Amt Azienda Trasporti e Mobilita and Others (Approximation of laws - Opinion) French Text [2018] EUECJ C-328/17_O (05 July 2018)


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Court of Justice of the European Communities (including Court of First Instance Decisions)


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/EUECJ/2018/C32817_O.html
Cite as: EU:C:2018:542, [2018] EUECJ C-328/17_O, ECLI:EU:C:2018:542

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Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA

présentées le 5 juillet 2018 (1)

Affaire C328/17

Amt Azienda Trasporti e Mobilità SpA,

Atc Esercizio SpA,

Atp Esercizio Srl,

Riviera Trasporti SpA,

Tpl Linea Srl

contre

Atpl Liguria – Agenzia regionale per il trasporto pubblico locale SpA,

Regione Liguria

[Demande de décision préjudicielle formée par le Tribunale Amministrativo Regionale per la Liguria (tribunal administratif régional de Ligurie, Italie)]

« Renvoi préjudiciel – Marchés publics – Recevabilité – Perte d’objet – Directive 89/665/CEE – Procédures de recours – Nécessité d’avoir participé à la procédure d’appel d’offres pour pouvoir former un recours – Qualité pour agir du soumissionnaire en cas de certitude absolue d’inéligibilité »






1.        Dans une procédure devenue sans objet (sur le plan juridique) et dans laquelle, en l’absence de litige entre les parties sur le fond, il n’est par conséquent plus nécessaire de rendre un jugement tranchant l’affaire, le juge qui devait statuer peut‑il poser une question préjudicielle visant exclusivement à déterminer qui doit supporter les dépens ?

2.        Deux possibilités s’offrent à la Cour :

–      elle peut, d’une part, se conformer au précédent qu’elle a établi dans l’affaire Reinke (2) et décider que, dans ce contexte, il n’est plus nécessaire de répondre à la question préjudicielle, qui est irrecevable ;

–      d’autre part, elle peut surmonter cet obstacle et, dans ce cas, devra fournir à la juridiction de renvoi une interprétation des directives relatives aux recours en matière d’attribution de marchés publics (3). La juridiction nationale demande à la Cour de lui fournir cette interprétation pour la confronter à celle qui a été retenue par les juridictions suprêmes italiennes (Conseil d’État et Cour constitutionnelle) en ce qui concerne la qualité d’une entreprise pour agir en vue de contester les actes d’une procédure d’appel d’offres à laquelle elle n’a pas participé. Selon le juge de renvoi, la condamnation de l’une ou l’autre partie aux dépens du litige au principal est fonction de la réponse apportée à cette question.

I.      Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

1.      Les directives 89/665 et 92/13 (4)

3.        L’article 1er (intitulé « Champ d’application et accessibilité des procédures de recours ») dispose :

« 1.      La présente directive s’applique aux marchés visés par la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO 2004, L 134, p. 114), sauf si ces marchés sont exclus en application des articles 10 à 18 de ladite directive [directive 2004/17/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 portant coordination des procédures de passation des marchés dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux (JO 2004, L 134, p. 1), sauf si ces marchés sont exclus en application de l’article 5, paragraphe 2, des articles 18 à 26, des articles 29 et 30 ou de l’article 62 de ladite directive].

Les marchés au sens de la présente directive incluent les marchés publics [les marchés de fournitures, de travaux et de services], les accords-cadres, les concessions de travaux publics et les systèmes d’acquisition dynamiques.

Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés publics relevant du champ d’application de la directive 2004/18/CE [directive 2004/17/CE], les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l’objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles 2 à 2 septies de la présente directive, au motif que ces décisions ont violé le droit communautaire en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit.

2.      Les États membres veillent à ce qu’il n’y ait, entre les entreprises susceptibles de faire valoir un préjudice dans le cadre d’une procédure d’attribution de marché, aucune discrimination du fait de la distinction opérée par la présente directive entre les règles nationales transposant le droit communautaire et les autres règles nationales.

3.      Les États membres s’assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon des modalités que les États membres peuvent déterminer, au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée.

[...] »

4.        L’article 2 (intitulé « Exigences en matière de procédures de recours ») dispose :

« 1.      Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l’article 1er prévoient les pouvoirs permettant :

[...]

b)      d’annuler ou de faire annuler les décisions illégales, y compris de supprimer les spécifications techniques, économiques ou financières discriminatoires figurant dans les documents de l’appel à la concurrence, dans les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation du marché en cause [dans l’avis de marché, l’avis périodique indicatif, l’avis sur l’existence d’un système de qualification, l’invitation à soumissionner, les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation de marché en cause].

[...] »

2.      Le règlement no 1370/2007 (5)

5.        L’article 5 (intitulé « Attribution des contrats de service public ») dispose :

« 1.      Les contrats de service public sont attribués conformément aux règles établies dans le présent règlement. Toutefois, les marchés de services ou marchés publics de services, tels que définis par la directive 2004/17/CE ou par la directive 2004/18/CE, pour les services publics de transport de voyageurs par autobus ou par tramway sont attribués conformément aux procédures prévues par lesdites directives lorsque ces contrats ne revêtent pas la forme de contrats de concession de services tels que définis dans ces directives. Lorsque les contrats sont attribués conformément à la directive 2004/17/CE ou à la directive 2004/18/CE, les paragraphes 2 à 6 du présent article ne s’appliquent pas.

[...]

7.      Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que les décisions prises en application des paragraphes 2 à 6 puissent être réexaminées efficacement et rapidement, sur demande de toute personne ayant ou ayant eu intérêt à obtenir un contrat particulier et ayant été lésée par une infraction alléguée ou risquant de l’être, au motif que lesdites décisions sont contraires au droit communautaire ou aux règles nationales d’exécution de celui-ci.

[...] »

B.      Le droit italien

1.      Le decreto-legge (décret-loi) no 138 du 13 août 2011 (6)

6.        Aux termes de l’article 3 bis de ce décret-loi, la province est, en règle générale, le cadre territorial de référence pour la fourniture des services publics locaux.

2.      La legge regionale (loi régionale) de Ligurie no 33 du 7 novembre 2013 (7)

7.        En vertu de l’article 9, paragraphe 1, et de l’article 14, paragraphe 1, de cette loi régionale, le service est attribué en un seul lot portant sur tout le territoire régional (8).

