Athenian Brewery and Heineken (Jurisdiction and the recognition and enforcement of judgments in civil and commercial matters- Multiple defendants - Judgment) French Text [2025] EUECJ C-393/23 (13 February 2025)

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Court of Justice of the European Communities (including Court of First Instance Decisions)


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/EUECJ/2025/C39323.html
Cite as: [2025] EUECJ C-393/23, ECLI:EU:C:2025:85, EU:C:2025:85

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ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)

13 février 2025 (*)

« Renvoi préjudiciel - Coopération judiciaire en matière civile et commerciale - Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions en matière civile et commerciale - Règlement (UE) no 1215/2012 - Compétences spéciales - Article 8, point 1 - Pluralité de défendeurs - Demandes liées par un “rapport si étroit” qu’il y a un intérêt à les instruire et à les juger en même temps - Article 102 TFUE - Notion d’“entreprise” - Société mère et filiale  Infraction commise par la filiale - Présomption d’une influence déterminante exercée par la société mère - Responsabilité solidaire - Décision d’une autorité nationale de concurrence - Actions en réparation »

Dans l’affaire C‑393/23,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas), par décision du 23 juin 2023, parvenue à la Cour le 28 juin 2023, dans la procédure

Athenian Brewery SA,

Heineken NV

contre

Macedonian Thrace Brewery SA,

LA COUR (cinquième chambre),

composée de M. I. Jarukaitis, président de la quatrième chambre, faisant fonction de président de la cinquième chambre, MM. D. Gratsias (rapporteur) et E. Regan, juges,

avocat général : Mme J. Kokott,

greffier : Mme A. Lamote, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 6 juin 2024,

considérant les observations présentées :

–        pour Athenian Brewery SA et Heineken NV, par Mes R. Dufour et E. Pijnacker Hordijk, advocaten,

–        pour Macedonian Thrace Brewery SA, par Me A. J. M. J. de Moncuit de Boiscuillé, avocat, Mes J. W. Fanoy, P. A. Fruytier, T. S. Hoyer et M. H. J. van Maanen, advocaten,

–        pour la Commission européenne, par MM. S. Noë et W. Wils, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 26 septembre 2024,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 8, point 1, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Athenian Brewery SA (ci-après « AB ») et Heineken NV à Macedonian Thrace Brewery SA (ci-après « MTB ») au sujet d’une action tendant à l’engagement de la responsabilité solidaire de AB et de Heineken pour la réparation du dommage subi par MTB en raison d’une infraction à l’article 102 TFUE et à l’article 2 de la Nomos 3959/2011 Prostasia tou eleutherou antagonismou (loi 3959 sur la protection de la concurrence), du 20 avril 2011 (FEK A’ 93), commise par AB.

 Le cadre juridique

 Le règlement (CE) n1/2003

3        L’article 5 du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101] et [102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1), intitulé « Compétence des autorités de concurrence des États membres », prévoit, à sa première phrase :

« Les autorités de concurrence des États membres sont compétentes pour appliquer les articles [101] et [102 TFUE] dans des cas individuels. [...] »

4        L’article 16 de ce règlement, intitulé « Application uniforme du droit communautaire de la concurrence », dispose, à son paragraphe 1 :

« Lorsque les juridictions nationales statuent sur des accords, des décisions ou des pratiques relevant de l’article [101] ou [102 TFUE] qui font déjà l’objet d’une décision de la Commission [européenne], elles ne peuvent prendre de décisions qui iraient à l’encontre de la décision adoptée par la Commission. Elles doivent également éviter de prendre des décisions qui iraient à l’encontre de la décision envisagée dans une procédure intentée par la Commission. À cette fin, la juridiction nationale peut évaluer s’il est nécessaire de suspendre sa procédure. Cette obligation est sans préjudice des droits et obligations découlant de l’article [267 TFUE]. »

5        Aux termes de l’article 23, paragraphe 2, sous a), dudit règlement, la Commission peut, par voie de décision, infliger des amendes aux entreprises et associations d’entreprises lorsque, de propos délibéré ou par négligence, elles commettent une infraction aux dispositions de l’article 101 ou de l’article 102 TFUE.

 Le règlement no 1215/2012

6        Les considérants 15, 16 et 21 du règlement nº 1215/2012 énoncent :

« (15)      Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les conflits de compétence.

(16)      Le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. [...]

[...]

