 avril 2016 (paragraphe 26 ci-dessus) porte également sur la conformité avec l'ordre public allemand de la reconnaissance d'une attribution juridique d'un enfant à son deuxième parent en droit étranger. Elle considère dès lors que, comme le fait remarquer le Gouvernement (paragraphe 49 ci‑dessus), ces décisions concernaient des situations différentes de celle dont la Cour est ici saisie. Au vu de ce qui précède, elle estime que les arrêts invoqués ne sont pas de nature à étayer les griefs du requérant.
91. La Cour relève que la première requérante a eu la possibilité, prévue par la loi, d'adopter le requérant, et qu'elle en a effectivement fait usage (paragraphe 18 ci-dessus). Le Gouvernement soutient à cet égard que la possibilité pour le requérant d'être adopté par la première requérante sans que les intéressés rencontrent aucun obstacle dans cette démarche a précisément permis aux autorités allemandes, dans une situation dans laquelle elles ont été mises devant un fait accompli résultant d'un acte interdit en Allemagne, de procéder à une évaluation individuelle de l'intérêt supérieur de l'enfant et de réagir de manière appropriée compte tenu de l'éventualité qu'un conflit survienne entre les requérantes à son propos (paragraphe 50 ci-dessus).
92. La Cour rappelle que, dans des affaires concernant l'absence de reconnaissance juridique en droit interne d'un lien de filiation légalement établi à l'étranger entre des enfants nés par gestation pour autrui dans un pays étranger et leurs parents d'intention, elle a estimé qu'il fallait un mécanisme effectif permettant la reconnaissance de ce lien et qu'une procédure d'adoption pouvait répondre à cette nécessité dès lors que ses conditions étaient adaptées et que ses modalités permettaient une décision rapide, de manière à éviter que l'enfant soit maintenu longtemps dans une incertitude juridique quant à ce lien (avis consultatif no P16-2018-001, précité, § 54, et D. c. France, précité, §§ 64 et 70). Elle a précisé que cette conclusion valait aussi dans le cas d'un enfant issu des gamètes du père d'intention et de ceux de la mère d'intention (D. c. France, précité, § 64).
93. La Cour considère que ces conclusions s'appliquent également à un cas comme celui de l'espèce où les parents ont recours à une technique de procréation médicalement assistée interdite dans l'État défendeur, mais légale dans un autre pays, et où la naissance de l'enfant est régie par la réglementation nationale de l'État défendeur (voir, mutatis mutandis, H. c. Royaume-Uni, précitée, § 56).
94. La Cour note que l'adoption a été prononcée un peu plus de deux ans après la naissance du requérant (paragraphe 18 ci‑dessus), délai qui aurait pu être raccourci, comme le fait remarquer le Gouvernement (paragraphe 50 ci‑dessus), et que les requérants n'ont pas indiqué avoir rencontré de difficultés particulières au cours de la procédure (voir, mutatis mutandis, Boeckel et Gessner-Boeckel, précité, § 25). Elle relève de surcroît que dans l'attente de la conclusion de la procédure d'adoption, la première requérante disposait de certaines prérogatives à l'égard du requérant, lesquelles, même si elles dérivaient non pas de son lien génétique avec l'intéressé mais de son union légale avec la seconde requérante, limitaient l'insécurité juridique invoquée par le requérant (paragraphe 44 ci-dessus) et avaient à tout le moins pour effet de l'autoriser à exercer à l'égard de l'enfant des droits et devoirs qui se rattachent à la parentalité (paragraphe 51 ci-dessus).
95. En ce qui concerne la marge d'appréciation de l'État défendeur en l'espèce, la Cour estime qu'on ne saurait considérer, au seul motif que la naissance du requérant a eu lieu sur le territoire allemand et était régie par les lois allemandes, que cette marge est plus restreinte que dans les affaires mentionnées au paragraphe 63 ci‑dessus (comparer avec H. c. Royaume-Uni, précité, §§ 54 et 56). Elle rappelle que si la marge d'appréciation, ample en principe, est réduite en raison de la nature des droits du requérant qui se trouvent en jeu, elle n'en est pas moins ample en ce qui concerne les moyens à mettre en œuvre pour établir le lien juridique demandé par le requérant (paragraphe 63 ci‑dessus). Par ailleurs, compte tenu du fait que l'affaire soulève des questions morales et éthiques sensibles relatives aux techniques de procréation médicalement assistée et qu'il n'existe pas de consensus parmi les États contractants quant aux réponses à donner à ces questions (paragraphe 64 ci-dessus), la Cour se doit de faire preuve de réserve dans l'exercice de son contrôle de conventionnalité (voir, mutatis mutandis, S.A.S. c. France, précité, § 154, Y. c . France, précité, § 90).