3.      Le Codice del processo amministrativo (code de procédure administrative) (9)

8.        L’article 26 (intitulé « Dépens ») dispose :

« 1.      Lorsqu’il rend une décision, le juge statue également sur les dépens, conformément aux articles 91, 92, 93, 94, 96 et 97 du code de procédure civile, en tenant notamment compte du respect des principes de clarté et de concision énoncés à l’article 3, paragraphe 2. En tout état de cause, le juge peut également, y compris d’office, condamner la partie qui succombe à payer à la partie adverse une somme fixée en vertu du principe d’équité, qui n’excède toutefois pas le double des dépens exposés, en présence de moyens manifestement infondés.

[...] »

9.        L’article 39, paragraphe 1, est libellé comme suit :

« Les dispositions du code de procédure civile s’appliquent, mutatis mutandis ou en tant qu’elles sont l’expression de principes généraux, aux questions qui ne sont pas régies par le présent code. »

4.      Le Codice di procedura civile (code de procédure civile) (10)

10.      L’article 91 énonce le principe de la condamnation objective aux dépens.

11.      L’article 92 précise :

« Le juge, en prononçant la condamnation visée à l’article précédent, peut exclure la récupération des dépens exposés par la partie gagnante s’il considère qu’ils sont excessifs ou superflus ; [...]

Si les parties sont réciproquement condamnées, si la question examinée est entièrement nouvelle ou en cas de revirement de jurisprudence sur les questions décisives, le juge peut compenser, partiellement ou entièrement, les dépens entre les parties.

[...] »

12.      L’article 100 se lit comme suit :

« Pour agir en justice en tant que demandeur ou défendeur, il est nécessaire d’y avoir un intérêt. »

II.    Les antécédents du litige et la question préjudicielle

13.      La région de Ligurie, par l’intermédiaire de l’Agenzia regionale per il trasporto pubblico locale (agence régionale pour le transport public local), a publié au Journal officiel de l’Union européenne du 3 juin 2015 (11) un « avis destiné à sélectionner des opérateurs économiques » qui devaient fournir, sur son territoire, des services publics de transport terrestre de voyageurs, conformément à la loi régionale de Ligurie no 33/2013 et au règlement no 1370/2007.

14.      Plusieurs entreprises (ci-après « AMT ») qui fournissaient des services de transport public terrestre dans la région, à l’échelle provinciale ou infra‑provinciale, ont contesté devant le Tribunale Amministrativo Regionale per la Liguria (tribunal administratif régional de Ligurie, Italie) (12) les actes de la procédure de sélection. Elles ont fait valoir, à l’appui de leurs prétentions, qu’en raison de la fixation de la région comme cadre territorial unique pour la prestation des services, leurs possibilités de se voir attribuer le marché étaient presque réduites à néant.

15.      S’interrogeant sur la conformité de la loi régionale de Ligurie no 33/2013 avec la Constitution italienne, le TAR de Ligurie a posé une « question de légitimité constitutionnelle » à la Corte Costituzionale (Cour constitutionnelle, Italie) le 21 janvier 2016.

16.      Alors que la procédure de contrôle de constitutionnalité était pendante, la région de Ligurie a adopté une nouvelle loi (13) supprimant la délimitation régionale pour la fourniture des services de transport terrestre. Face à cette suppression, le pouvoir adjudicateur a renoncé à poursuivre la procédure d’appel d’offres, la laissant sans effet.

17.      En dépit de ce qui précède, la Corte Costituzionale (Cour constitutionnelle), par son arrêt no 245/2016 du 22 novembre 2016, a déclaré irrecevable la question de constitutionnalité soulevée par le TAR de Ligurie, au motif qu’AMT n’avait pas qualité pour agir en vue de contester les actes de la procédure d’appel d’offres, à laquelle elle n’avait pas participé.

18.      La Corte Costituzionale (Cour constitutionnelle) a fondé son arrêt sur les considérations suivantes :

« Ainsi que le déclare le juge de renvoi, les requérantes, des entreprises qui étaient déjà gestionnaires du service de transport public à l’échelle provinciale, n’ont pas participé à la procédure informelle d’appel d’offres lancée par l’administration régionale en application de l’article 30 du decreto legislativo (décret législatif) no 163/2006 [(14)], mais se sont bornées à contester l’avis destiné à sélectionner des opérateurs économiques, contenant un appel à manifestation d’intérêt, en ce qu’il prévoit l’attribution au niveau régional et en un seul lot.

La jurisprudence administrative constante considère qu’une entreprise qui ne participe pas à un appel d’offres ne peut pas contester la procédure liée à celui-ci ni l’adjudication à une entreprise tierce, parce que sa situation juridique n’est pas suffisamment caractérisée et n’est fondée que sur un intérêt de pur fait [Consiglio di Stato (Conseil d’État), IIIe chambre, 10 juin 2016, arrêt no 2507 ; Consiglio di Stato (Conseil d’État), IIIe chambre, 2 février 2015, arrêt no 491 ; Consiglio di Stato (Conseil d’État), VIe chambre, 10 décembre 2014, arrêt no 6048 ; Consiglio di Stato (Conseil d’État), assemblée plénière, 25 février 2014, arrêt no 9 ; Consiglio di Stato (Conseil d’État), assemblée plénière, 7 avril 2011, arrêt no 4].

Il est également constant que “les avis de marché et de concours et les lettres d’invitation doivent normalement être attaqués en même temps que les actes qui en font application, dès lors que ce sont ces derniers qui désignent concrètement la personne à laquelle la décision fait grief et qui donnent un caractère actuel et concret au grief fait à la situation subjective de l’intéressé” [Consiglio di Stato (Conseil d’État), assemblée plénière, 29 janvier 2003, arrêt no 1].