(21)      Le fonctionnement harmonieux de la justice commande de réduire au minimum la possibilité de procédures concurrentes et d’éviter que des décisions inconciliables ne soient rendues dans différents États membres. Il importe de prévoir un mécanisme clair et efficace pour résoudre les cas de litispendance et de connexité et pour parer aux problèmes résultant des divergences nationales quant à la date à laquelle une affaire est considérée comme pendante. Aux fins du présent règlement, il convient de définir cette date de manière autonome. »

7        L’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, qui relève de la section 1 du chapitre II de celui-ci, intitulée « Dispositions générales », est ainsi libellé :

« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »

8        L’article 5, paragraphe 1, dudit règlement, qui relève de la même section, prévoit :

« Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre. »

9        L’article 8, point 1, du même règlement, qui relève de la section 2 du chapitre II de celui-ci, intitulée « Compétences spéciales », dispose :

« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut aussi être attraite :

1)       s’il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément ;

[...] »

 La directive 2014/104/UE

10      L’article 9 de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 novembre 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne (JO 2014, L 349, p. 1), intitulé « Effet des décisions nationales », dispose :

« 1.      Les États membres veillent à ce qu’une infraction au droit de la concurrence constatée par une décision définitive d’une autorité nationale de concurrence ou par une instance de recours soit considérée comme établie de manière irréfragable aux fins d’une action en dommages et intérêts introduite devant leurs juridictions nationales au titre de l’article 101 ou 102 [TFUE] ou du droit national de la concurrence.

2.      Les États membres veillent à ce que, lorsqu’une décision définitive visée au paragraphe 1 est prise dans un autre État membre, cette décision finale puisse, conformément au droit national, être présentée devant leurs juridictions nationales au moins en tant que preuve prima facie du fait qu’une infraction au droit de la concurrence a été commise et, comme il convient, puisse être examinée avec les autres éléments de preuve apportés par les parties.

3.      Le présent article s’entend sans préjudice des droits et obligations des juridictions nationales découlant de l’article 267 [TFUE]. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

11      AB et MTB sont des brasseries, établies en Grèce, qui exercent leurs activités sur le marché grec de la bière. AB fait partie du groupe Heineken, dont la société mère, Heineken, est établie à Amsterdam (Pays-Bas). Heineken définit la stratégie et les objectifs du groupe. Elle n’exerce toutefois pas elle‑même d’activités opérationnelles en Grèce. Entre le mois de septembre 1998 et le 14 septembre 2014, Heineken détenait indirectement environ 98,8 % des parts du capital de AB.

12      Par une décision du 19 septembre 2014, l’Epitropi Antagonismou (Commission de la concurrence, Grèce) a constaté que AB avait abusé de sa position dominante sur le marché grec de la bière pendant la période mentionnée au point précédent et qu’il convenait de qualifier ce comportement d’infraction unique et continue à l’article 102 TFUE ainsi qu’à l’article 2 de la loi 3959 sur la protection de la concurrence. Bien que MTB eût demandé à la Commission de la concurrence d’inclure Heineken dans l’enquête, cette commission a notamment considéré, dans cette décision, que rien ne démontrait l’implication directe de Heineken dans les infractions constatées et que les circonstances particulières ne laissaient pas présumer que Heineken aurait exercé une influence déterminante sur AB. Ladite commission ne s’est pas prononcée dans ladite décision sur la présomption réfragable, reconnue dans la jurisprudence de la Cour, selon laquelle, dans le cas particulier où une société mère détient directement ou indirectement la totalité ou la quasi‑totalité du capital de sa filiale ayant commis une infraction aux règles de concurrence, cette société mère exerce effectivement une influence déterminante sur le comportement de cette filiale et peut être tenue pour responsable de l’infraction au même titre que ladite filiale (ci‑après la « présomption d’influence déterminante et de responsabilité de la société mère »).

13      MTB a formé devant le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam, Pays-Bas) une demande tendant à ce que AB et Heineken soient déclarées solidairement responsables de l’infraction mentionnée au point précédent et, partant, condamnées solidairement à réparer l’intégralité du dommage subi par MTB en raison de cette infraction. Pour leur part, AB et Heineken ont notamment demandé au rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) de se déclarer incompétent pour connaître de la demande dirigée contre AB. Le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) s’est reconnu compétent pour connaître des demandes dirigées contre Heineken en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 dans la mesure où le siège de cette dernière société est situé à Amsterdam. En revanche, il a fait droit à la demande d’incompétence présentée par AB et Heineken et a décliné sa compétence à l’égard de AB en raison de l’absence d’un « rapport si étroit », au sens de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, entre l’action intentée contre Heineken et celle intentée contre AB qu’il y aurait eu intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.