96. Partant, la Cour considère que l'État défendeur n'a pas manqué à son obligation de garantir le respect effectif de la vie privée du requérant.
d) Conclusion
97. Les considérations qui précèdent sont dès lors suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que les autorités allemandes n'ont pas outrepassé leur marge d'appréciation dont elles disposaient en l'espèce. Partant, il n'y a eu violation ni du droit au respect de la vie familiale ni du droit au respect de la vie privée des requérants protégé par l'article 8 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 combiné avec l'article 8 DE LA CONVENTION
98. Les requérants se plaignent qu'ils ont été traités de manière discriminatoire par rapport à des couples hétérosexuels ayant donné naissance à un enfant conçu à l'aide d'un don d'ovule et de sperme. Ils invoquent l'article 14 combiné avec l'article 8 de la Convention.
L'article 14 est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Thèses des parties
1. Les requérants
99. Les requérantes sont d'avis qu'elles n'ont pas eu le même traitement qu'un couple hétérosexuel donnant naissance à un enfant conçu à l'aide d'un don d'ovule et de sperme. En effet, pour ce qui est d'un couple marié, le mari de la mère de l'enfant est le père biologique présumé, et, dans le cas d'un couple non marié, l'homme a la possibilité de reconnaître l'enfant. Or la première requérante n'a pas été considérée comme la mère génétique ni n'avait la possibilité de reconnaître le requérant. Les requérantes soutiennent qu'en raison de la différence des sexes, un couple hétérosexuel qui conçoit un enfant en ayant recours à un don d'ovule et de sperme, pratique interdite en Allemagne, n'encourt aucune sanction et voit reconnaître les liens juridiques entre parents et enfant nonobstant la circonstance que l'enfant, dans un tel cas, n'a de lien génétique avec aucun de ses parents, alors que dans le cas d'un couple de même sexe, l'une des partenaires doit passer par la procédure d'adoption de l'enfant de l'autre.
100. Le requérant argue qu'en tant qu'enfant il n'a pas d'influence sur les conditions dans lesquelles il a été conçu. Or un enfant conçu à l'aide d'un don d'ovule et de sperme bénéficie de deux parents dès sa naissance dès lors que ses parents sont de sexe différent alors qu'un enfant conçu de la même manière au sein d'un couple de deux femmes ne se voit attribuer qu'un seul parent, à savoir la femme qui l'a mis au monde.
2. Le Gouvernement
101. Le Gouvernement estime que les requérantes n'ont pas fait l'objet d'une discrimination, étant donné qu'elles n'étaient pas, selon lui, dans une situation comparable à un celle d'un couple hétérosexuel. Il explique qu'à la différence d'un couple hétérosexuel, les partenaires d'un couple de même sexe ne peuvent pas être parents génétiques tous les deux. Si, dans le cas d'un couple hétérosexuel marié, la présomption de paternité consacrée à l'article 1592, point 1, du code civil (paragraphe 19 ci-dessus) peut ne pas refléter la réalité, par exemple dans le cas d'un don d'ovule et de sperme, il n'en demeure pas moins que cette présomption correspond à la réalité dans la plupart des situations ; or, dans le cas d'un couple de deux femmes, il n'y a aucun fondement à la présomption générale selon laquelle la mère génétique d'un enfant n'est pas la femme qui accouche, mais plutôt la partenaire enregistrée de celle-ci. Le Gouvernement souligne qu'en élaborant des réglementations le législateur doit pouvoir se baser sur des situations typiques et non sur des situations exceptionnelles, comme celle des requérants dans le cas d'espèce.