Ces règles, qui découlent directement de l’application aux procédures de marché des principes généraux en matière de qualité pour agir et d’intérêt à agir, ne connaissent d’exception que dans les cas où les griefs de l’entreprise requérante portent sur l’absence même d’appel d’offres ou sur son ouverture, sur des clauses de l’avis de marché qui l’excluent directement ou, enfin, sur des clauses imposant des obligations manifestement incompréhensibles ou totalement disproportionnées, ou qui rendent impossible la formulation même d’une offre [Consiglio di Stato (Conseil d’État), IIIe chambre, 10 juin 2016, arrêt no 2507 ; Consiglio di Stato (Conseil d’État), Ve chambre, 30 décembre 2015, arrêt no 5862 ; Consiglio di Stato (Conseil d’État), Ve chambre, 12 novembre 2015, arrêt no 5181 ; Consiglio di Stato (Conseil d’État), assemblée plénière, 25 février 2014, arrêt no 9 ; Consiglio di Stato (Conseil d’État), assemblée plénière, 7 avril 2011, arrêt no 4].

En pareil cas, la demande de participation à la procédure est sans pertinence aux fins du recours dirigé contre celle-ci, soit en raison de l’absence même d’appel d’offres, soit parce que la contestation qui est dirigée contre l’offre en son principe, ou contre l’impossibilité d’y participer, font naître en soi une situation juridique caractérisée (pour l’entreprise se trouvant dans une relation juridique incompatible avec l’ouverture de la nouvelle procédure et celle qui se voit empêchée d’y participer) ainsi qu’une atteinte actuelle et concrète à cette situation [Consiglio di Stato (Conseil d’État), assemblée plénière, 7 avril 2011, no 4].

Les motifs de l’ordonnance de renvoi révèlent eux-mêmes que le cas présentement examiné ne relève pas de ces hypothèses exceptionnelles, en ce qu’il y est affirmé que les dispositions attaquées auraient une incidence sur les chances d’adjudication des requérantes, qui “seraient presque réduites à néant” tandis que, si le marché était organisé sur une base provinciale et divisé en lots, ces entreprises “auraient de très grandes probabilités de se voir adjuger le service, ne serait-ce qu’au regard de l’avantage d’avoir été ses précédentes gestionnaires”.

Une telle motivation ne révèle aucun empêchement certain et actuel de participer à la procédure, mais seulement la perspective d’une atteinte éventuelle ne pouvant être invoquée que par une partie ayant participé à la procédure et exclusivement à l’issue de celle-ci, en cas de non‑adjudication ».

19.      Le TAR de Ligurie doute que cette interprétation de la Corte Costituzionale (Cour constitutionnelle) soit conforme à la directive 89/665. Pour cette raison, bien que l’avis de marché soit devenu sans effet, il juge utile, afin de statuer sur les dépens, que la Cour se prononce à titre préjudiciel.

20.      La juridiction de renvoi considère que deux situations peuvent se présenter :

–      « si la Cour considérait que l’action en annulation portant sur l’ensemble de la procédure d’appel d’offres constitue l’un des cas exceptionnels dans lesquels un opérateur économique n’ayant pas participé à cet appel d’offres se voit conférer qualité pour agir, l’instance au principal devrait se conclure par une décision constatant que l’affaire est devenue sans objet, en raison de la promulgation de la loi régionale de Ligurie no 19/2016. […] [L]es dépens et les droits de mise au rôle […] seraient mis à la charge de la partie défenderesse et seraient donc remboursés aux parties requérantes ».

–      « [e]n revanche, si la Cour adoptait l’interprétation qui est exposée dans l’arrêt no 245/2016 de la Corte Costituzionale (Cour constitutionnelle) et jugeait donc que les sociétés requérantes n’ont pas la qualité pour agir contre les actes de l’appel d’offres, l’instance au principal devrait se conclure par une déclaration d’irrecevabilité de la demande pour défaut d’intérêt à agir, la charge des dépens étant alors répartie entre les parties requérantes ».

21.      Au vu des circonstances qui précèdent, le TAR de Ligurie pose la question préjudicielle suivante :

« L’article 1er, paragraphes 1, 2, et 3, et l’article 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89/665, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux, s’opposent-ils à une législation nationale qui ne reconnaît la faculté d’attaquer les documents d’une procédure d’appel d’offres qu’aux opérateurs économiques qui ont présenté une demande de participation audit appel d’offres, même lorsque l’action en justice conteste la procédure d’appel d’offres en son principe parce que la réglementation de celle-ci rend l’adjudication très improbable ? »

III. Résumé des observations des parties

22.      Le gouvernement italien conteste la recevabilité de la question préjudicielle en se fondant sur les arguments suivants :

–      en premier lieu, au motif que l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 89/665 définit son champ d’application par référence à la directive 2004/18. Étant donné que l’appel d’offres litigieux avait pour objet l’attribution d’une concession de service public de transport terrestre, la directive 2004/18 ne serait pas applicable, de même que la directive 89/665 ;

–      en second lieu, à supposer même qu’elle le soit, l’application de la directive 89/665 repose sur une violation des règles matérielles de la directive 2004/18. La juridiction de renvoi n’a pas identifié les dispositions qui ont été violées, faisant allusion, en des termes vagues, à une possible restriction excessive de la concurrence, sans indiquer les dispositions du droit de l’Union qui auraient été méconnues.

23.      Sur le fond, le gouvernement italien fait valoir que la règle générale veut que l’opérateur qui s’est volontairement et librement abstenu de participer à une sélection n’a pas qualité pour en demander l’annulation. Toutefois, cette règle connaît certaines exceptions lorsque la contestation porte sur : i) le principe même de l’ouverture de l’appel d’offres ; ii) l’absence d’appel d’offres, l’administration ayant procédé à une attribution directe ; et iii) une ou plusieurs clauses de l’appel d’offres, qui excluraient directement le requérant. Le gouvernement italien considère que ce cadre est parfaitement conforme aux principes jurisprudentiels établis dans l’arrêt Grossmann Air Service (15).

24.      Le gouvernement italien conclut qu’en l’espèce, la Corte Costituzionale (Cour constitutionnelle) a jugé que les chances d’ATM n’étaient pas inexistantes, mais seulement limitées, de sorte que son éligibilité n’aurait pu être déterminée qu’à l’issue de la procédure de sélection, à laquelle elle aurait dû participer.

25.      Le gouvernement tchèque, qui invoque également l’arrêt Grossmann Air Service, fait valoir que, si les soumissionnaires potentiels se trouvent dans une situation discriminatoire, il y a lieu de leur reconnaître la qualité pour agir en vue de contester les clauses à l’origine de la discrimination. Si leur recours était accueilli, ils pourraient avoir accès à l’attribution du marché et pourraient obtenir le réexamen des actes de l’appel d’offres dans sa première phase, sans attendre l’issue définitive de celui‑ci.