14      Saisi en appel, le Gerechtshof Amsterdam (cour d’appel d’Amsterdam, Pays-Bas) a annulé la décision du rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam), a rejeté la demande incidente de AB et de Heineken et a renvoyé l’affaire devant ce tribunal en vue d’un nouvel examen et d’une décision sur le fond. Cette cour d’appel a considéré, en substance, que ces sociétés se trouvaient dans la même situation de fait et qu’il ne pouvait être exclu avec suffisamment de certitude qu’elles formaient une seule et même entreprise.

15      AB et Heineken ont formé un pourvoi en cassation devant le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas), qui est la juridiction de renvoi.

16      Cette juridiction relève que l’affaire dont elle est saisie se distingue de celle visée dans l’arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide (C‑352/13, EU:C:2015:335), dans lequel la Cour a, notamment, dit pour droit que des demandes contre des entreprises ayant participé de façon différente, sur les plans géographique et temporel, à une infraction unique et continue à l’interdiction des ententes prévue par le droit de l’Union constatée par une décision de la Commission étaient liées entre elles par un « rapport si étroit » qu’il y avait intérêt à les instruire et à les juger en même temps. Or, en l’occurrence, l’infraction aux règles de concurrence aurait été constatée par une décision non pas de la Commission, mais d’une autorité nationale de concurrence, à savoir la Commission de la concurrence. Par ailleurs, il serait constant que Heineken n’a pas elle‑même effectué des opérations sur le marché grec de la bière et la demande introduite à son égard par MTB se fonderait uniquement sur l’influence déterminante qu’elle aurait exercée sur le comportement de AB. Dans un cas où, comme en l’occurrence, le défendeur contesterait de manière motivée avoir exercé une telle influence, se poserait la question de savoir si, conformément au critère établi par la Cour dans les arrêts du 28 janvier 2015, Kolassa (C‑375/13, EU:C:2015:37), et du 16 juin 2016, Universal Music International Holding (C‑12/15, EU:C:2016:449), il est possible de se fonder sur la présomption d’influence déterminante et de responsabilité de la société mère, auquel cas la juridiction saisie devrait reconnaître sa compétence pour statuer sur l’affaire, à moins que la société mère concernée ne parvienne, sans administration détaillée de la preuve, à renverser cette présomption.

17      Dans ces conditions, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions suivantes :

« 1)      Dans une situation telle que celle en cause dans l’affaire au principal, le juge du domicile de la société mère doit-il, afin d’apprécier sa compétence au titre de l’article 8, point 1, du règlement [no 1215/2012] à l’égard de la filiale établie dans un autre État membre, se fonder, dans le cadre de l’exigence de rapport étroit visée à cette disposition, sur la présomption, admise en matière de droit matériel de la concurrence, d’influence déterminante de la société mère sur l’activité économique de la filiale faisant l’objet du litige ?

2)      En cas de réponse affirmative à la première question, comment faut-il interpréter le critère énoncé dans les arrêts [du 28 janvier 2015, Kolassa (C‑375/13, EU:C:2015:37),] et [du 16 juin 2016, Universal Music International Holding (C‑12/15, EU:C:2016:449)] ? Suffit-il dans ce cas, lorsque l’influence déterminante de la société mère sur l’activité économique de la filiale est contestée, qu’il ne soit pas exclu a priori qu’une telle influence déterminante ait existé pour que le juge se déclare compétent à l’égard de la filiale concernée au titre de l’article 8, point 1, du règlement [no 1215/2012] ? »

 Sur les questions préjudicielles

18      Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que, en cas de demandes tendant à ce qu’une société mère et sa filiale soient solidairement condamnées à réparer le préjudice subi en raison de la commission, par cette filiale, d’une infraction aux règles de concurrence, la juridiction du domicile de la société mère saisie de ces demandes se fonde exclusivement, pour établir sa compétence internationale, sur la présomption selon laquelle, lorsqu’une société mère détient directement ou indirectement la totalité ou la quasi‑totalité du capital d’une filiale ayant commis une infraction aux règles de concurrence, elle exerce une influence déterminante sur cette filiale.

19      L’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012 dispose qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, s’il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un « rapport si étroit » qu’il y a un intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.