102. Le Gouvernement fait valoir que dans le cas d'un couple hétérosexuel non marié, si l'homme déclarant reconnaître l'enfant de sa compagne n'est pas nécessairement le père biologique de l'enfant, il est néanmoins possible – et c'est même souvent le cas – que l'enfant soit issu des deux parents. En revanche, explique-t-il, dans le cas d'un couple de même sexe, il est clair que l'enfant ne peut être issu que de l'un des parents. Le Gouvernement en conclut que les requérantes ne se sont pas trouvées dans une situation comparable à celle d'un couple hétérosexuel, marié ou non. Par ailleurs, dans le cas d'un couple hétérosexuel non marié, l'homme déclarant reconnaître la paternité de l'enfant n'est pas automatiquement investi de droits parentaux : il ne peut en obtenir que par l'effet d'un accord avec la mère de l'enfant, d'un mariage avec celle-ci ou d'une décision judiciaire.
103. En ce qui concerne le requérant, le Gouvernement est d'avis que les mêmes considérations s'appliquent.
B. Thèses des tiers intervenants
104. L'AMCB soutient que, du point de vue de la procréation et de la filiation, il y a une distinction de nature et de situation objective, d'une part, entre le couple de sexe différent et le couple de même sexe, et d'autre part, entre le couple de sexe différent infertile ou stérile et le couple de même sexe. Si le couple formé d'un homme et d'une femme, du fait de la différence et de la complémentarité sexuelles, permet de fonder une famille et de garantir à l'enfant une filiation cohérente et vraisemblable, le couple de même sexe est par nature infertile. Le tiers intervenant précise que seule la différence et la complémentarité de deux sexes permettent la procréation même dans le cas de la PMA, étant donné qu'il faut toujours des gamètes de sexe différent. En ce qui concerne la différence existant entre le couple de sexe différent infertile ou stérile et le couple de même sexe, elle tient, selon l'AMCB, à ce que le premier est dans une situation pathologique et ne se trouve donc pas dans une situation comparable à celle d'un couple de même sexe.
105. L'ECLJ soutient que, puisque l'existence ou non d'un lien génétique importe peu dans le mécanisme de la présomption énoncée à l'article 1592, point 1, du code civil (paragraphe 19 ci-dessus) selon laquelle le mari de la mère est le père de l'enfant, le raisonnement tenu par la Cour dans l'affaire Boeckel et Gessner-Boeckel (précité) devrait s'appliquer en l'espèce. D'après le tiers intervenant, cette présomption est un mode de preuve destiné à établir la filiation paternelle de l'enfant né dans le foyer d'un couple marié de sexe différent et n'a d'utilité que pour les couples hétérosexuels qui peuvent avoir à prouver qui est le père de l'enfant : elle ne peut, selon l'ECLJ, s'appliquer à un couple de femmes, étant donné qu'on ne saurait raisonnablement présumer qu'un enfant est né de deux femmes.
C. Appréciation de la Cour
106. La Cour rappelle que, dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l'article 14 interdit de traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables. Selon la jurisprudence constante de la Cour, une différence de traitement est discriminatoire au sens de l'article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est‑à‑dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d'autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L'étendue de la marge d'appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte ; la présence ou l'absence d'un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut constituer un facteur pertinent à cet égard (A.H. et autres c. Allemagne, précité, § 142).
107. Compte tenu de ses conclusions selon lesquelles le refus de reconnaissance des maternités dissociées vise à prévenir de potentiels conflits entre deux personnes réclamant le statut de mère et le recours à des méthodes de procréation médicalement assistée interdites en Allemagne telles que celles qui ont abouti à la situation dans la présente affaire et relève de la marge d'appréciation des États (paragraphes 86-96 ci-dessus), la Cour estime que la situation de la première requérante ne saurait être comparée à celle d'un homme pouvant se prévaloir de la présomption légale prévue à l'article 1592, point 1, du code civil ou de la possibilité de reconnaissance prévue au point 2 de cet article (paragraphe 19 ci-dessus). En ce qui concerne le requérant, des conclusions analogues s'imposent.
108. Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu'il doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré de l'article 8 recevable et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 novembre 2024, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Andrea Tamietti Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffier Présidente
Appendix
Liste des requérants
Requête no 46808/16
No |
Initiales |
Année de naissance |
Nationalité |
Lieu de résidence |
1. |
R.F. |
2013 |
allemand |
Köln |
2. |
M.-C. A.-F. |
1966 |
française |
Köln |
3. |
C.F. |
1975 |
allemande |
Köln |