26.      Selon le gouvernement espagnol, la directive 89/665 définit des niveaux minimaux d’accès aux procédures de recours, et il appartient aux ordres juridiques internes de déterminer les modalités desdites procédures dans les limites des principes d’équivalence et d’effectivité. Le gouvernement espagnol centre son analyse sur le principe d’effectivité et conteste sa violation, car l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 89/665 exige que la personne affectée ait été ou risque d’être lésée par une violation alléguée du droit de l’Union. Tel n’est pas le cas d’un requérant en ce qui concerne les actes d’un appel d’offres auquel il n’a pas participé.

27.      Le gouvernement espagnol souligne que la législation italienne et la jurisprudence qui l’interprète, prévoient des moyens d’attaquer l’avis de marché sans qu’il soit nécessaire d’avoir participé à l’appel d’offres et que les requérantes ont laissé passer l’occasion de contester l’avis de marché. Elles ne sont donc pas fondées à introduire maintenant un recours contre les actes d’une procédure d’appel d’offres à laquelle elles n’ont pas participé.

28.      La Commission estime que la question préjudicielle posée est irrecevable, car hypothétique, puisque le litige au principal est devenu sans objet.

29.      Sur le fond, la Commission analyse l’arrêt Grossmann Air Service et considère que les règles nationales régissant les recours doivent respecter le principe d’effectivité et ne pas porter atteinte à l’effet utile de la directive 89/665, renforcé par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

30.      Selon la Commission, la jurisprudence de la Corte Costituzionale (Cour constitutionnelle) est contraire à ce principe en ce qu’elle exige une certitude absolue d’être exclu de la procédure d’appel d’offres pour faire jouer les exceptions à la qualité pour agir du requérant qui n’y a pas participé. La Cour n’a pas exigé la démonstration d’une certitude absolue, mais seulement d’une probabilité.

IV.    La procédure devant la Cour

31.      La décision de renvoi est parvenue au greffe de la Cour le 31 mai 2017.

32.      Ont présenté des observations écrites les gouvernements italien, espagnol et tchèque ainsi que la Commission européenne. Seuls le gouvernement italien et la Commission ont comparu à l’audience de plaidoiries du 26 avril 2018.

V.      Appréciation

A.      Recevabilité de la question préjudicielle

33.      Le cœur de la question préjudicielle réside dans la qualité pour agir d’un opérateur qui, comme AMT, n’a pas présenté sa candidature en vue d’être adjudicataire d’un marché public, considérant qu’il avait de très grandes chances de ne pas être retenu.

34.      Comme il a été indiqué précédemment, le litige devant le juge national est devenu sans objet en raison d’une réforme législative en vertu de laquelle le pouvoir adjudicateur a laissé l’avis de marché sans suites. Toutefois, la juridiction nationale soutient qu’il reste indispensable, afin qu’elle puisse statuer sur les dépens, que la Cour se prononce à titre préjudiciel.

35.      Selon le système de l’article 267 TFUE, le renvoi préjudiciel a pour but de fournir au juge national les indications nécessaires pour trancher un litige à l’occasion duquel naissent des doutes quant à l’interprétation du droit de l’Union.

36.      J’ai rappelé dès le début des présentes conclusions que la Cour a eu l’occasion de se prononcer sur une situation analogue, dans laquelle le litige au principal était devenu sans objet et où la décision préjudicielle n’était utile que pour statuer sur les dépens.

37.      En effet, dans l’ordonnance Reinke, la Cour a déclaré que la décision sur les dépens était subordonnée à la résolution du litige au principal dans le cadre duquel les questions préjudicielles avaient été posées. Or, ce litige ayant été résolu, il n’était plus nécessaire de répondre aux questions posées (16).

38.      Il me semble que la logique de l’ordonnance Reinke est impeccable (17) et correspond aux autres manifestations de ce même principe (ainsi, aux termes de l’article 58 du statut de la Cour de justice, un pourvoi ne peut porter uniquement sur la charge et le montant des dépens). Si la procédure dans laquelle la disposition du droit de l’Union devait s’appliquer devient par la suite sans objet, le litige entre les parties est éteint et l’interprétation d’une disposition de l’Union par la Cour n’est tout simplement plus nécessaire, puisque cette disposition ne peut pas influencer le litige (qui est inexistant).

39.      Le TAR de Ligurie indique toutefois que l’appréciation de la Cour relative à la qualité pour agir d’un requérant en vue de contester un appel d’offres auquel il n’a pas participé, lui serait utile pour identifier la partie qui doit supporter les dépens de la procédure devenue sans objet et déterminer leur montant.

40.      Je ne crois pas que ce lien indirect suffise pour constater un rattachement suffisant au droit de l’Union. Ce qui est en cause ici ne relève plus, en fait, du domaine des marchés publics, mais du régime des dépens. À moins qu’une règle du droit de l’Union soit applicable à ces derniers (ce qui est le cas dans certains domaines matériels que j’aborderai ensuite), la décision sur les dépens est exclusivement fondée sur le droit national et non sur celui de l’Union.

41.      L’idée qui sous‑tend l’ordonnance Reinke est liée à la fonction du renvoi préjudiciel : l’interprétation du droit de l’Union doit être nécessaire à la résolution du litige dont le juge national est saisi (point 13 de l’ordonnance précitée), de sorte que la disparition de ce litige rend superflue la réponse préjudicielle (point 16).

42.      Le droit de l’Union ne contient pas de réglementation harmonisée en matière de dépens, dont le traitement relève pleinement de la compétence des États membres. Ce n’est que dans certains secteurs que le législateur de l’Union a exprimé sa volonté d’intervenir en la matière, que ce soit pour éviter des coûts prohibitifs pouvant dissuader les justiciables de s’adresser à la justice dans un domaine particulier du droit (18), ou pour garantir que quiconque ayant été lésé dans ses droits perçoive de la partie adverse des frais de justice raisonnables et proportionnés, là encore dans certains domaines matériels spécifiques (19).