20      L’objectif de la règle de compétence visée à l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012 répond, conformément aux considérants 16 et 21 de ce règlement, au souci de faciliter une bonne administration de la justice, de réduire au minimum la possibilité de procédures concurrentes et d’éviter que des décisions inconciliables ne soient rendues dans différents États membres (arrêt du 7 septembre 2023, Beverage City Polska, C‑832/21, EU:C:2023:635, point 34 et jurisprudence citée).

21      Cette règle de compétence spéciale, en ce qu’elle déroge à la compétence de principe du for du domicile du défendeur énoncée à l’article 4 du règlement no 1215/2012, doit faire l’objet d’une interprétation stricte, qui n’aille pas au-delà des hypothèses envisagées de manière explicite par ce règlement (arrêt du 7 septembre 2023, Beverage City Polska, C‑832/21, EU:C:2023:635, point 35 et jurisprudence citée).

22      Il s’ensuit que, pour l’application de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, il y a lieu de vérifier s’il existe entre les différentes demandes, introduites par le même requérant contre différents défendeurs, un lien de connexité tel qu’il y a un intérêt à les juger ensemble afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément. À cet égard, pour que des décisions puissent être considérées comme étant inconciliables, il ne suffit pas qu’il existe une divergence dans la solution du litige, mais il faut encore que cette divergence s’inscrive dans le cadre d’une même situation de fait et de droit (arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide, C‑352/13, EU:C:2015:335, point 20 et jurisprudence citée).

23      Toutefois, la Cour a jugé que la règle posée à l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012 ne saurait être interprétée en ce sens qu’elle puisse permettre à un requérant de former une demande contre plusieurs défendeurs à la seule fin de soustraire l’un de ces défendeurs aux tribunaux de l’État où il est domicilié et, ainsi, de détourner la règle de compétence figurant à cette disposition, en créant ou en maintenant de manière artificielle les conditions d’application de ladite disposition (arrêt du 7 septembre 2023, Beverage City Polska, C‑832/21, EU:C:2023:635, point 43 et jurisprudence citée).

24      La Cour a également considéré que l’hypothèse qu’un requérant ait formé une demande contre plusieurs défendeurs à la seule fin de soustraire l’un d’entre eux aux tribunaux de l’État où il est domicilié est exclue lorsqu’il existe un lien étroit entre les demandes formulées contre chacun des défendeurs, lors de leur introduction, c’est-à-dire lorsqu’il y a un intérêt à les instruire et à les juger ensemble afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément (voir, par analogie, arrêts du 11 octobre 2007, Freeport, C‑98/06, EU:C:2007:595, point 54 ; du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide, C‑352/13, EU:C:2015:335, point 28, ainsi que du 7 septembre 2023, Beverage City Polska, C‑832/21, EU:C:2023:635, point 44 et jurisprudence citée). Elle en a déduit que, en présence de demandes qui, lors de leur introduction, sont connexes, au sens de l’article 6, point 1, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), qui correspond à l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, le tribunal saisi ne saurait constater un éventuel détournement de la règle de compétence figurant à cette disposition qu’en présence d’indices probants lui permettant de conclure que le demandeur a créé ou maintenu de manière artificielle les conditions d’application de ladite disposition (voir, par analogie, arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide, C‑352/13, EU:C:2015:335, point 29).

25      Dès lors, il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier l’existence d’une même situation de droit et de fait, en tenant compte de tous les éléments pertinents de l’affaire dont elle est saisie, en ce qui concerne les demandes dirigées contre les différents défendeurs, et de s’assurer que les demandes dirigées contre le seul des codéfendeurs dont le domicile justifie la compétence de la juridiction saisie n’aient pas pour objet de satisfaire de manière artificielle aux conditions d’application de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012 (voir, en ce sens, arrêt du 7 septembre 2023, Beverage City Polska, C‑832/21, EU:C:2023:635, points 42 et 45). La Cour peut néanmoins fournir à la juridiction de renvoi les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui sont utiles aux fins de cette appréciation.

26      Dans cette optique, il convient de rappeler que la Cour a jugé que la condition d’existence d’une même situation de fait et de droit doit être considérée comme étant remplie lorsque plusieurs entreprises ayant participé à une infraction unique et continue aux règles de concurrence du droit de l’Union, constatée dans une décision de la Commission, sont visées, en tant que parties défenderesses, par des demandes fondées sur leur participation à cette infraction, et ce malgré le fait que c’est de façon disparate, tant du point de vue géographique que temporel, que les défenderesses au principal ont participé à la mise en œuvre de l’entente concernée (voir, en ce sens, arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide, C‑352/13, EU:C:2015:335, point 21).

27      Comme Mme l’avocate générale l’a, en substance, relevé au point 40 de ses conclusions, la même constatation s’impose également dans le cas de demandes fondées sur la participation d’une société à une infraction aux règles de concurrence du droit de l’Union et formées contre cette société ainsi que contre sa société mère et à l’occasion desquelles il est allégué qu’elles formaient ensemble une seule et même entreprise.

28      En effet, il est de jurisprudence constante que le droit de la concurrence de l’Union vise les activités des entreprises, de telle sorte que, la responsabilité du préjudice résultant des infractions aux règles de concurrence de l’Union ayant un caractère personnel, il incombe à l’entreprise qui enfreint ces règles de répondre du préjudice causé par l’infraction (arrêt du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204, points 30 et 31 ainsi que jurisprudence citée).

29      Dès lors, lorsqu’il est établi qu’une société et sa filiale font partie d’une même unité économique et, partant, forment une seule entreprise, au sens des règles de concurrence du droit de l’Union, c’est l’existence même de cette unité économique ayant commis l’infraction qui détermine, de façon décisive, la responsabilité de l’une ou de l’autre société composant l’entreprise pour le comportement anticoncurrentiel de cette dernière. À ce titre, la notion d’« entreprise » et, à travers elle, celle d’« unité économique » entraînent de plein droit une responsabilité solidaire entre les entités qui composent l’unité économique au moment de la commission de l’infraction (voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2021, Sumal, C‑882/19, EU:C:2021:800, points 43 et 44).

30      À cet égard, le fait que, comme en l’occurrence, la responsabilité solidaire de la société mère et de sa filiale pour l’infraction aux règles de concurrence du droit de l’Union n’a pas été constatée dans une décision définitive de la Commission ne fait pas obstacle à l’application de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012 à de telles demandes.

31      Au contraire, comme Mme l’avocate générale l’a indiqué au point 56 de ses conclusions, ce n’est précisément que dans une telle hypothèse qu’il existe un risque que des décisions inconciliables s’inscrivant dans le cadre d’une même situation de fait et de droit ne soient rendues. Or, ainsi qu’il ressort du considérant 21 du règlement no 1215/2012, la disposition de l’article 8, point 1, de ce règlement vise précisément à éviter un tel risque.

32      En effet, les décisions définitives de la Commission statuant sur une infraction aux règles de concurrence du droit de l’Union lient, conformément à l’article 16, paragraphe 1, du règlement no 1/2003, toute juridiction d’un État membre statuant sur la même infraction. En revanche, si, conformément à l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2014/104, les États membres sont obligés de veiller à ce que leurs juridictions nationales soient liées par les seules décisions définitives de leurs propres autorités de concurrence statuant sur une telle infraction, s’agissant des décisions analogues prises par une autorité de concurrence d’un autre État membre, le paragraphe 2 de cet article 9 prévoit seulement une obligation des États membres de veiller à ce que de telles décisions puissent être présentées devant leurs juridictions nationales en tant que preuve prima facie de l’infraction.

33      Cette interprétation de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, en ce sens que cette disposition trouve aussi à s’appliquer dans le cas de demandes formées à la fois contre une société mère et contre sa filiale avec laquelle la première forme une unité économique et fondées sur la participation de la seconde à une infraction aux règles de concurrence du droit de l’Union, est conforme aux objectifs de prévisibilité des règles de compétence et au principe de sécurité juridique, évoqués aux considérants 15 et 16 de ce règlement.

34      Selon la jurisprudence de la Cour, le principe de sécurité juridique exige notamment que les règles de compétence spéciale soient interprétées de façon à permettre à un défendeur normalement averti de prévoir raisonnablement devant quelle juridiction, autre que celle de l’État de son domicile, il pourrait être attrait (arrêt du 13 juillet 2006, Reisch Montage, C‑103/05, EU:C:2006:471, point 25).

35      Or, tel est le cas d’une société mère et de sa filiale, domiciliée dans un autre État membre. En effet, eu égard aux considérations exposées aux points 28 et 29 du présent arrêt, chacune de ces deux sociétés peut raisonnablement prévoir que, en cas d’infraction aux règles du droit de la concurrence de l’Union commise par l’une d’entre elles, elle peut être attraite devant les juridictions de l’État membre de domicile de l’autre pour répondre à des demandes fondées sur cette infraction.