43.      Y compris pour ce qui est des matières dans lesquelles le droit de l’Union se penche sur la réglementation des dépens, la Cour a déclaré que, « en l’absence de précision du droit de l’Union, il revient aux États membres lors de la transposition d’une directive, d’assurer le plein effet de celle‑ci et qu’ils disposent d’une ample marge d’appréciation quant au choix des moyens ». En ce qui concerne l’affaire dont elle était alors saisie, relative au droit à un environnement sain, la Cour a dit pour droit qu’il devait « être tenu compte de toutes les dispositions du droit national pertinentes et, notamment, d’un système national d’aide juridictionnelle ainsi que d’un régime de protection des dépens », de même que des « différences sensibles entre les législations nationales dans ce domaine » (20).

44.      Si cette ample marge d’appréciation, conjuguée à la reconnaissance des particularités de chaque système national, existe dans les cas où le droit de l’Union influence la réglementation en matière de dépens, la liberté des États membres sera d’autant plus grande dans un domaine non régi par le droit de l’Union.

45.      Dans la présente affaire, s’il y avait controverse sur les dépens (21), elle concernerait uniquement l’interprétation des règles internes régissant leur répartition entre les parties, ainsi que l’interprétation des pouvoirs du juge pour les évaluer. Dans le cas d’un litige se limitant à ces dépens, l’identification des règles permettant de le résoudre relève du droit national, et non du droit de l’Union qui, je le répète, ne les énonce pas dans ce domaine matériel.

46.      On pourrait envisager qu’en dépit de l’absence d’harmonisation à l’échelle de l’Union en matière de dépens applicables à ce type de litiges, les caractéristiques de l’affaire au principal compromettent le respect des normes fondamentales et des principes généraux consacrés par le traité FUE, mais, dans cette optique, il serait indispensable qu’une des libertés fondamentales soit remise en cause, ce qui n’est pas même suggéré dans la décision de renvoi.

47.      Enfin, sans vouloir substituer notre propre appréciation à celle de la juridiction de renvoi, ou interférer avec la liberté qui est la sienne d’opter pour l’une ou l’autre formule offerte par son droit interne, les règles précitées du code de procédure civile et du code de procédure administrative lui offrent un appui suffisant pour statuer sur l’allocation des dépens sur des bases non liées à ce problème, quelle que soit la solution qui serait éventuellement apportée au problème de la qualité pour agir des requérantes.

48.      Il suffit dès lors de rappeler qu’en droit interne, lorsque « la question examinée est entièrement nouvelle », ou « en cas de revirement de jurisprudence sur les questions décisives » (22), le juge peut compenser, partiellement ou entièrement, les dépens entre les parties. Il dispose donc d’une entière liberté de choix à cet égard, conformément à l’arrêt de la Corte Costituzionale (Cour constitutionnelle), qu’il s’agisse de dénier la qualité pour agir à AMT ou de la lui reconnaître.

49.      Je considère donc que la question préjudicielle est irrecevable aux motifs qu’une réponse de la Cour n’est pas nécessaire et que celle‑ci n’est pas compétente pour se prononcer sur l’application du système des dépens italien, qui est de nature purement interne.

B.      Sur le fond

50.      Dans l’hypothèse où la Cour accepterait de répondre sur le fond à la question préjudicielle, j’exposerai mon point de vue à titre subsidiaire. Je le ferai en tentant de délimiter en premier lieu le régime juridique applicable, pour ensuite proposer une solution à l’interrogation soulevée.

1.      Le régime juridique applicable

51.      L’appel d’offres litigieux avait pour objet d’attribuer la prestation de services publics de transport de passagers par voie terrestre. Ce type de services relève du champ d’application spécifique du règlement no 1370/2007, dont l’article 5 régit l’« attribution des contrats de service public » dans le secteur des transports.

52.      Les éléments figurant dans la décision de renvoi ne permettent pas de conclure avec certitude si, dans la présente affaire, il s’agissait d’un « contrat de concession de services » ou d’un « marché public de services ». Bien que ces deux notions présentent des caractéristiques analogues (23), elles se distinguent par la contrepartie qui, dans le cas d’une concession de services, consiste dans le droit d’exploiter le service (soit seul, soit assorti d’un prix) et, dans le cas des marchés de services, consiste dans le paiement par le pouvoir adjudicateur de la contrepartie au prestataire de services (24).

53.      L’inclusion du contrat en cause dans l’une ou l’autre de ces catégories incombe au juge national qui, à la différence de la Cour, dispose de tous les éléments de fait pour y procéder. Sa qualification permettra de déterminer le régime juridique qui lui est applicable, eu égard au libellé de l’article 5, paragraphe 1, du règlement no 1370/2007 (25).

54.      J’aborderai donc le problème de la qualité pour agir sous l’angle de chacune de ces hypothèses.

a)      Concession de service public de transport

55.      Selon la première hypothèse, il s’agirait d’une concession de services, ainsi qu’il est soutenu dans certaines observations écrites et comme il pourrait être déduit de l’avis de marché, dans la mesure où il renvoie à l’article 30 du code des marchés publics, qui régit précisément les « concessions de services » (26).

56.      Le gouvernement italien s’appuie sur l’existence d’une concession pour remettre en cause le recours à la directive 89/665. Il soutient que, comme l’article 1er, paragraphe 1, de cette dernière définit son champ d’application par référence à la directive 2004/18, celle‑ci est inapplicable à ces concessions.

57.      La Commission, à l’inverse, fait valoir qu’en Italie, l’article 30, paragraphe 7, du code des marchés publics étend l’application de la directive 89/665 aux concessions de services publics. Il y aurait donc un lien communautaire entre la législation nationale et le droit de l’Union, qui fonderait la compétence préjudicielle de la Cour, conformément à une jurisprudence constante (27).

58.      Par cette voie, la directive 89/665 pourrait devenir applicable. Toutefois, la prise en considération des limites que le législateur national a pu apporter à l’application du droit communautaire à des situations purement internes, auxquelles il n’est applicable que par l’intermédiaire de la loi nationale, ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier, relève du droit interne et, par conséquent, de la compétence exclusive des juridictions de l’État membre (28).