36      En l’occurrence, la juridiction de renvoi s’interroge, plus particulièrement, sur les implications, pour l’éventuelle application de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012, du fait, d’une part, qu’un requérant invoque, à l’appui de ses demandes contre une société ayant participé à une infraction aux règles de concurrence du droit de l’Union ainsi que contre la société qui détient la totalité ou la quasi‑totalité du capital de la première, la présomption d’influence déterminante et de responsabilité de la société mère et, d’autre part, que la seconde société conteste avoir exercé une influence déterminante sur sa filiale et avoir formé avec celle‑ci une unité économique.

37      À cet égard, il y a lieu de rappeler, en premier lieu, que, selon une jurisprudence constante, dans le cas particulier où une société mère détient directement ou indirectement la totalité ou la quasi‑totalité du capital de sa filiale ayant commis une infraction aux règles de concurrence, il existe une présomption réfragable, à savoir la présomption d’influence déterminante et de responsabilité de la société mère, selon laquelle ladite société mère exerce effectivement une influence déterminante sur le comportement de sa filiale (arrêt du 26 octobre 2017, Global Steel Wire e.a./Commission, C‑457/16 P et C‑459/16 P à C‑461/16 P, EU:C:2017:819, point 84 ainsi que jurisprudence citée).

38      Cette présomption a été développée dans le cadre de la contestation, par les entreprises concernées, des décisions de la Commission ayant constaté leur participation à une infraction aux règles de concurrence du droit de l’Union et leur ayant infligé des amendes au titre de l’article 23, paragraphe 2, du règlement no 1/2003. Dans ce contexte, la Cour a précisé qu’il suffit que la Commission prouve que la totalité ou la quasi‑totalité du capital d’une filiale est détenue par sa société mère pour qu’il puisse être présumé que cette dernière exerce effectivement une influence déterminante sur la politique commerciale de cette filiale. La Commission sera en mesure, par la suite, de considérer la société mère comme tenue pour solidairement responsable du paiement de l’amende infligée à sa filiale, à moins que cette société mère, à laquelle il incombe de renverser cette présomption, n’apporte des éléments de preuve suffisants de nature à démontrer que cette filiale se comporte de façon autonome sur le marché (arrêt du 26 octobre 2017, Global Steel Wire e.a./Commission, C‑457/16 P et C‑459/16 P à C‑461/16 P, EU:C:2017:819, point 84 ainsi que jurisprudence citée).

39      Or, bien que développée dans le cadre de la contestation des décisions de la Commission arrêtées au titre de l’article 23, paragraphe 2, du règlement no 1/2003, la présomption d’influence déterminante et de responsabilité de la société mère peut aussi trouver à s’appliquer dans le cas d’une demande d’une personne physique ou morale qui allègue avoir subi un préjudice en raison de la participation d’une société à une infraction aux règles de concurrence du droit de l’Union, formée contre une autre société qui détient la totalité ou la quasi-totalité du capital de la première.

40      En effet, la Cour a jugé que la notion d’« entreprise », au sens des règles de concurrence du droit de l’Union, qui constitue une notion autonome de ce droit, ne saurait avoir une portée différente dans le contexte de l’imposition, par la Commission, d’amendes au titre de l’article 23, paragraphe 2, du règlement no 1/2003 et dans celui des actions en dommages et intérêts pour violation des règles de concurrence de l’Union (arrêt du 6 octobre 2021, Sumal, C‑882/19, EU:C:2021:800, point 38).

41      Il convient de relever, en second lieu, qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour que, au stade de la vérification de la compétence internationale, la juridiction saisie n’apprécie ni la recevabilité ni le bien-fondé de la demande, mais identifie uniquement les points de rattachement avec l’État du for justifiant sa compétence en vertu de l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012.