59.      En outre, la réglementation spécifique du service public de transport terrestre de voyageurs édictée par le règlement no 1370/2007 soumet l’attribution des concessions en cause aux règles de son article 5, paragraphes 2 à 6, qui ajoute, au paragraphe 7, que les décisions prises en application desdits paragraphes doivent pouvoir « être réexaminées efficacement et rapidement, sur demande de toute personne ayant ou ayant eu intérêt à obtenir un contrat particulier et ayant été lésée par une infraction alléguée ou risquant de l’être, au motif que lesdites décisions sont contraires au droit communautaire ou aux règles nationales d’exécution de celui‑ci ».

60.      Il apparaît ainsi que les dispositions du règlement no 1370/2007 et celles de l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 89/665 coïncident en substance sur ce point. Ce n’est pas sans raison que le considérant 21 dudit règlement prévoit qu’« [i]l convient de garantir une protection juridique effective non seulement pour les marchés attribués qui relèvent du champ d’application [des directives 2004/17 et 2004/18], mais également pour les autres marchés attribués en vertu du présent règlement. Une procédure de révision effective est nécessaire et devrait être comparable aux procédures applicables aux termes de la directive 89/665/CEE […] et de la directive 92/13/CEE […], selon le cas ».

61.      En somme, bien que ce soit par une voie différente, le résultat obtenu est le même : l’obligation d’instaurer des procédures de recours effectives. Le problème consiste, à partir de cette prémisse, à déterminer jusqu’à quel point ces recours doivent être mis à la disposition d’entreprises qui n’ont pas participé à la procédure d’appel d’offres.

b)      Marché public de services de transport

62.      Selon la deuxième hypothèse, l’acte juridique litigieux relèverait de la catégorie des marchés publics de services de transport. En effet, l’« avis périodique indicatif » du 22 février 2014 fait uniquement référence à la directive 2004/17 (29) et fixe comme critère d’attribution l’offre économiquement la plus avantageuse. De plus, l’avis de marché du 29 mai 2015, au point 2, fait référence à une contrepartie pour l’adjudicataire, laquelle devait être spécifiée définitivement dans les lettres d’invitation à déposer l’offre mentionnée en son point 6.

63.      Il pourrait donc être soutenu que ces caractéristiques du contrat l’excluent de la catégorie des concessions de services de transport telle qu’elle est définie à l’article 1er, paragraphe 3, sous b), de la directive 2004/17 (30) et le font relever des contrats de services de transport. S’il en était ainsi, l’article 5, paragraphe 1, du règlement no 1370/2007 ouvrirait la voie à l’application de la directive 2004/17 et, partant, au régime de recours prévu aux articles 1er et 2 de la directive 92/13, analogue au régime correspondant de la directive 89/665, sur laquelle porte la question du juge de renvoi.

2.      Réponse à la question préjudicielle

64.      Bien que la qualité pour agir en vue de contester l’appel d’offres et, partant, le droit d’accès au système de recours soient au cœur de la discussion, la décision de renvoi l’étend à d’autres aspects au moyen d’une référence assez générique aux articles 1er, paragraphes 1, 2 et 3, et 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89/665.

65.      Dans son arrêt no 245/2016, la Corte Costituzionale (Cour constitutionnelle) se fonde sur la jurisprudence du Consiglio di Stato (Conseil d’État) pour définir une prémisse qui me paraît difficilement réfutable : l’opérateur qui s’est volontairement et librement abstenu de participer à une sélection n’a, en principe, pas qualité pour en demander l’annulation. Ce critère coïncide avec celui que la Cour a énoncé dans l’arrêt Grossmann Air Service, dans le cadre de l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 89/665 (31).

66.      Les juridictions suprêmes italiennes admettent toutefois que les procédures de recours peuvent être également ouvertes aux opérateurs n’ayant pas participé à l’appel d’offres, dans certains cas exceptionnels. Parmi ceux‑ci figurent, selon les termes de l’arrêt constitutionnel no 245/2016, « les cas où les griefs de l’entreprise requérante portent sur l’absence même d’appel d’offres ou sur son ouverture, sur des clauses de l’avis de marché qui l’excluent directement ou, enfin, sur des clauses imposant des obligations manifestement incompréhensibles ou totalement disproportionnées, ou qui rendent impossible la formulation même d’une offre ».

67.      Là encore, cette extension de la qualité pour agir me paraît conforme à celle que la Cour a admise pour les hypothèses dans lesquelles les clauses de l’appel d’offres ou du cahier des charges sont, en soi, discriminatoires au point de faire obstacle à la participation d’une ou de plusieurs entreprises (32). Si les « chances [des entreprises intéressées] de se voir attribuer ce marché [sont] nulles en raison de l’existence desdites spécifications [discriminatoires] » (33), il convient de leur reconnaître la qualité pour agir sans exiger d’elles la participation préalable à l’appel d’offres (34).

68.      Je ne constate donc pas de divergences entre l’interprétation de la directive 89/665 effectuée par la Cour et celle que les juridictions suprêmes italiennes ont développée relativement à leur droit national en ce qui concerne la qualité pour agir des opérateurs qui, sans avoir participé à la procédure d’appel d’offres, entendent contester les clauses discriminatoires qui leur en ferment entièrement l’accès.

69.      La question préjudicielle se limitant à clarifier l’hypothétique opposition entre la directive 89/665 et la réglementation nationale, dans l’abstrait, ce qui a été dit suffit à réfuter cette incompatibilité. Le juge de renvoi rédige cette question en des termes qui, à vrai dire, ne reflètent pas toutes les nuances de la position des juridictions suprêmes italiennes, comme il ressort de la jurisprudence nationale (35).

70.      Si l’on étend la réponse aux particularités du litige au principal, dans lequel la décision sur l’absence de qualité pour agir d’AMT est devenue définitive, il est pour le moins discutable (36) que l’exploitation à l’échelle régionale du service de transport terrestre (par opposition à une subdivision en lots provinciaux ou de niveau inférieur) soit, en elle‑même, discriminatoire. Que de petites entreprises manquent de moyens, seules, pour participer à un appel d’offres présentant ces caractéristiques, ce qui est souvent inhérent à des appels d’offres de grande envergure, est tout autre chose.

71.      En tout état de cause, la Corte Costituzionale (Cour constitutionnelle) a jugé qu’au vu de la configuration de l’appel d’offres, il était hautement improbable, mais pas absolument impossible, qu’AMT obtienne l’attribution (37). Elle a donc exclu qu’il y ait un « empêchement certain et actuel de participer à la procédure ». S’agissant d’une appréciation définitive sur le contenu des clauses litigieuses, ces considérations ne peuvent que lier le juge de renvoi, et la réponse préjudicielle devrait également s’y conformer.

72.      La Commission invoque l’arrêt Grossmann Air Service pour faire valoir que la certitude absolue de l’exclusion d’un appel d’offres ne serait pas requise, et que la simple probabilité d’être exclue suffit pour que l’entreprise concernée puisse contester ledit appel d’offres même sans y avoir participé.

73.      Ma lecture de l’arrêt Grossmann Air Service ne coïncide pas entièrement avec celle de la Commission. J’estime qu’il est dangereux d’introduire le calcul de probabilités comme seul facteur décisif pour trancher ce débat. S’il en allait ainsi, toute entreprise pourrait alléguer que les clauses d’un appel d’offres (y compris non discriminatoires) auraient pour effet probable de l’exclure, ce qui ouvrirait la porte à d’éventuelles contestations dépourvues de sérieux de la part d’opérateurs ayant choisi de ne pas participer à la procédure d’attribution.

74.      En tout état de cause, je le répète, il n’appartient pas à la Cour de déterminer si la Corte Costituzionale (Cour constitutionnelle) a commis une erreur en déniant, dans la présente affaire en particulier, la qualité pour agir à AMT. Ce qui est décisif – et j’insiste sur le fait que la question du juge a quo porte sur l’opposition entre la réglementation nationale et la directive 89/665 – est de savoir si la jurisprudence générale que les juridictions suprêmes italiennes ont élaborée au sujet de la qualité pour agir (niée en principe, mais admissible dans certains cas) des opérateurs économiques qui ne participent pas à un appel d’offres est conforme au droit de l’Union, comme c’est le cas selon moi.

VI.    Conclusion

75.      Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de :

« 1)      déclarer irrecevable la question préjudicielle posée par le Tribunale Amministrativo Regionale per la Liguria (tribunal administratif régional de Ligurie, Italie) ;

2)      à titre subsidiaire, déclarer que l’article 1er, paragraphes 1, 2, et 3, et l’article 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux, ne s’opposent pas à une législation nationale en vertu de laquelle, selon l’interprétation qu’en donnent les juridictions suprêmes compétentes :

–        l’opérateur qui s’est volontairement et librement abstenu de participer à une procédure de sélection des adjudicataires n’a, en principe, pas qualité pour en demander l’annulation ;

–        font exception à cette règle les cas où les griefs de l’entreprise requérante portent sur l’absence même d’appel d’offres ou sur son ouverture, sur des clauses de l’avis de marché qui l’excluent directement ou, enfin, sur des clauses imposant des obligations manifestement incompréhensibles ou totalement disproportionnées, ou qui rendent impossible la formulation même d’une offre ».


1      Langue originale : l’espagnol.


2      Ordonnance du 14 octobre 2010 (C‑336/08, non publiée, ci‑après l’« ordonnance Reinke », EU:C:2010:604).


3      Directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO 1989, L 395, p. 33), et directive 92/13/CEE du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications (JO 1992, L 76, p. 14).


4      Dans la rédaction qu’en donne la directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007, modifiant les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE du Conseil en ce qui concerne l’amélioration de l’efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics (JO 2007, L 335, p. 31). J’introduis entre crochets les modifications du texte de la directive 92/13 par rapport au libellé correspondant de la directive 89/665.


5      Règlement (CE) du Parlement européen et du Conseil, du 23 octobre 2007, relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route, et abrogeant les règlements (CEE) no 1191/69 et (CEE) no 1107/70 du Conseil (JO 2007, L 315, p. 1).


6       GURI no 188, du 13 août 2011, converti en loi, avec des modifications, par la loi no 148 du 14 septembre 2011.


7      Bollettino Ufficiale della Regione Liguria no 17, du 8 novembre 2013, ci-après la « loi régionale de Ligurie no 33/2013 ».


8      Ces articles ont été privés d’effet par la legge regionale (loi régionale) no 19 du 9 août 2016, portant Modifiche alla legge regionale 7 novembre 2013, n. 33 (Riforma delsistema del trasporto pubblico regionale e locale) ed altre modifiche normative in materia di trasporto pubblico locale [modification de la loi régionale no 33 du 7 novembre 2013 (Réforme du système de transport public régional et local) et autres modifications réglementaires en matière de transport public local] (GURI no 11, du 18 mars 2017, ci-après la « loi régionale de Ligurie no 19/2016 »).


9      Decreto Legislativo (décret législatif) no 104, du 2 juillet 2010 (GURI no 156, du 7 juillet 2010).


10      Regio Decreto (décret royal) no 1443, du 28 octobre 1940 (GURI no 253, du 28 octobre 1940).


11      JO 2015, S 105, du 3 juin 2015, avis no 191825. Cet avis a été précédé d’un autre « avis indicatif » du 18 février 2014 (2014/S 038-063550), dans lequel il était fait référence à la directive 2004/17.


12      Ci-après le « TAR de Ligurie ».


13      Voir note de bas de page 8.


14      Decreto legislativo 12 aprile 2006, n. 163. Codice dei contratti pubblici relativi a lavori, servizi e forniture in attuazione delle direttive 2004/17/CE e 2004/18/CE [décret législatif no 163, du 12 avril 2006, portant code des marchés publics de travaux, de services et de fournitures en application des directives 2004/17/CE et 2004/18/CE (GURI no 100, du 2 mai 2006 ; ci‑après le « décret législatif no 163 de 2006 » ou le « code des marchés publics »)].


15      Arrêt du 12 février 2004 (C‑230/02, ci‑après « arrêt Grossmann Air Service », EU:C:2004:93).


16      Point 16.


17      On pourrait bien évidemment objecter que les circonstances de l’affaire Reinke ne sont pas identiques à celles de la présente espèce. J’estime néanmoins que, malgré certaines différences ponctuelles, l’analogie entre les deux affaires ne fait aucun doute.


18      Article 10 bis de la directive 85/337/CEE du Conseil, du 27 juin 1985, concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement (JO 1985, L 175, p. 40) et article 15 bis de la directive 96/61/CE du Conseil, du 24 septembre 1996, relative à la prévention et à la réduction intégrées de la pollution (JO 1996, L 257, p. 26).