42      Cela étant et s’il est vrai que le règlement n1215/2012 ne précise pas explicitement l’étendue des obligations de contrôle qui incombent aux juridictions nationales lors de la vérification de leur compétence internationale, s’agissant d’un aspect du droit procédural interne que ce règlement n’a pas pour objet d’unifier, la Cour n’en a pas moins jugé que l’application des règles pertinentes du droit procédural interne ne doit pas porter atteinte à l’effet utile dudit règlement. Or, alors même que l’objectif de sécurité juridique exige que le juge national saisi puisse aisément se prononcer sur sa propre compétence sans être contraint de statuer sur l’affaire au fond, une obligation de procéder, déjà à ce stade de la procédure, à une administration détaillée de la preuve en ce qui concerne les éléments de fait pertinents relatifs tant à la compétence qu’au fond risquerait de préjuger l’examen du bien‑fondé de celui-ci (voir, en ce sens, arrêt du 28 janvier 2015, Kolassa, C‑375/13, EU:C:2015:37, points 61 à 63 et jurisprudence citée).

43      En outre, la Cour a également précisé que tant l’objectif d’une bonne administration de la justice que le respect dû à l’autonomie du juge dans l’exercice de ses fonctions exigent que la juridiction saisie puisse examiner sa compétence internationale à la lumière de toutes les informations dont elle dispose, y compris, le cas échéant, de celles fournies par le défendeur (voir, en ce sens, arrêts du 28 janvier 2015, Kolassa, C‑375/13, EU:C:2015:37, point 64, et du 16 juin 2016, Universal Music International Holding, C‑12/15, EU:C:2016:449, point 45).

44      À cet égard, s’agissant de l’existence d’un lien de connexité, seront ainsi pertinentes les informations visant à établir que la requête a bien pour objet une même situation de fait et, le cas échéant, de droit. Partant, cette juridiction peut considérer comme établies, afin d’établir un lien de connexité, les allégations pertinentes du demandeur quant aux conditions de la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle formulées dans ses demandes (voir, par analogie, arrêt du 16 juin 2016, Universal Music International Holding, C‑12/15, EU:C:2016:449, point 44 et jurisprudence citée)

45      Par conséquent, dans une situation telle que celle de l’affaire au principal, la juridiction saisie peut se limiter à vérifier qu’il n’est pas exclu a priori qu’une influence déterminante de la société mère à l’égard de la filiale ait existé pour qu’elle puisse se déclarer compétente pour autant que le droit national le permet.

46      Tel sera le cas si la partie requérante fait état de la présomption d’influence déterminante et de responsabilité de la société mère. Toutefois, la vérification de l’absence de caractère artificiel de la demande dirigée contre la société mère, dont le domicile justifie la compétence de la juridiction saisie, suppose que les parties défenderesses soient en mesure de se prévaloir d’indices probants suggérant soit que la société mère ne détenait pas directement ou indirectement la totalité ou la quasi-totalité du capital de sa filiale, soit que cette présomption devrait néanmoins être renversée.

47      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que l’article 8, point 1, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que, en cas de demandes tendant à ce qu’une société mère et sa filiale soient solidairement condamnées à réparer le préjudice subi en raison de la commission, par la filiale, d’une infraction aux règles de concurrence, la juridiction du domicile de la société mère saisie de ces demandes se fonde, pour établir sa compétence internationale, sur la présomption selon laquelle, lorsqu’une société mère détient directement ou indirectement la totalité ou la quasi-totalité du capital d’une filiale ayant commis une infraction aux règles de concurrence, elle exerce une influence déterminante sur cette filiale, pour autant que les défendeurs ne soient pas privés de la possibilité de se prévaloir d’indices probants suggérant soit que cette société mère ne détenait pas directement ou indirectement la totalité ou la quasi-totalité du capital de ladite filiale, soit que cette présomption devrait néanmoins être renversée.

 Sur les dépens

48      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :

L’article 8, point 1, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale,

doit être interprété en ce sens que :

il ne s’oppose pas à ce que, en cas de demandes tendant à ce qu’une société mère et sa filiale soient solidairement condamnées à réparer le préjudice subi en raison de la commission, par la filiale, d’une infraction aux règles de concurrence, la juridiction du domicile de la société mère saisie de ces demandes se fonde, pour établir sa compétence internationale, sur la présomption selon laquelle, lorsqu’une société mère détient directement ou indirectement la totalité ou la quasi-totalité du capital d’une filiale ayant commis une infraction aux règles de concurrence, elle exerce une influence déterminante sur cette filiale, pour autant que les défendeurs ne soient pas privés de la possibilité de se prévaloir d’indices probants suggérant soit que cette société mère ne détenait pas directement ou indirectement la totalité ou la quasi-totalité du capital de ladite filiale, soit que cette présomption devrait néanmoins être renversée.

Signatures


*      Langue de procédure : le néerlandais.

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