19      Article 14 de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle (JO 2004, L 157, p. 45) et article 6, paragraphe 3, de la directive 2011/7/UE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 2011, concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales (JO 2011, L 48, p. 1).


20      Arrêt du 13 février 2014, Commission/Royaume-Uni (C‑530/11, EU:C:2014:67, point 46 et jurisprudence citée).


21      La juridiction de renvoi n’indique pas d’éléments témoignant d’une opposition entre les parties sur la charge et le montant des (futurs) dépens. En outre, aucune d’elles n’a souhaité intervenir dans la procédure préjudicielle, ce qui, à mon sens, n’est pas le signe d’un grand intérêt porté à son issue.


22      L’ordonnance de renvoi expose que la législation et la jurisprudence antérieure du Consiglio di Stato (Conseil d’État) sur la qualité pour agir d’un opérateur n’ayant pas participé à l’appel d’offres étaient « conformes à la jurisprudence de l’Union ». La situation aurait évolué, selon la juridiction nationale, en raison de l’arrêt constitutionnel no 245/2016, « précédent doté d’une force particulière », dont des arrêts ultérieurs du Consiglio di Stato (Conseil d’État) auraient déjà fait application.


23      Voir conclusions de l’avocat général Sharpston dans l’affaire Hörmann Reisen (C‑292/15, EU:C:2016:480, point 26), et celles de l’avocat général Cruz Villalón dans l’affaire Norma-A et Dekom (C‑348/10, EU:C:2011:468, points 39 et suivants).


24      Ce à quoi il faut ajouter que le concessionnaire doit prendre en charge le risque lié à l’exploitation du service. Voir arrêt du 10 novembre 2011, Norma-A et Dekom (C‑348/10, EU:C:2011:721, point 44).


25      « Les contrats de service public sont attribués conformément aux règles établies dans le présent règlement. Toutefois, les marchés de services ou marchés publics de services, tels que définis par la directive 2004/17/CE ou par la directive 2004/18/CE, pour les services publics de transport de voyageurs par autobus ou par tramway sont attribués conformément aux procédures prévues par lesdites directives lorsque ces contrats ne revêtent pas la forme de contrats de concession de services tels que définis dans ces directives ».


26      Selon cet article, « les dispositions du code des marchés publics ne s’appliquent pas aux concessions de services, sous réserve du présent article ». Son paragraphe 3 prévoit la possibilité de recourir à un « appel d’offres informel auquel sont invités au moins cinq concurrents », comme méthode permettant de choisir le concessionnaire, procédure qui était prévue en l’espèce.


27      « […] [U]ne interprétation, par la Cour, des dispositions du droit de l’Union dans des situations ne relevant pas du champ d’application de celui-ci se justifie lorsque ces dispositions ont été rendues applicables à de telles situations par le droit national de manière directe et inconditionnelle, afin d’assurer un traitement identique à ces situations et à celles qui relèvent du champ d’application du droit de l’Union » [arrêt du 19 octobre 2017, Solar Electric Martinique (C‑303/16, EU:C:2017:773, point 27 et jurisprudence citée)].


28      Arrêt du 18 octobre 1990, Dzodzi (C‑297/88 et C‑197/89, EU:C:1990:360, points 41 et 42).


29      Cet avis est régi par l’article 41 de ladite directive.


30      « [L]a “concession de services” est un contrat présentant les mêmes caractéristiques qu’un marché de services à l’exception du fait que la contrepartie de la prestation des services consiste soit uniquement dans le droit d’exploiter le service, soit dans ce droit assorti d’un prix ».


31      Point 27 de l’arrêt Grossmann Air Service : « la participation à une procédure de passation d’un marché peut, en principe, valablement constituer […] une condition dont la satisfaction est requise pour établir que la personne concernée justifie d’un intérêt à obtenir le marché en cause ou risque de subir un préjudice du fait du caractère prétendument illégal de la décision d’attribution dudit marché. À défaut d’avoir présenté une offre, une telle personne peut difficilement démontrer qu’elle dispose d’un intérêt à s’opposer à cette décision ou qu’elle est lésée ou risque de l’être du fait de cette attribution ».


32      Ibid., point 28 : « dans l’hypothèse où une entreprise n’a pas présenté une offre en raison de la présence de spécifications prétendument discriminatoires dans les documents relatifs à l’appel d’offres ou dans le cahier des charges, lesquelles l’auraient précisément empêchée d’être en mesure de fournir l’ensemble des prestations demandées, elle serait en droit d’exercer un recours directement à l’encontre desdites spécifications, et ce avant même que n’intervienne la clôture de la procédure de passation du marché public concerné » (italiques ajoutés).


33      Ibid., point 29 (italiques ajoutés).


34      Ibid., point 30 : « Il doit donc être possible pour une entreprise d’exercer un recours directement contre de telles spécifications discriminatoires, sans attendre le terme de la procédure de passation du marché ».


35      Voir la citation au point 18 des présentes conclusions.


36      Des raisons d’efficacité et des économies d’échelle peuvent être invoquées pour définir des périmètres de prestation des services publics de transport par route d’un niveau déterminé (régional par exemple), en lieu et place d’une fragmentation à des niveaux inférieurs. L’adoption de l’une ou l’autre solution appartient aux autorités compétentes qui doivent, en outre, apprécier si le choix d’un lot unique implique des barrières disproportionnées à l’entrée pour les opérateurs économiques de moindre taille. En l’espèce, l’Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato (l’autorité garante du respect de la concurrence et des règles du marché) a invité, le 25 juin 2015, l’agence régionale pour le transport public local de Ligurie à instaurer « une multiplicité de lots qui permettent de garantir la participation la plus large possible à la procédure de mise en concurrence ».


37      Dans la requête qu’elle a déposée auprès du TAR de Ligurie, AMT affirmait que l’avis de marché « restreignait sensiblement les possibilités de participation [...] pour les opérateurs de petite et de moyenne tailles tels que les entreprises de transport public local, en leur imposant de rechercher à tout prix à s’associer avec les opérateurs de grande taille » (page 51 de la requête) (italiques ajoutés).

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